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Full text of "Oeuvres du Seigneur de Cholières"

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OEUVRES 



DE CHOLIÈRES 



OE U V R E s 



DU SEIGNEUR 



DE CHOLIÈRES 

Edition préparée par Ed. Tricotel 

NOTÉS, INDEX ET GLOSSAIRE PAR D. JOUAUST 

PRÉFACE PAR PAUL LACROIX 



TOME SECOND 



LES APRÈS-DINÉES 




PARIS 
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES 

Rue Saint-Honoré, 338 



M D C C C L X X I X 




in9 



^, 



LES 



APRESDISNEES 

DV SEIGNEVR 

DE ChOLIERES. 




A PARIS, 

Chez lean Richer, rue saint lean de 
- Latran, à l'arbre Verdoyant. 



* 1687. 

Avec Privilège dv Roy. 



AUX LISEURS 




E pensez^ débonnaires liseurs, qu'à tort ce 
proverbe roule parmy nous, que qui refuse 
après muse : si vous en doutez, il ne vous 
faut venir que vers rnoy, je vous en estaleray 
une preuve plus claire que le jour : Experte [dit le bon 
homme) crede Robeito. J'ay passé par les piques, pour 
n'avoir bien branslé la pique lors qu'il falloit, et n'avoir 
battu [comme l'on dit) le fer lors qu'il estoit chaud; je me 
suis trouvé de deux selles le cul à terre,. Ma muse avoit 
esclos le frère de ces Apres-disnées, son nom ne peut estre 
ramenteu; son perrain a esté si vilain que, pour s'exempter 
de quelques honnestetez, il a desavoué son filleu, lequel de 
toutes parts j'estoie prié de loger, et bien mieux qu'il n'a 
rencontré. Plusieurs m'offroient leurs logis; mais je me 
faisoie accroire que leur train ne pourroit compatir avec 
la naturelle habitude de mes gayes philosophies, ou que 
quelques uns, n'ayans les yeux bien dessillez de grand 
matin, prophaneroient un si précieux joyau, ou finalement 
que d'autres pourroient idolâtrer après ces conceptions. Je 
nestoie pas en petite peine pour sçavoir bien choisir. Du 
premier coup, je ne pouvoie honnestcment esconduire ceux 
qui m'honoroient de leur semonct, que fais-je? Je veux 



4 AUX LISEURS. 

gouverner de mesnies mon petit Escolier que vous voyez 
qu'on meine ses cousins les enfançons des Muses. Tous 
ceux qui portent le titre de scolarité^ à Paris, nont pas 
demeuré dans des collèges : les uns par faute de moyens, 
les autres par faute de cognoissance, les autres pour mi- 
'gnarder avec plus grande liberté leurs Muses. Pour les 
moyens, je ne pouvoie demeurer en arrière; si j*eusse bien 
pris, cncores en eussé-jc eu d'avantage. Considérez Vequip- 
page qu'il a, vous trouverez (je m'asseure) qu'il y avoit 
dequoy, en un besoin, fonder une douzaine de beaux col- 
lèges pour s'y retirer à rechange par chasque mois de 
l'année. De cognoissance en une matinée, mon petit Esco- 
lier n'en prenoit qu'assez. Il a langue par tout, il est si 
bien cogneu que, dés qu'il marchoit en rue, on le reco- 
gnoissoit, de mesmes qu'on fait le jour à la sortie de 
l'aube matiniere. Ce n'estoit point donc la diversité des 
nations qui me fit perdre envie de le resigner en un collège : 
il s'est de tout temps accommodé à tout. Mais je cognois- 
soie son naturel estre tel que, s'il eust esté resserré dans un 
collège, je le metioie à l'hazafd de crever ou peter (verba 
non fœtent)^ de mesmes que fait une chastaigne mise au 
feu sans estre fendue. Je prevoioie qu'il friperoit la porte, 
et que, si un jour on le menoit mal, il seroit [peut estre) 
bien tel de faire un trou en la nue. Toutes ces considéra- 
tions, et autres irespregnantes, comme pouvez penser, 
firent que je pris délibération le laisser galocher en marti- 
net; je ne vouloie forcer son naturel. Pour cela je ne fus 
hors de soucy. Avez vous jamais veu la caresse et suite 
qu'a un nouveau venu et fraischement esclos qui apporte 
choses nouvelles, non veuës, et qui n'ont accousiumées 
d' estre débitées parmy nous? De mesmes des yeux de l'es- 
prit je prevoyoie qu'à peine mon Escolier mettroit un matin 
le nez à la fenestre qu'il ne faudroit, estant esvenlé, se des 



AUX LISEURS. 5 

baucher^ ou que quelques uns se deplumeroient plus viste 
qu'il neust esté besoin. Tantost je luy voulais donner un 
train de courtisan, tantost l'habit de philosophe. En pn je 
pris resolution de ne plus délayer, et, puis que longa po- 
tatio évacuât scyphos, et le trop pénible chagrin me ron- 
geroit avec le temps la scrmonniere, à quelque pris que ce 
fut, de le loger en une chambre laquelle fût digne de sa 
qualité et représentation. J'en trouvoyede nues, bien aérées, 
belles, chaudes et claires; mais le coust m'en faisoit perdre 
le goust. On me fait cas d'une qui estoit garnie et équipée 
de tout ce qu'il falloit; je fais le marché, je vous y loge 
mon Escolier. A dire la vérité, je pensoie avoir trouvé la 
fève au gasteau, et qu'il n'eilt esté possible mieux rencon- 
trer que j'avoie fait. Le logis estoit beau, tout tapissé. 
Mais quoy? le malheur fut tel que le quart du mois ne fut 
tscoulé que mon Escolier, de grand matin, me vint trouver 
pour me faire sçavoir qu'il ne pouvoit compatir avec le 
maistre du logis duquel il tenoit la chambre. Enquis pour- 
quoy, me paya de ces deux raisons : la première que, 
dés qu'il pensoit se lever de matin à l'accoustumée, son 
hoste luy faisoit dire qu'il eusî à se recoucher, que, quant 
à luy, jamais il ne permettait qu'avant midy on fist régner^ 
la matinée chez luy. De sorte qu'il luy eût esté force, s'il 
eût long temps demeuré là, d'apprendre le mesti^r de dor- 
mir, poltroniser dans le lit, quiter son estude, se dénaturer 
et suivre la piste de son proche apparenté M. Gaulard, 
duquel le seigneur des Accords nous représente un apo- 
phtegme fort gentil, lequel je suis contant coucher icy, 
parce que je trouve qu'il ne vient que fort à propos undi- 
quaque. Advint donc, et n'y a pas long temps, qu'à ce 
monsieur escheut une bonne, forte et riche hoyrie par le 
moyen d'un testament d'un sien oncle, à raison dequoy le 
sieur de Merdois, son bon amy, le voulant gratifier, disoit : 



n AUX LISEURS. 

« Or suSy Monsieur^ vous estes bien heureux : le bien vous 
est venu en dormant. — Ma foy, respondit il, je le croy, 
et m'en doutoie bien, il y a long temps. Voila pourquoy 
fay toujours dormy jusques à sept ou huit heures du 
matin, et dormiray encores à l'avenir un peu d'avantage 
pour voir s'il m'en viendra encores autant. » La seconde 
estoit que, ut invidia est virtuti cornes, et que plusieurs se 
ployent trop aisément aux faux rapports, le sieur Di Casa, 
pour avoir trop preste Vaureilk à son homme de chambre 
ou à quelque autre marran, avoit pris opinion que mon 
Escolier avoit pissé contre le soleil, que l'impression estoit 
si forte quil luy avoit fait porter parole de desloger de 
sa chambre. Du premier coup je ne voulus croire entière- 
ment mon Escolier^ pour ne point flater le de, je pensoic 
qu'il y eut quelque nourrice dépucelée : je prends m.on 
Escolier en main pour l'aller confronter avec son mal gra- 
tieux hosie en sa propre chambre. D'abordée il faisoit 
mine de nous vouloir servir de groin. Toutesfois, parce que 
c'estoit en un vendredi, oit il y avoit double jeune propter 
festum^ pourtant on ne mangeoit du porceau, il fut né- 
cessité nous faire un autre service, lequel fut lardé du mes- 
contantement qu'il avoit contre notre Escolier. Quelques 
traits furent jettez, qui descouvrirent et qu'il y avoit de 
l'ordure en la chambre et que Valliage estoit empesché, 
parce qu'estant de bas or il craignoit la touche. Je le rele- 
vis au moins mal que je voyoie que sa capacité pouvoit 
porter, et, parce que je recognoissoie que quelques oiseaux 
ne peuvent porter la lueur des rayons solaires, je me fis 
entendre qu'il se pouvoit faire que ce monsieur avoit aucu- 
nement occasion de se gruser. Pour éviter plus grandes 
noises et moyenner qu'un chascun peut vivre en paix, et 
afin qu'il ne fut dit que je vouloie remettre la matinée 
après midy, fut accordé entre nous que pour l'advenir 



AUX LISEURS. 7 

mon Escoîier se pourvoirait où il verrait affaire, mais cela 
ne fui sans luy payer ce qu'on luy devait. Voila que c^est 
que de s'adresser en mauvais lieux et que de refuser de si 
beaux partis, pour après esîre i/ mal venu. Si j'eusse esté 
tel que plusieurs, lesquels je ne suis à cognoistre, j'avoie 
bien moyen de faire retenir à quelques uns leur eau; mais 
je n'ay eu jamais le nom de forcer personne, invita Mi- 
verva. Si mon gros, gras, pansart et peu advisé compère 
se chatouille pour se faire rire, et qu^il face tel compte de 
sa chambre qu'on n'y puisse prendre relais par quelques 
matinées, à son commandement , je tu suis fasché que 
d'avoir choisi d'entrée une chambre si tresmal gratieuse à 
mon Escalier. Et, comme j'ay crainte que sa tendre jeU" 
nessi ne luy face perdre cœur, je luy ay incontinent dressé 
le pariy de mon second Escalier, afin que tous deux ils se 
puissent tenir campaignie et giunnis vitiligatorum obsis- 
tere : chien eschaudé craint la cuisine : parce que l'un de 
mes Escaliers ne s'est bien trouvé de la chambre que je luy 
avaye choisi, je mt suis advisé [affectionné liseur) que je 
feraie mieux de leur mettre la bride à l'abandon afin qu'ils 
se pourchassent. S'ils rencontrent mal, ils auront occasion 
de s'en prendre à moy : s'ils font bien, ils le trouveront; 
s'ils font mal, ce seront ils qui auront fait la folie qui la 
boiront. Toutesfais je m'asseure tant de vosîre bénignité 
que tant l'un que l'autre seront receus par vous amsi qu'ils 
méritent. Us ne sont en conclu, comme je desireraie. Tels 
qu'ils sont je les vous présente, avec prière treshumble que 
je vous fais de les recevoir avec aussi grande affection et 
m'^en sçavoir autant de gré qu'il m'a fallu avaler de gouttes 
de vin pendant que ces Apres-disnées se bastissoyent. 
Toutes peines méritent salaire. La pluspart de vous [cray 
je) me feront bien ceste courtoisie : neantmoins, afin que 
personne ne sait abusé et qu'il ne soit dit que vous ayez 



8 AUX LISEURS. 

fait emploite de chat en poche, je suis bien contant^ tant 
ay-je Vame bonne, honneste et généreuse, vous descouvrir 
comment, par qui, quand, à quelle intention et surquoy 
furent dressées ces Apres-disnf.es; à quoy elles vous pour- 
ront servir à tous, tant en gênerai qu'en particulier. Il faut 
(dit-on) cognoistre avant qu'aimer, depeur d'estre surpris : 
il est bien séant que sçachiez d'où c'est que vous vient ce 
qui tombe en vos mains, distinguo par gluc, car c'est par 
le pendant de vos bourses maintesfois. 

Sçachez donc [bénévoles liseurs) que, suivant la protes- 
tation que je vous ay fait, puisnagueres^ par ma Neufvaine 
première, je ne suis jamais à mon aise, sinon lors que je 
vous puis faire toucher au doigt que j'estends mes os, mes 
nerfs et mes veines pour l'utilité, nécessité, honnesteté et 
resjouissance commune. Si je vis encores quelques années, 
vous verrez que je ne suis simple prometteur, ains que, 
sans estre Gascon, je suis plus prompt à exécuter^ in ter- 
minis habilibus, qu'à promettre. Ce suis je qui vous fais 
présent de quelques discours qui ont esté tenus, débattus et 
demeslez entre quelques amis et moy. L'occasion de nostre 
asseniblée fut que, pour ramentevoir la convalescence qui 
m'estoit d'enhaut escheue par le moyen de ma première 
Neufvaine, que je vous ay cy devant communiqué, de jour 
à autre, la plus-grand part de mes amis venoient me visi- 
ter pour me congratuler de Hieureux recouvrement que 
j'avoie fait. Les entreveues n'eurent pas duré deux jours 
que l'on mit sur le bureau la question si on pourroit s'es- 
crimer par conférence. Les uns y tendaient formellement, 
les autres reculoient en arrière le plus poltronnement du 
monde; les autres se portèrent pour neutres. Pour faire 
l'honneste, je n'osoie ny rompre la partie, ni l'échauffer 
autrement. Je m'advise d'un expédient, qu'il seroit bon 
que l'affaire fut décidée par ceux lesquels ne tenaient ny de 



AUX LISEURS. 9 

l'un ny de l'autre. Après que d'un costé et d'autre l'affaire 
fut débattue, par leur advis fut résolu que l'on rentreroit 
en conférence, et que, faisant droit sur la difficulté et in- 
commodité proposée, que les Matinées dévoient estre em- 
ploiées en affaires sérieuses, on pr endroit les Apres-disnées 
pour y vaquer. 

Qui m'eust donné cent mil escus autres que ceux de 
Thoulouse ou de Saint-Marcel, je ne sçay si je fusse esté plus 
aise, pour plusieurs profondes considérations que je ne 
laisse pas à penser à part moy, encores qu'icy je ne les 
couche toutes. Me suffît si je puis vous en donner le plaisir 
de deux. La première, que cela me remettoit devant les 
yeux la glorieuse victoire que j'eus sur ma maladie, puis 
qu'en commémoration d'icelle je voyoie que l'on faisoit 
renoistre ces exercices philosophiques. Qu'on me prenne 
tous les jeux introduits par Vantiquité, on trouvera que la 
pluspart n'ont pris naissance que de la mémoire qu'on 
avoit envie entretenir, dés qu'on estoit venu a chef de quel- 
que hardie et magnifique entreprise. L'autre est qu'en ce 
nous nous monstrions vrais imitateurs et enfans de nos 
devanciers, sur tout de ceux lesquels ont eu l'honneur 
d'avoir le mieux entendu que c'estoit de se bien gouverner, 
régir et policer. Nous lisons du roy d'Arragon Alphonse 
qu' incontinant apres-disner il faisoit venir devant luy l'un 
des plus doctes personnages qui fût en sa Cour, lequel il 
faisoit discourir de quelque matière, disant que par tels 
propos il entendoit faire prendre la réfection à son ame 
tout ainsi qu'il avoit fait à son corps. D'autres, comme 
estoit l'empereur Adrien, vouloient après le repas estre 
recréez par des comédiens, liseurs ou poètes, à celle fin que 
par leur gasouillis et contenance ils fussent regaillardis et 
recréez. De mesmes que l'empereur Néron se faisoit venir 
des joueurs d'instrumens après le repas, lesquels il faisoit 



lO AUX LISEURS. 

toucher pour donner la repue à Vesprit des conviez, aussi 
bien qu'il avoit fait à leurs corps. L'empereur Octavius, 
après qu'il avoit bien traité quelcun, nestimoit point 
pourtant luy avoir fait bonne chère s'il ne luy eût fait voir 
les rares et excellentes peintures qu'il avoit à ceste occasion 
fait serrer et ranger tout exprés en son cabinet. Entre les 
anciens [au rapport d'Alexandre ab Alex.), après avoir 
fait régner le bon temps, c'est-à-dire après avoir beu et 
mangé d'autant, il n'estoit question que de se mettre en 
doctes discours. Mesmes entre les Grecs la coustume estoit 
qu'après les banquets on proposoit des énigmes et diffîcul- 
tez à soudre. Celuy qui en pouvoit venir à bout avoit un 
morceau de chair, au lieu que celuy qui demeuroit en reste 
et ny sçavoit mordre estoit condamné à boire un trait de 
breuvage salé. Delà, paraventure, pourroit bien estre 
venue la coustume^ qui est encores gardée en quelques 
lieux, lors quon veut esprouver la suffisance de quelcun, 
de remettre la partie après disner. Encores adjousteray-je 
un petit mot touchant l'empereur Tibère, lequel se mons- 
troit si bon mesnager de ce qui luy tomboit devant les sens 
que toute la journée sembloit ne luy estre que comme une 
foire où il auroit fait du trafpcet emploite; après le repas, 
il entroit en sa chambre des comptes pour examiner ce qui 
avoit esté passé. De fait, les napes ne faisoient qu'estre 
dressées qu'il reprenoit tout ce qu'il avoit peu recueillir de 
la lecture du jour, et proposoit des questions qui esioient 
débattues de toutes façons, si bien que rien n'y manquait 
que l'espoussette. 

Si ainsi est, et que tant de braves esprits se sont exercez 
à la mesme lice que nous avons, et en un pareil temps, 
vous voyez, liseurs, si nous avons eu occasion d'y prendre 
biscaye. Nous n'y avons pas seulement receu du plaisir, 
ains aussi du proffit. ht, quant à vous, s'il vous plaist 



AUX LISEURS. II 

ensuivre T. Pomponius Atticus, lequel n employait l'apres- 
disnée qu'à lire, je m'asseure que nen jouirez de moindre 
contantement. Ce n'est point l'apres-disnée qu'il faut s'aller 
pourmener, juxta illud : Post prandium sta, post cœnam 
déambula; encores est-il plus séant de passer son temps à 
telles gaillardises j non moins sérieuses que philosophiques, 
que de baguenauder, fesser les dez, jouer au mat, aux 
cartes, etc., ou reposer son humanité. A ce propos, jElian, 
au second livre de son Histoire diverse, remarque que les 
Lacedemoniens estoient si chiches du temps qu'ils ne per- 
mettoient qu'aucun Vemployast soit au pourmener , soit à 
nigauder. De fait, comme on eut un jour rapporté aux 
Ephores que les Deceliens se pourmenoient Vapres-disnée, 
ils leur depescherent quelques uns, qui tres-expressement 
leur inhibèrent ces pourmenades, contre lesquelles je ne suis 
point si criminel qu'à l'exemple des Turcs je voulsisse inter- 
dire le pourmener ou du tout en destourner nos François, 
ainsi que firent certains peuples alendroit des Komains. Je 
suis bien contant de laisser toutes choses en leur entier, et 
laisser couler l'eau son beau cours en bas; mais au chois 
certainement l'apres-disnée je tiendroye que les conférences 
serviraient beaucoup mieux que se pourmener, si on ne les 
voulait reigler à la peripatetique, qui serait retomber tous- 
jours à notre cadence. Puis donques que le pourmener 
d'aprcs-disner est mal sain et défendu aux republiques 
bien policées, que suivant iadvis des médecins il n'est pas 
bon d'estudier profondement après le past, nous ne pou- 
vions, et aussi vous ne sçauriez destiner les heures de vos 
apres-disnées à plus honneste et louable exercice qu'à dis- 
courir, deviser, ou, si vous ne voulez prendre telle peine, 
depeur de vous desseicher le gosier, à entendre philosopher 
la troupe de mes philosophes. Voulez-vous sçavoir le proffit 
que vous en recevrez, c'est que par raison vous verrez que 



12 AUX LISEURS. 

j'ay envie de reigler et policer vostre vie aussi bien que la 
mienne, et vous former et modeler au moule de philo- 
sophie. Il me fascheroit fort de pleiger aucun, si est ce que 
je me promets que bien peu s'esbattront après mes Apres- 
DiSNÉES quincontinant ils n'en retirent du plaisir, de la 
doctrine et de Vutilite. A l'espreuve vous trouverez que la 
realité et l'effet suivront ce que je vous en dis. Tenez, je 
vais vous représenter le dessein de ces discours, à celle fin 
qu'avec plus grande gayeté de cœur vous vous esgayez en 
ces gayes Apres-disnées. 

Premièrement, pour resveiller la compagnie, on a dis- 
puté asçavoir s'il valoit mieux dormir que veiller après 
disner. La décision a esté que le veiller estoit plus gentil, 
mieux séant, de meilleure et plus honneste grâce. Après 
j'ay couché quelques questions, qui ont esté balancées de 
telle façon que je m'asseure que tout homme lequel sçaura 
que c'est de vivre aura dequoy se contanter. Tout ce qui 
pourroit sembler estrange est que la suite des matières 
n'est liée et enchaînée comme il appartiendroit. De moy, 
je l'eusse bien souhaité; mais la qualité des personnes et la 
circonstance du temps ne le permettoient. Tous ceux qui 
demeurent sous un mesmes toit ne hument qu'un air, ne se 
rapportent pas pourtant en tout et par tout pour leurs 
affections, juxta illud : Tôt capita, tôt sensus : autant de 
testes, autant de bonnets. Un chascun a son tour. L'un le 
veut gris, l'autre cherche le verd, et Vautre n'aime que le 
rouge. Mariez ces diversitez ou mettez toutes les testes des 
hommes en un chaperon, et alors on passera que la liai- 
son et connexité devoit s'entretenir icy d'autre sorte qu'elle 
n'a fait. En après, unus idemqiie sol nobis oritur : pour 
cela est-il à dire que tous les jours s' entresuivent bastis et 
composez à mesmes evenemens, qualitez et constitutions? 
Les uns sont froids, les autres chauds; les uns beaux et 



AUX LISEURS. l3 

clairs, les autres sombres, couverts et nuageux. Si telle 
variété est naturellement emprainte es choses célestes, qui 
ont cinq cens millions de fois plus d'arrest, de fermeté et 
d'asseurance que la teste de l'homme, doit-on trouver 
estrange que plusieurs ne s'accordent en un ? Je m'en rap- 
porte à maints chasteaux que nous faisons en Espagne 
pendant qu'on parle avec nous. Il y a plus, que Nature 
se plaist en la variété et nouveauté, sur tout quant ce qui 
est changé ne tient rien ou bien peu du premier, de mesmes 
qu'entre nous autres François la diversité des habits nous 
plaist d'autant plus que celuy que nous avons fait faire 
tout neuf ne sent rien de l'autre que nous avons laissé. 
Voila un homme qui tous les jours changera d'habits, 
mais ils seront tous de mesme estoffe, de mesme façon et 
de mesme couleur : il ne fera pas telle piaffe que le pou- 
pin, mignard et leurré courtisan, lequel n'aura qu'un 
habit à chasque quartier, moyennant qu'il soit tout diffé- 
rent. Nous sommes François, nos humeurs sont françoises, 
nos Apres-disnées ont esté basties à la françoise. On ne 
doit donc s'esbahir qu'estans François nous avons donné 
divers habits à nos Apres-disnées françoises. Suffit que le 
corps soit philosophique , et qu'il puisse agréer et servir au 
public. Jouissez de ce mien labeur, attendans mes Partis 
Amoureux, que je poursuis le plus diligemment au'il m'est 
possible, et vous souvenez que veut la pratique de cest 
axiome : Laetari et bene vivere. 

J'entens la faire revivre tant qu'il me sera possible. Vous 
voyez que j'y bande tous mes nerfs; je vous ay desja donné 
le resveil durant neuf matins : continuant mes coups, je 
veux encores maintenant vous bailler atteinte, mais c'est en 
vray philosophe. Si vous pensiez que ce fût autrement, 
vous vous abuseriez de plus des trois quarts, de la moitié 
et du quart de l'autre quart. Ceux qui ont envie de farcir 



14 AUX LISEURS. 

leur panse et epicuriser ne trouveront icy dequoy gâcher, 
je ne leur presche que le jeusne, la nappe n'y est point 
mise, on ne sçait que c'est du service de table. Prenez donc 
courage, âmes généreuses, resveillez-vous, et employez vos 
apres-disnees à visiter les desrobées de celles qui accom- 
pagnent cest avant-propos ; et, à mon exemple, prenez-moy 
une bonne envie de faire de mesme que moy. Vous ne sçau- 
riez, à tout rompre, vous e.i trouver pis que moy ; je n'ay 
point occasion de m'en mescontanter , je m'en loue, je m'y 
suis pieu, j'en ay de la consolation : faites de mesmes que 
moy, à celle fin que vous soyez comblez de pareil heur que 
moy. Lors que vous verrez une belle engeance que vous 
aurez eslevé sans y penser, le cœur vous surbondira de 
joye : de ma part, Vesperance que j'ay que me croirez le 
méfait desja frétiller sur le costé gauche. Ah! que vous 
serez aises ! Voila un eguillon assez propre, ce me semble, 
pour vous faire prendre le marteau pour battre sur vostre 
enclume de telles Apres-disnées que sont celles que je vous 
communique. Si sa pointe ne semble assez vive, et que 
quelque lascheté vienne à la poltroniser et faire rebouscher, 
si tant est que vous craignez de vous faire paroistre amou- 
reux de vostre immortalité, pour la crainte qu'avez de 
tomber sous la rigueur de quelques brusques, bigerres et 
mal-adroits jugemens, au moins que l'amour du public 
vous face franchir le saut, hazardez-vous et desrouillez un 
peu vos outils^ vous pouvez beaucoup, mais, par faute de 
vous exercer, vous croupissez à demy engourdis. Je sçay 
bien qu'on dira que, tenant ce langage, on me pourra 
rebrouer par cest arrest : Ne sus Minervam doceat; qu'il 
y a des plumes assez délicates, suffisantes et isnelles , 
pour prendre le vol plus haut que je ne leur sçauroie 
monstrer. Je le confesse, voire que je reputeray à 
heur d'apprendre , et si m'advanceray bien de tant 



AUX LISEURS. l5 

qu'il y en a qui ont essayé à gaigner notre rade, mais 
ont trouvé 

Non omnibus datum adiré Corynthum, 

et que quelquesfois il faut descharger le vaisseau avant 
que Von ait outrepassé la mer. Ceux qui peuvent plus ne 
feront que bien, s'ils saquittent de leur devoir. Qui les 
retarde? A quoy s'amusent-ils? à niveler? Les autres qui 
n'ont les aisles si roides sont semons à ce qu'ils s'éver- 
tuent pour, se faisans valoir, w.onsîrer à la postérité 
qu'ils n'ont esté en ce monde créatures inutiles. De toutes 
les façons qu'on voudra le prendre, je demeureray tous- 
jours droit sur mes deux pieds, puis que j'ay tesmoignage 
en moy mesmes que la semonce que je fais part d'une 
syncerité, pureté et cordiale intégrité. En un mot, l'amour 
et affection que je porte à mon pays me garentira de tout 
le reproche qu'on me pourroit donner pour une si hardie 
entreprise qu'est celle à laquelle me lient nies Apres-disnées. 
L'intention est bonne, l'ouvrier ne vise qu'à bien, les 
moyens ne sont que bons : il n'est pas à croire que les 
effets ne participent à la bonté. Goustez à mesmes si nos 
fruits ne sont pas bons. 

AUDENTES FORTUNA JUVAT. 




LES 

APRESDINÉES 



DU 



SEIGNEUR DE CHOLIERES 



APRESDINÉE PREMIERE 



DU VEILLER ET DU DORMIR 



S'il faut dormir rapresdinée, 




ES nappes levées, le S'' rEveillé, 
pour faire l'honneste et monstrer 
qu'il avoit l'esprit gaillard et 
l'œil tendu au bois, s'addressant 
à la compagnie, va dire : « Quoy 
que je n'aye pas mené grande poussière durant le 
disner, Messieurs, peut estre ne treuverez vous 
mauvais que ceste apresdinée se passe à vous 



^%^^ 



l8 DU VEILLER ET DU DORMIR, 

resveiller par un discours commun du veiller et 
du dormir. Je suis bien trompé si ce n'est tou- 
cher droit au poinct et entamer l'affaire par le 
costé qu'il faut. Vous sçavez que nostre delbiera- 
tion commune est desrober tous les plaisirs que 
nous pourrons, et dresser une escole de philoso- 
phie. On a accoustumé de sonner la cloche pour 
resveiller les escoliers. La leçon que nous devons 
avoir est de bien haute liste, il faut avoir l'esprit 
ouvert : voila pourquoy je suis d'avis qu'au préa- 
lable, et avant toute œuvre, nous vuidions cette 
difficulté, à sçavoir s'il faut dormir l'apresdisnée. 
La décision nous rapportera un fruit merveilleux, 
entant que, si le sommeil n'est à propos l'apres- 
disnée, on verra qu'avec tresjuste occasion nous 
nous sommes mis au party des apresdisnées. » Il 
n'y eut pas un de la compaignie qui ne treuva ce 
dessein tresbon, et encores mieux à propos : 
pource un chascun se mit à prester l'oreille, afin 
d'estre esveillé cette apresdisnée. Pour contraire 
et débutant se mit en pied le S^' Patelin, lequel 
promit de tenir le party des dormeurs, et mons- 
trer qu'on se treuve mieux de dormir l'apresdisnée, 
tant par raisons que par exemples. La matière 
mise en délibération, fut permis et à l'un et à l'autre 
de resveiller la compaignie par ce discours : et à 
celle fin que par cy après il n'y advint quelque 
desordre, on dressa un état de ceux qui devroient 



DU VEILLER ET DU DORMIR. IÇ 

prester le colet, bene siquidem geruntur quœ or- 
dine. 

A peine TEveillé eut le loisir d'attendre que 
Tappointement fût prononcé, qu'il va déployer 
une batelée de raisons pour monstrer que le dormir 
ne vault rien après disner. Ses raisons estoient : en 
premier lieu, que la digestion ne se faisoit si com- 
modément du temps du sommeil qu'alors que l'on 
veille ; secondement, que nous en avions l'esprit 
plus lourd, pesant et hebeté lors qu'après le repas 
nous reposions nostre humanité; en troisiesme 
lieu, que ce dormir nous engendroit un monde de 
maladies ; finalement, que c'estoit se bander con- 
tre l'ordre qui en a esté prescrit par Nature. « Je 
parle (dit-il) en françois, et jette mon feu dehors 
(direz-vous) ; mais, s'il vousplaistm'accommoder 
un peu de vos aureilles, vous trouverez que j'ay 
l'halaine assez forte pour soustenir plusieurs chocs. 
A cause de mon nom, et la promptitude de l'es- 
prit que je semble avoir, on pourra me jetter quel- 
que trait d'ecervelé, j'estime que c'est le vray 
moyen de bien discourir, à generalioribus ad spe- 
dalla progredi, de dresser et esbaucher de gros 
en gros le dessein, après le rabotter, polir et fa- 
çonner comme il appartient. Et comme les lon- 
gues paroles n'alongent les jours, ains les dis- 
cours, et nous ennuyent, je m'en vay entrer en 
plus particulière preuve de ce que j'ay mis en avant. 



20 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

Ma première raison ne semble mériter une preuve 
particulière, puis que chascun de nous en a l'ex- 
périence en soy-mesme. Quelquesfois je me suis 
treuvé les yeux ensablez de sommeil l'apres- 
disnée, j'ay voulu complaire à ma sensualité, et 
joiier à la ronfle ; mais je n'estoye point plus tost 
revenu à moy-mesmes pour me resveiller, que je 
trouvoye que mon pauvre estomac, à cause de la 
trop grande abondance d'humeurs, m'avoit laissé 
toutes les viandes indigerées, criies ; je sentoye 
une charge si importune que j'eusse voulu estre 
encores à recommencer : quantos dolores habebam ! 
Par la grâce de Dieu j'estoye assez bien repeu, 
ma cuisine estoit assez bien fournie, le principal 
estoit qu'elle estoit mal cuisinée : le feu n'y avoit 
force ; le sommeil l'humectoit de telle sorte qu'il 
ne pouvoit opérer. Me voila viande de viandes 
crues : je ne suis beste brute pour prendre curée 
crue. 

— Alte icy, seigneur Esveillé, mon amy, va 
dire le S"" Patelin, vous vous eschauffez un petit 
beaucoup en vostre harnois ; par bieu, si on ne 
prend garde à vos affaires, vous estes en danger 
d'avoir du mal. Avez-vous point promis à quel- 
ques marchans de leur faire emploite de fols ? Pour 
en former en haute game vous n'avez moyen plus 
propre que de prescrire perpétua insomnis vigilise 
votum. Tantost vous verrez que je ne vous dy 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 21 

chose qui ne soit trop plus que véritable, et la- 
quelle n'ait esté avérée par la pratique. Or, puis 
que vous estes celuy qui avez commancé à cracher 
vos preuves du resveil, il faut que je les vous face 
ramascher, et par ce moyen vous faire prendre 
l'envie de prendre vostre repos. 

Vous trouvez (dites-vous) le dormir mauvais 
l'apres-disnée, parce que vous sentez que vous ne 
digérez la viande. Premièrement, vous n'estes 
médecin pour en sçavoir juger, et estimez que les 
cruditez stomacales que vous avez proviennent 
du dormir. Consule peritos artis, ils vous chante- 
ront bien autre leçon : peutestre vous apprendront 
ils que c'est une indisposition naturelle qui fait 
avorter la digestion de vostre repeuë ; ou bien 
qu'il y a quelque cacochymie en vous qui vous 
rend contraire et pernicieux ce qui de soy est 
proffitable aux autres. De mesmes que vous en 
voyez aucuns qui, quoy qu'ils ne soient des canes, 
boi-l'eau et ahstemïi, dés qu'ils se treuvent abba- 
tus n'oseroient taster d'une goutte de vin. D'autres 
qui, au fort d'une fièvre ardente, se sont mis à 
humeur du piot, encores qu'auparavant ils en 
eussent fait une fort estroite et scrupuleuse absti- 
nence. Je m'en rapporte au voisin de la Made- 
laine. Si ainsi est que le vin proffite aux uns et 
nuise aux autres, il se pourra bien faire que le 
dormir vous aura esté contraire, encores qu'il soit 



22 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

sain et nécessaire à plusieurs. Si vous me vouliez 
croire, je vous conseilleroye de vous servir des 
moyens qui furent gardez à la guerison panta- 
gruélique. Paradventure pourroit y avoir dans 
vostre corps quelque humeur qui vous causeroit 
cette saugreneuse indigestion. 

Ce qui me fait tenir ce langage est que je 
treuve que les médecins tiennent que le dormir 
sert grandement à la concoction des viandes, et 
se fondent sur deux principales raisons : la pre- 
mière est que la composition de Thomme, durant 
qu'il dort, est toute telle qu'en hyver. On sçait 
qu'en hyver toutes nos parties intérieures et du 
milieu sont plus chaudes qu'en esté, ad centrum 
calor frigore ambiente profligatur. De mesmes, 
lorsque nous sommeillons, le sang se retire au 
dedans, et par conséquent la chaleur naturelle, si 
bien qu'alors la cuisson et digestion se fait mieux 
en nostre cuisine stomachale. La seconde est 
dépendante de la première, prise parleseffets et eve- 
nemens, attenduque nousvoyons, sentonset apper- 
cevons que ceux qui se traitent à ladormitoire,qui 
n'espargnent le dormir à leurs yeux l'apresdisnée, 
qui en un mot se donnent du bon temps, sont 
gras, potelez, replets et forts, au lieu que ces 
âmes damnées, qui dés le matin jusqu'au soir 
ne clignent les yeux, sont hâves, maigres et debif- 
fez comme des pauvres haires. Telle disposition 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 23 

me fait croire que ceux qui jouent à la ronfle 
après disner digèrent leurs viandes. C'est ce que 
dit Hippocrate, liv. 6 Epid. tom. 5, Aphor. lo, 
que le travail et l'exercice sert à la roideur des nerfs 
et à la chair, mais que la viande et le sommeil prof- 
fitent aux entrailles. Galen mesmes, au premier 
livre des Causes des symptômes, remarque fort à 
propos que, pendant que nous dormons, la faculté 
animale se repose, mais que la naturelle est bien 
plus vigoureuse. L'espreuve nous en est journa- 
lière. De fait, il n'y a celuy d'entre nous qui ne 
recognoisse en soy-mesme que, lors qu'il est en 
son sommeil, nature ne laisse à exploiter ses ope- 
rations naturelles. Qui dort (dit-on), il disne. 
C'est un proverbe qui est en la bouche de plusieurs 
et paraventure est entendu de bien peu. De ma 
part, sans pantagrueliser avec les fessepintes, fesses- 
tondues, etc., j'estime qu'il prend pied sur ce que 
le dormir nourrit et engraisse fort. Ce qui me 
conferme en ceste opinion est que j'entens cous- 
tumierement dire aux femmes que les enfans sont 
plus nourris par le dormir que par la viande qu'ils 
prennent. Cela est bien loin de l'indigestion que 
vous alléguez : si le sommeil la causoit, on n'en- 
tretiendroitles enfans au dormir, on ne les y ber- 
seroit, les dormeurs ne se porteroient pas si bien. 
Prenons vostre patron, vous sçavez de quel bois 
il se chauffe, et si vous ne pouvez ignorer qu'il ne 



24 DU VEILLE RET DU DORMIR. 

prenne trois ou quatre heures de repos dés le 
disner jusques au soupper. Je puis bien tesmoi- 
gner l'avoir veu plus de cinq cens fois sans la 
première couche entre des beaux draps tous 
blancs. Et quel homme est-ce ? Dieu sçait s'il se 
porte bien ! 

— Pour réplique, S'' Patelin, va dire le S^ Es- 
veillé, j'ay soubre de moyens pour rabattre la di- 
gestion que vous accrochez au sommeil. Premiè- 
rement, les appiehensions que vous avez de de- 
venir fol par trop veiller ne sont propres que pour 
faire peur aux petits enfansdenosmesnies. Asseu- 
rez-vous qu'il n'y a chose plus contraire à la veuë 
qu'un coup de pierre eslancé dans un œil. En 
après, vos deux raisons qu'avez emploie pour le 
renfort de la digestion sont si crues et mal digé- 
rées que je m'esbahis comment cela vous soit 
tombé en vostre aureille de nous les présenter. 
Pour vous monstrer que je ne suis guidé d'un 
esprit de contradiction, je vous passe le rapport 
que faites du sommeil et de l'hyver, mais je vous 
nie à platte cousture que somnus per omnia et in 
omnibus exœquatus sit hyemi, cela à l'exemple de 
nos Rabbi en droict ad l. i de kg. primo. Ma 
négative est fondée sur ce que nous sçavons tre- 
tous, que la nourriture vient de ce qui est au de- 
dans et non point aux bords. La viande n'a pas 
garde de nourrir, si elle n'est cuisinée en l'esto- 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 25 

mac, si bien qu'il faut que la chaleur soit là au 
milieu de la cheminée. On n'a pas accoustumé de 
mettre le pot cuire sur une fenestre. Ainsi, qu'il 
face froid, qu'il face chaud, le feu ne se fait qu'à 
la cheminée, et neanîmoins il semble que vous 
vouliez donner à entendre que la chaleur qui cuit 
nos viandes n'est en vigueur, sinon lors que le 
frimât du sommeil vient à donner sur nous. Je 
recognois véritablement que la chaleur du feu est 
beaucoup plus grande sensiblement et pour mon 
regard en hyver, sur tout lorsqu'il gelé à pierre 
fendant, ^ qu'au mois d'aoust ; mais pource aurez 
vous bien affaire à me faire acroire que le mesme 
soit à garder pour le dormir et le veiller. 

— Vous robinez, S^ l'Esveillé, va dire le S^ Pa- 
telin. Et, encores que de nom soyez esveillé, et 
que par effect ayez les yeux ouverts comme un 
chat qu'on chastre, si dormez vous dans l'ame, et 
en ce ressemblerez vous aux connils, qui dorment 
les yeux ouverts. Je vous soustiens que le rapport 
du sommeil et de i'hyver est tresmal à propos 
débattu par vous, puis que vous ne pouvez nier 
que l'esloignement du soleil est ce qui nous cause 
ces froidures, et, resserrans la chaleur en un, la 
renforcent. Le sommeil nous est comme la nuict 
ou I'hyver: abscessu solis tenebrse accedunt, l'air se 
refroidit. Lors que le sommeil a fait perdre place 
au veiller, les frimats et brouillats s'eslevent, le 

4 



20 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

froid nous fait retirer, ad interiora calor refugit, 
et alors en une heure nostre estomac expedira 
plus de besoigne, comme par despit, qu'il ne fait 
lors qu'il n'a point de contre-barre. 

— Non, non (adjousteleSM'Esveillé), je [ne]me 
paye de ces raisons, puis que je voy que sur l'apres- 
dinéeest la plus grande chaleur du jour, si bien que 
nostre chaleur naturelle n'auroit que faire de se 
resserrer si fort que vous criez. Il y a la chaleur 
de l'air qui entoure et elle qui enfermeroient le 
froid qui y auroit esté attiré par les exhalaisons 
dormitoires. Je pourroie enfoncer d'avantage ce 
discours, si je ne craignoie d'ennuyer la compai- 
gnie par ma prolixité : je veux un peu aller veoir 
vos gras dormeurs, lesquels vous prisez pour la 
graisse qu'ils s'accueillent en dormant. Si le pre- 
nez là, je le quitte, et vous lairray abonder es 
conceptions devostre porchesque sensualité. Faut 
que vous epicuriez et teniez que l'homme ne vit 
sinon pour estre gras : cela est user des transfor- 
mations de Circé sans estre charmeur. Nous ne 
sommes pas voiiez à larder, ainsi que les pourceaux. 
Telle leçon doit estre preschée aux anthropo- 
phages. Vous cognoissez un Principal voisin de 
Marmoustier, le prisez vous d'avantage pour sa 
graisse que nostre doré Pindare François, duquel 
à ce propos je me souviens que le seigneur Pas- 
quier chante ces vers hendecasylabes : 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 2/ 

Auratus meus ille quem videtis, 
Macro corporCj languido, pusillo, 
Jejuna macie et cadaverosùj 
Sed cœlesti animo intcgraque mente, 
Tanto prx reliquis poetis major 
Quanta corpore natus est minori : 
Tarn scit scribere grœcè ut ipsx Athenx 
Non possint magis Atticam referre ; 
Tarn mirus artifex Latii leporis 
Ut ipsum sibi vindicent Latini. 
Quin et protulit ejus offîcina 
Konsardumque gravem, Belumque mollem, 
Quales Gallia vidit ante nullos. 
Quantus ergo sit hinc licet videre : 
Scribunt carmina cseteri poetx, 
Summos at facit hic unus poetas. 

Je VOUS veux battre d'autres raisons; l'expé- 
rience nous apprend qu'une personne grasse n'est 
point si plaisante, gaillarde et à gré qu'une autre 
qui est maigre. C'est la chanson que disoit en 
table la maistresse de l'Œil d'avis, prise, comme 
j'estime, du livre intitulé les Controverses des 
sexes masculin et féminin. Là, l'autheur décon- 
seille ainsi de prendre femme grasse en son 
patois : 

Pareillement ne prenez femme grasse, 
Quelque maintien qu'elle ait et bonne grâce : 
Grand' puanteur au lict vous donnera, 
Car à l'espaule de mouton sentira 
Au faguenas et puanteurs susdites, 
Dont ne prenez telles femmes maudites. 



28 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

— Vous estes un fin homme, par men con- 
science (respond le S^ Patelin), de me penser faire 
peur par ces vers de Tennemy des femmes ; a-il 
traité plus doucement vos maigres ? Escoutez ce 
qu'il en dit : 

Touchant des maigres n'en prenez aussi point, 

Car il est dit, et notez bien ce poinct, 

Que sont trois choses maigres tres-que mauvaises, 

Fastigieuses, toutes plus que punaises : 

C'est à sçavoir la femme, chèvre et l'oye. 

Et qu'est bien pis, je veux que chacun l'oye, 

Disant que c'est morceau si mal duisable 

Qu'il ne convient à manger qu'au seul diable. 

— Ne vous arrestez point, Messieurs, sur cest 
article, vay-je dire, vous n'y ferez que le sang tout 
clair, attendu que ce maistre blasonneur a donné 
attache tant aux grasses qu'aux maigres, et aussi 
qu'en mes Partis amoureux je me suis esbattu à 
débattre ceste magnifique question : si le party 
d'une grasse estplustost à prendre que celuy d'une 
maigre. 

— Soit, respondit le S"" Patelin, je suis content 
de remettre à une autre fois la dispute touchant 
la precellence des grasses et des maigres, mais je 
voudroie sçavoir à quoy et comment vous con- 
cluez. Vous pensez énerver mon argument des 
gras dormeurs, parce que nous ne sommes pour- 
ceaux : je ne suis point rôtisseur ny marchand de 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 29 

lard, pour graisser la porcherie de la façon que 
vous criez. Mais vous changez b mol en b carre, 
et ne prenez pas advis que je puis vous battre 
par vostre propre argument. De fait, qu'on l'exa- 
mine, on trouvera qu'il fait pour moy, en ce que 
maintenant il n'est question de la prérogative qui 
est escheuë aux hommes pour l'ame raisonnable 
dont ils sont douez. Les facultez animales et 
naturelles du pourceau ne sont point autres (hors 
l'individu) que sont celles d'un chacun de nous. 
Que ainsi soit, vous voyez que l'on est repeu, 
nourry et soustenu par les viandes, que si l'homme 
boit et mange, aussi fait le pourceau, que tous deux 
se purgent par l'huis du derrière, que le sommeil 
est aussi bien commun au pourceau qu'à l'homme, 
bref, pour la nature, qu'il y a bien peu à redire 
entre l'homme et le pourceau. Si ainsi est, et que 
le pourceau s'engraisse au dormir, je puis à très- 
juste occasion conclure que le sommeil n'em- 
pesche nostre digestion ; au contraire, qu'il 
l'ayde fort, dont les effets apparaissent par le bien 
porter. 

Voila donc ma digestion qui demeure asseu- 
rée, quoy que vous luy ayez voulu susciter le 
sommeil pour ennemy. Pour retourner à nos 
moutons, il faut que je drachme un peu, par 
manière d'antidote, le second moyen que vous 
avez employé contre nostre sommeil : vous dites 



3o DU VEILLER ET DU DORMIR. 

qu'il rend nos sens plus lourds, grossiers et pe- 
sans. Si vous prenez cela secundum quld et non 
ahsolute, je le vous passeray, c'est à dire que le 
restraigniezà certaines personnes que je cognois, 
lesquelles semblent aux araignes, qui convertissent 
en poison ce qui est autrement destiné à bien. 
Vous hantez tous les jours avec des personnages 
qui n'oseroient boire un trait, si l'eau ne sur- 
montoit le vin de deux tiers et un quart, autre- 
ment il faudroit jouer à la corbette, ou aller in re- 
quiem, ou escorcherà faute de peletierle regnard. 
Pourtant, direz vous que l'usage du vin pur soit 
préjudiciable, qu'il hebete nos sens ? Non usas, at 
abusus nocet. On doit faire mesme jugement du 
sommeil, lequel nous est fort nécessaire et proffi- 
table, toutesfois nuit à ceux qui ont leurs parties 
corporelles démantibulées. Pour un moyne on ne 
laisse pas à faire un abbé : c'est un axiome mona- 
chal, cui con'sentaneum est, qu'on ne doit interdire 
le dormir après disner, parce qu'aucuns s'en treu- 
vent incornifistibulez. 

Or que ce soit en gênerai tout le contraire de 
ce que vous avez proposé contre le sommeil, je 
m'en vay le vous faire si clair qu'un asne y mor- 
droit. Et primo, je vous apprens que par le dor- 
mir le cerveau et les nerfs se délassent en recevant 
lors une huileuse et douce vapeur, qui est leur 
propre nourriture. En après, les esprits, se retirans 



y 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 3l 

vers le cœur, se reschauffent et se purifient, tel- 
lement qu'après que nous sommes esveillez ils en 
deviennent beaucoup plus vigoureux et forts. Lors 
que vous avez besoigné tout du long de la jour- 
née, je vous voudroie bien demander si vous estes 
si gay, soupple et dispos, que quand tout frais vous 
vous rangez à la tasche. Ne faut pas que vous 
estimiez que nostre cerveau ne se lasse, consumi- 
tur annulus usu, et l'arc tousjours bandé en fin se 
rompt. Si vous en doutez, je m'en vay le vous 
monstrer. Prenez donc que nos actions ne sont 
qu'une boutée, saillie et force de nos esprits, qui, 
naissans du feu de la vie, remuent non seulement 
nos membres, ains aussi se joignent à nostre ima- 
gination. Or, pource que les principales parties 
dont nous sommes composez, .comme est le cer- 
veau, les nerfs, le foye et le cœur, sont d'une 
température diverse, il advient que le chaud ou 
le froid, s'estant trop longuement ou trop vive- 
ment attaché à quelque partie de tempérament 
contraire, elle en demeure offensée, comme pour 
avoir eu trop long temps à combattre son ennemy, 
jusques à ce que l'homme y soit toutaccoustumé : 
ce qui se void en ceux qui, pour n'estre coustu - 
miersde s'ahanner en quelque chose, se trouvent 
après comme tous rompus et brisez. La cause de 
cela est que les nerfs, les os et la moelle, qui sont 
froids, après avoir esté eschauffez par l'agitation, 



32 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

venans à se refroidir, tesmoignent assez qu'ils sont 
grevez, et, fleschissans à leur pois mesme, cer- 
chent l'appuy et se roidissent avec peine. Le pa- 
reil advient au cerveau, encor' qu'il ne soit si sen- 
sible, car, estant de sa nature humide et froid, 
après qu'une forte et longue imagination y a attiré 
la chaleur des esprits, il se ressent d'une telle 
émotion; et lors, quelques fois aydé des vapeurs 
qui sont montées après le repas, quelques fois 
par le moyen de la bile froide, laquelle y est atti- 
rée, comme il advient aux hommes melancoliez, 
ou bien affessy de soymesmes, il vient à rechasser 
les esprits contre bas vers le cœur, et, en repre- 
nant sa qualité, reçoit volontiers ce qui est hu- 
mide et froid, le respandant, après s'en estre raf- 
fraischi, sur tous les nerfs, tellement que les filets 
qui tendent les paupières se laschent et les laissent 
tomber sur les yeux; les gros tendons aussi du 
col s'amollissent et ployent au fais de la teste. Ce 
sont les causes de la lassitude, et la manière par 
laquelle le sommeil nous saisit. Si vous prenez 
bien ce que j'entens, vous trouverez que le dor- 
mir, tant s'en faut qu'il nous appesantisse, qu'au 
contraire il nous raffraischit et renouvelle pour 
nous remettre à la besoigne mieux qu'aupara- 
vant. 

Ce qui m^ancre d'avantage en ceste opinion, 
que nostre jugement est subtilisé d'avantage par 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 33 

le sommeil, c'est que je treuve que les plus nota- 
bles apparitions qui nous sont ramenteuës par les 
Escritures sacrées sont advenues pendant le dormir. 
Sainct Paul n'avoit point les yeux ouverts durant 
l'extase de son ravissement; voire mesmes, ainsi 
que l'Histoire Ecclésiastique remarque, il semble 
que Dieu ait expressément choisi le sommeil, à 
celle fin que durant iceluy il fit de choses admi- 
rables. La production de la femme fut lors 
qu'Adam dormoit. Le texte de Moyse y est for- 
mel : Immisit Dominus Deus soporem in Adam^ 
cumque obdormissei, tidit unam de costisejus et re- 
plevit carnem pro ea, c'est à dire : « Le Seigneur 
Dieu fit tomber un somme sur Adam, et, quand il 
fut endormy, il prit une des costes d'iceluy, et 
resserra la chair au lieu d'icelle. » Et, parce que le 
docte du Bartas, au sixiesme jour de sa Semaine, 
a tres-doctement descrit ceste endormie produc- 
tion, je suis bien contant icy vous donner le plaisir 
de ses vers : 

Comme le médecin qui désire trancher 
Quelque membre incurable, avant que d'approcher 
Les glaives impiteux de la part offensée, 
Endort le patient d'une boisson glacée, 
Puis sans nulle douleur, guidé d'usage et d'art. 
Pour sauver l'homme entier, il en coupe une part : 
Le tout-puissant ternit de nostre ayeul la face, 
Verse dedans ses os une mortelle glace, 
Sille ses yeux ardans d'un froid bandeau de fer, 

5 



34 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

Guide presque ses pieds jusqu'au seuil de l'enfer, 
Bref^ si bien engourdit et son corps et son ame- 
Que sa chair sans douleur par ses flancs il entame, 
Qu'il en tire une coste, et va d'elle formant 
La mère des humains, gravant si dextrement 
Tous les beaux traits d'Adam en la coste animée 
Qu'on ne peut discerner l'amant d'avec l'aimée. 

Je ne suis pas grand théologien, il ne m'ap- 
partient pas mettre le nés si avant es Escritures 
divines, je veux rapprocher mes preuves et les 
vous faire toucher au doigt. Prenez moy Fulgose : 
il vous fera veoir de beaux et segnalez exemples 
propres à justifier que Dieu a opéré en plusieurs 
personnages de choses nompareilles durant qu'ils 
estoient allictez au dortoir. Il fait mention de 
Gennadius, médecin carthageois, lequel ne peut 
recevoir l'impression touchant l'immortalité des 
esprits que lors qu'il dormoit. Sainct Augustin 
conferme le mesmes en sa missive à Eradius. Il 
tesmoigne le mesmes du martyr Noël, de l'her- 
mîte d'Egypte Egyption, et de quelques autres. 
Preuve indubitable, ou je ne voy rien, pour jus- 
tifier que, lors que nous dormons, nostre esprit 
est plus à délivre et prest à exploiter quelque chose 
de bien. 

— Certainement, va dire le S^ Esveillé, vous 
estes un grand clerc, et estes sçavant jusqu'aux 
dents ; mais je voudrois bien sçavoir de vous si 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 35 

VOUS estes devenu ainsi docte, jouant à la ronfle. 
Vous avez bien affaire à me le faire croire, attendu 
que vous sçavez que 

Non jacet in molli veneranda scientia lecto. 

Et, quant aux changemens que vous avez cotté 
de Fulgose, merveilles que ne prenez garde que 
ce sont cas extraordinaires, qui ne peuvent estre 
estendus plus outre que la personne qui a esté ho- 
norée et advantagée de tels passedroits, si bien 
qu'encores que j'aime mieux ne le decroire que 
l'aller voir pour le croire, si est ce que casibusspe- 
cialibus générales non eluduntur. 

— Vous en cassez de belles ! réplique le S"" Pa- 
telin. Que direz vous des songes et prognostics 
que nous avons durant le sommeil? Socrates ne 
prévit il pas lors de son repos qu'il seroit maistre 
du divin Platon ? Je m'en rapporte à ce qui nous 
en est appris par les vies des philosophes, où on 
nous fait entendre que Socrates, trois jours aupa- 
ravant que Platon luy fût amené, vit en vision un 
petit cygne qui se remplumoit en son sein et, 
après avoir acquis des aisles, s'en-vola incontinent, 
fredonnant fort mélodieusement, dont le bon 
homme de Socrates estoit en grande peine, ne 
pouvant penser que signifioit telle vision : il de- 
meura en cette perplexité jusques à ce que Platon 
luy fut amené pour estre son disciple, lequel il 



36 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

n'eut plustost veu qu'il declaire au Patrice Ariston 
que son fils Platon estoit celuy duquel il avoit 
songé, qui estoit le cygne, lequel devoit estre paré 
des plumes qu'il prendroit dans son sain, à sça- 
voir de la philosophie qu'il luy enseigna par l'es- 
pace de vingt ans. Expressément j'ay choisi cest 
exemple, parce qu'il est segnalé et contre lequel 
vous ne pouvez emploier reproche aucune. 

En voulez-vous une preuve plus évidente, je 
la vous vay prendre de vostre main, pour la vous 
remettre devant les yeux. Vous avez cogneu ce 
grand chancelier de France, Antoine du Prat, du- 
quel on raconte que tousjours il dormoit, et si 
pour cela ne laissoit d'avoir l'esprit tendu à Faite 
et prompt : dormant, il ne perdoitpas un mot de 
ce qui luy estoit dit. Les estrangers sont tesmoins 
de la vérité que je dis, et sur tout ceux qui, ayans 
par leurs ambassadeurs fait leur remontrance au 
Roy, par la bouche et organe de ce chancelier, 
eurent sur le champ et de poinct en poinct la re- 
solution de ce qu'ils demandoient, outre leur es- 
pérance. L'autre estoit ce digne procureur du Roy, 
Gilles Bourdin, lequel, avoit il disné, se tenoit 
dans une chaire, appuyé sur ses coudes, et vous 
reposoit assez proprement son humanité. Pour- 
tant n'estimez pas que l'audience fut déniée aux 
parties, lesquelles il vous escoutoit patiemment, 
puis leur donnoit fort bonne response sur le fait 



DU VEILLER ET DU DORMIR. Sy 

qu'elles luy avoient proposé, sans broncher ny 
leur faire tort d'une seule syllabe qui eust esté 
prononcée. Le sieur Pasquier luy a, à ceste occa- 
sion, dressé cest epitaphe : 

Seu suhscribere supplici Ubello, 
Seu defendere Kegis acta vellet, 
Volvendisque libris domi vacare, 
Librorum helluo, regius patronus, 
Kegno et munere nobilis forensi, 
Stertebat média patrum corona, 
Stertebatque domi, palamque clamque, 
Nec tempus vacuum, locus vel uUus, 
Quo non sterteret ille, tamque dormiit 
Ut mors hune inopina dormientem 
Interceperitj omnium bonorum 
Magno cum gemitu, altiore damno. 
Mortuum tamen, ô viator, illum 
Tu ne credideris : quid ergo ? verè 
Somno perpetuo quiescet ille. 

— Ce ne sont point contes, Messieurs, vay je 
dire. J'ay familiarité avec un personnage, lequel a 
demeuré fort long temps avec ce M. Bourdin ; il 
m'en a asseuré de choses plus estranges, mesmes 
que, lorsqu'il vouloitchevir à poinct d'une bonne 
affaire, falloit qu'il prist tout bellement son repos. 
Vous sçavez que je suis grand rechercheur et qu'il 
n'est pas aisé de m'en prester une, que je veux 
estre payé sur tout de raison; pource j'ay pris 
plaisir à sonder l'occasion pourquoy, lors que ces 



38 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

Messieurs dormoient, neantmoins leur esprit ne 
laissoit d'estre en action perpétuelle. En fin j'ay 
trouvé que c'estoit pour autant que leur esprit ne 
se lassoit au gré, branle, et à la cadence du corps. 
De fait, c'est une folie de croire que le cerveau 
soit sensible. C'est une négative tenue par tous 
les philosophes, lesquels sont les mieux habillez 
d'entendement. Ce n'est pas que je veuille tenir 
le cerveau tousjours bandé, je sçay qu'il y a du 
relais, duquel le seigneur Bretonnayau en son 
Temple de VAme a tresbien poétisé, parlant de la 
fantasîe. Pource je vous donneray, s'il vous plaist, 
le plaisir de quelques vers qu'il a, à ce propos, 
composé : 

Quand le commun repose, et l'objet empesché 

N'entre plus par le sens, de la vapeur bousché, 

Il ressemble un enfant : ell' a une nourrisse, 

Qui, chantant son do-do, l'endort, afin qu'ell' puisse 

S'aller esbattre seule : ainsi ceste cy sort 

Du corps emmaillotté du frère de la mort. 

Dont, s'escartant de luy, solitaire repense 

En ce qui s'est passé depuis sa cognoissance, 

En ce qu'elle a ouy, de ce qui luy souvient 

Et dedans le miroir que devant elle tient 

Où de jour et de nuict son image remire, 

Des ombres qu'elle y voit les phantosmes retire, 

Qui si confusément s'offrent tous à la fois 

Que ranger ne les peut, ny en faire le chois. 

Et,commeeir en commence,quelqu'autre vient se mettre 

Au devant, l'autre après sur le champ demande estre 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 3g 

Premier expédié; le voulant depescher, 

Une foule en voicy, qui la vient empescher. 

Pour ce imparfaits sont tous, l'un n'aura que la teste 

Et cest autre les pieds, luy manquant tout le reste. 

L'un du corps la moitié aura tant seulement 

Qui point n'aura de bout ny de commancement, etc. 

Ainsi vous voyez que Tassoupissement du 
corps n'engourdit pas le cerveau, qu'il est tous- 
jours aux champs, qu'il chasse; s'il n'e prend à 
tous coups, c'est que la foule est trop grande. 
Car, quant à moy, comme je disois, je ne croy 
pas que le . cerveau soit sensible et se lasse de 
mesme que le corps; cela est plus clair que le. 
jour, que, quant à luy, per se est omnis sensus 
expers; si donques il est sensible, faut que ce soit 
par le moyen des membranes qui le recouvrent et 
envelopent. Or elles ne peuvent recevoir coup 
par la lassitude que où toute la masse du cerveau 
se lasche et affaisse après avoir perdu tous ses 
esprits, ou pour avoir esté desseiché par une forte 
et longue imagination. Icy on ne parle point de 
l'otTuscation des humeurs, qui, quand tout est dit, 
n'est pas contraire à la composition du cerveau : 
car, estant de sa nature humide et froid, il est de 
tant plus aidé qu'il y a plus d'abondance de va- 
peurs humides, grosses et espesses. Voire mais, 
que fay-je? Au lieu que je devroie abréger vos 
discours, il semble que je veuille plustost partiser 



40 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

pour l'un que pour l'autre, et in utramque aurem 
dormire. Je vous prie, seigneur Patelin, pour- 
suivez. 

— C'est bien dit (va il respondre), je suivray 
par ordre, et examineray le troisiesme moyen; 
mais ce sera, s'il vous plaist, après que vous, sei- 
gneur Esveillé, vous serez un peu exprimé 
d'avantage que n'avez fait. Ce n'est pas tout 
d'improperer un monde de maladies au dormir. 
Asserenti probatlonis onus incumbit. 

— Je le veux bien (dit l'Esveillé), et, afin que 
je ne marchande point long temps, je prendray 
l'expérience qui m'apprend, et à vous aussi, que 
les apoplexies, pesanteurs, catarres, et autres ma- 
ladies sont alambiquées au rosaire du sommeil. 
Vous hantez vostre grand voiageur, comment 
est ce qu'il se porte? Vous sçavez que toutes les 
apresdisnées il se jette sur son bahu emmitoufflé 
de toutes façons, et là il vous fait gaillardement 
pose de quelques quatre ou cinq heures. A tous 
coups il est menacé de suffocations, deffaux de 
respirer, courte haleine , et tant d'imperfections 
que, quand au monde il n'y auroit que ce dor- 
meur si mal salarié de son dormir, encores est il 
assez martyrisé. 

— Una hirundo non facit ver (réplique le S*" 
Patelin), non plus que pour un moyne on ne 
laisse à faire un abbé. Tous ceux qui s'escriment 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 41 

du dormir l'apresdisnée ne sont point si mal ap- 
pointez que celuy dont vous entendez parler. A 
sçavoir si le Gespide Jason, pour estre dormeur, 
ne surprend point le dragon? Il n'est ny gout- 
teux, ny apoplectique, il fait la figue à tout tant 
de friquets et eratez, qui ne sçavent pas à moitié 
que c'est qu'ils font. Vous imputez quelques ma- 
ladies au dormir par fausse présomption. Les mé- 
decins, direz vous, le tiennent et l'ont si bien 
sondé : Qiisestio facti est unde jus oritur. Ils pren- 
nent le plus souvent le blanc pour le noir; voire 
ce qui est salutaire, ils dient qu'il est maladif et 
nuisible à la santé. Ne vous souvient il point de 
nostre voisin de Touraine, du conte qu'il nous fît 
à Agen, que, comme il avoit sa femme allictée 
d'une forte et violente fièvre, les médecins luy 
défendirent tresexpressement de donner du vin à 
ceste pauvre fiévreuse : luy, qui avoit plus d'envie 
de la voir en terre qu'en pré, afin d'en estre bien 
tost detrapé, luy fit apporter une grande bouteille 
du plus fort et puissant vin qu'il peut recouvrer, 
et ce sous prétexte que, comme bon mary, il ne 
vouloit esconduire sa chaire espouse de la re- 
queste qu'elle lui faisoit de pouvoir un peu choc- 
quailler. Il faisoit son conte d'estre vefve inconti- 
nent; au rebours se trouva que ce vin lui remit la 
vie au corps. De cela je veux inférer que vos mé- 
decins s'en peuvent faire accroire lors qu'ils char- 

6 



42 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

gent le dormir de quelques maladies qu'il n'en- 
gendre point. Vous parlez des catarrhes, ce sont 
les veilleurs qui en sont héritiers : pituita siqui- 
dem est scholasticorum morhus peculiaris. Ce ne 
sont point dormeurs que les courtisans des Muses. 
Recommencez donc si vous voulez dire vray, et 
apprenez à parler. 

Pour respondre tout d'un coup, je voudroye 
bien que me fissiez ceste amitié que me dire si 
on se treuve plus mal de trop dormir que de trop 
veiller; vous ne pouvez tenir contre le dormir : 
qui dort, il disne. Si doncques le trop veiller est 
plus nuisible que le trop dormir, je puis con- 
clurre in modo et figura que le dormir ne preju- 
dicie point tant que le veiller. Or, que les trop 
grandes veilles nous extasent nostre santé, cela se 
justifie par infinité de tesmoignages. Elles nous 
amaigrissent, elles alangourissent nos forces, elles 
offensent mesmes notre entendement. Je ne parle 
point de ceux qui sont devenus fols par trop 
estudier. Le plus propre moyen pour faire perdre 
le sens à un homme et le faire sortir hors des 
gonds de la raison, c'est l'empescher de dormir. 
Quand vous voyez un malade qui pert son repos, 
aussi tost vous inferez qu'il a le cerveau vuide, 
que son estomac n'a point pris repeuë suffisante; 
si le dormir d'après disné estoit si contraire à la 
santé, presseroit on le malade de manger afin de 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 48 

pouvoir prendre repos, et par ce moyen recou- 
vrer sa santé? Vous faites mine de parler contre 
les dormeurs, et si palpablement on cognoist que 
vous resvez quand vous nous faites le chevet de 
nostre lit si mal à propos que le dormir nous 
malade. 

Or, que les veilles soient grandement dom- 
mageables, il n'y a qu'un mot qui serve et puis la 
fin, je pourroie emmonceler un grand tas de 
preuves. Entre les plus communes est ceste cy 
que les Histoires nous apprennent, que la plus 
grande rigueur qu'on a peu garder alencontre 
d'un ennemy, c'a esté de luy pouvoir empescher 
son dormir. A ce propos, Polybe recite que les 
Carthageois, ayans pris M. Attilius Regulus, luy 
coupperent les paupières, et le veillèrent si fort 
que par trop veiller ils l'entomberent au cercueil 
du dormir mortel. De mesmes Persée, roy de 
Macedone, estant tombé entre les mains du con- 
sul ^mil Paul, ne finit autrement ses jours pré- 
cipitamment que pour avoir esté empesché de 
prendre son repos. 

Je semble à ceux qui descouvrent de leur 
veuë le bord, et me resjoûis de ce que j'ay passé 
par dessus le ventre de trois de vos moyens qu'a- 
vez dressé contre le dormir d'après disné; je 
m'asseure que le quatriesme ne me fera pas peur. 
Afin que je ne vous soye double, comme un asne 



44 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

rouge, je veux bien que vous sçachiez que je ne 
puis comprendre pourquoy vous contrenaturez 
le sommeil d'après disné, vous ne sçauriez pré- 
tendre aucune chose, sinon parce que la nuict, 
estant sombre, nous bousche la veuë, et que la 
clarté du soleil nous semond à la contempler et 
nous en servir. Mais j'ay la response toute preste. 
Premièrement, l'argument que vous prenez n'a 
que la peau, encores tressimplette. Si les ténèbres 
de la nuict nous licentient au dormir, faudroit 
dire qu'il ne faudroit se lever du lict en hyver que 
lors qu'il est jour. Tenant ce langage, vous voila 
l'advocat d'un mien compère du seigneur Gau- 
lard et de maints galebontemps, qui prennent un 
singulier plaisir de dormir la grasse matinée, et 
d'ailleurs ennemy de la santé de plusieurs, les- 
quels, s'ils croyent vostre conseil, dans peu de 
temps serviroient de graisse aux fosses S. Inno- 
cent. Pour suppléer le deffaut de la lumière du 
soleil, ils ne prendroient que du feu : Dat requiem 
somnus; et après me recommande. Peutestre esti- 
mez vous que le dormir d'après disné soit artifi- 
ciel, ou bien qu'il ne soit naturel : je m'en vay 
vous mettre en butte les vignerons et les villa- 
geois de vostre pays, lesquels mideronnent l'apres- 
disnée; voulez vous sçavoir que c'est? Ils se 
jettent bien et beau sur la terre ou ailleurs, et là 
dant fessis requiem artubus : Nature le leur ap- 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 45 

prend. Ce ne sont point douillets qui se patinent 
et drelottent, ils y vont à la bonne foy, le grand 
chemin des vaches. Les autres animaux mesmes 
pratiquent le repos sur le midi, après qu'ils ont 
fourré leur panse. Et après vous direz que le dor- 
mir d'après disner est contre-naturel? Baye, et 
autant pour le brodeur, aut bourdeur. 

— Per fîdem, Messiou, va dire nostre bon 
homme de Gavot en son patois assez proprement 
lourd, je cray que vo avi envie de me faire faire 
dodo to le jor! Per san Pirou, je dormo et dan le 
corp et dan l'arma, resveilli may un pou : vey, se 
vo me groussi plu guère, je dremeray tôt à fay. 
Resveilli may, genti garson avoe ceste mottete. 
Quay, dites quaque ran, etc. » 

Ce maistre pitautvousgaschoit si gorrierement 
ses mottets savoyars qu'il y en eut bien peu de la 
compaignie qui ne pissa dans ses chausses, je 
parle des plus sobres et retenus : car les autres, à 
fine force de rire, les vous conchierent de belle 
fine forte que je n'ose dire. En fin, quand le hola 
du ris fut donné, je voulu renouer la dispute, et^ 
pour coudre le bec à ce maistre Claudin, je tendis 
à ce qu'on quitta le dormir et que l'on se resveilla. 
Le S^ l'Eveillé n'en eut pas voulu tenir deux 
œufs à Pasques rouges, et pource, se servant de 
ceste opportunité, faisoit mine de vouloir donner 
un resveille-matin : « Bien, Messieurs, je vois 



46 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

que maintenant, par la grâce de Dieu, vous avez 
tous les paupières deprises et dechassiées, il faut 
qu'à mon tour je vous monstre que les veilles 
nous rendent et entretiennent plus lestes, dehait 
et dispos que lors que nous sommes brommars, 
assommez de sommeil et engourdis du dormir, 
duquel je ne sçay pourquoy quelques uns ont 
jugé si mal à propos qu'ils l'ont voulu représen- 
ter comme celuy qui nous mettoit à recoy, à l'aise 
et en repos. 

— Je vous prie (va dire le S^' Patelin), ne vous 
enfournez point en ces animadversions, vous n'y 
feriez que le sang tout clair, et trouveriez bien à 
qui parler. Et, afin que tout d'un coup je vous 
ferme la bouche, je m'en vay vous envoyer en 
l'escole du docte du Bartas, lequel, au premier 
de sa Semaine, vous apprendra, sous la louange 
de la nuict, que c'est que vous devez estimer, et 
nous aussi : il est bien fol qui s'oublie, touchant 
le sommeil : 

La nuict est celle là qui charme nos travaux, 
Ensevelit nos soins, donne trefve à nos maux, 
La nuict est celle là qui, de ses ailes sombres, 
Sur le monde muet fait avecques les ombres 
Dégoutter le silence, et couler dans les os 
Des recrus animaux un sommeilleux repos. 
O douce nuict! sans toy, sans toy l'humaine vie 
Ne seroit qu'un enfer, où le chagrin, l'envie^ 
La peine, Pavarice et cent façons de morts 



DU VEILLER ET DU DORMÎR. 47 

Sans fin bouireleroient et nos cœurs et nos corps. 
O nuict! tu vas ostant le masque et la feintise, 
Dont sur l'humain théâtre en vain on se desguise 
Tandis que le jour luit. O nuict aime! par toy 
Sont faits du tout égaux le bouvier et le roy, 
Le pauvre et l'opulent, le Grec et le Barbare, 
Le juge et l'accusé, le sçavant et l'ignare, 
Le maistre et le valet, le difforme et le beau : 
Car, nuict, tu couvres tout de ton obscur manteau. 
Celuy qui, condamné pour quelque énorme vice, 
Recerche sous les monts l'amorce d'avarice. 
Et qui, dans les fourneaux noircy, cuit et recuit 
Le soulphre de nos cœurs, se repose la nuict. 
Celuy qui, tout courbé le long des rives, tire 
Contre le fîl du fleuve un trafiqueur navire. 
Et, fondant tout en eau, remplit les bords de bruit, 
Sur la paille estendu, se repose la nuict; 
Celuy qui, d'une faux maintesfois esmoulue, 
Tond l'honneur bigarré de la plaine velue, 
Se repose la nuict, et dans les bras lassez 
De sa compaigne perd tous les travaux passez. 

— Je croy, quant à moy, S^ Patelin, répliqua 
rEsveillé, que vous estimiez que nous ne sça- 
chions bien que deux et trois font cinq. Vous 
vous faites tort et au seigneur du Bartas, lequel 
j'honore et respecte sur tous les poètes de nostre 
nation. Faites du fin tant que vous voudrez, si 
avez vous affaire à un homme qui n'est un brin 
endormy. J'ay l'œil au bois. Doncques ce docte 
poète, après qu'il a discouru de la façon que vous 
avez dit, voicy qu'il couche consécutivement : 



48 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

Seuls, seuls les nourrissons des neuf doctes pucelles 
Cependant que la nuict, de ses humides ailes, 
Embrasse l'univers, d'un travail gracieux 
Se tracent un chemin pour s'envoler aux cieux, 
Et plus haut que le ciel, d'un vol docte, conduisent 
Sur l'aile de leurs vers les humains qui les lisent. 

Voila vostre dormir équipé de toutes ses fa- 
çons, vous y deviez bien venir pour tordre le nés 
à l'intention d'un si sage escrivain : vous voyez 
quMl seraphise ceux qui ne s'assujettissent à vostre 
beau dormir; si ne faut il pas que je vous laisse 
en si beau chemin, je vous veux donner carrière 
entière, et vous mettre en butte le seigneur de 
l'Escale, dans les Poésies duquel vous trouverez 
qu'il a autresfois donné atteinte à vostre som- 
meil : de fait, après s'estre bersé pour s'y accaser, 
en fin il a trouvé qu'il s'y gastoit les reins, et 
qu^il n'y avoit rien tel que d'avoir les yeux ten- 
dus , ouverts et esveillez. Pource voicy qu'il 

chante : 

« 

Mutanda vox est, Somne, carnifex rerum, 
Kubiginosx inertie penu putre. 
Proies paterque crroris atque terroris, 
Qui somniorum turbulenta dirorum 
Momenta das et ante momtra non visa, 
Maie procax everritor honx famse, 
Imago mortis, morte tetrior dira. 
Namque illa ssevis liberabit à caris, 
Tu, pos\ labores semimortux vitœ, 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 49 

Es harum acerba vena parricidarum. 
Tibi quid imprecemurj impotens lurco, 
Sentina stuprorum, hospes ebriosorum, 
Exul beau cursibus procul cœli? 
Nunquam ut quiescas lassus, et tui oblitus. 

Cela est gratter votre sommeil de la façon qu'il 
faut, et ne se chatouiller point pour se faire rire. 
Je passe par dessus les pollutions nocturnes qui 
se font lors que nous nous ramentevons la jonc- 
tion ou l'attouchement des pièces du sac, manus, 
femora, subucula aut lintea hymeneum plerumque 
excipiunt. Combien de pauvrettes se treuvent sur- 
prises et engagées lors qu'elles sont saisies du 
sommeil? Vous sçavez si je dis vray, et comment 
s'en trouva la damoiselle qui, sans estre nommée, 
n'est que trop connue. Je passeray bien plus 
outre, et diray que les masles mesmement s'y 
trouvent enlassez. Le divin Platon, sur le com- 
mencement du 9. de sa Republique , s^en ouvre 
assez. D'ailleurs je vous apprens que pendant le 
sommeil nous sommes visitez de ces sales cupi- 
ditez lors que nostre partie raisonnable est as- 
soupie, affaissée et endormie, car alors la sensi- 
tive brutale et animale fait ses choux gras, elle 
monte sur ses grans chevaux, quia fœnum habet 
in cornu : elle regimbe, elle gambade, elle fait ses 
jeux, elle frétille nostre chair, elle la roidit, elle 
l'eschauffe, elle l'enflamme, elle attise si fort le 

7 



5o DU VEILLER ET DU DORMIR. 

fourneau de l'appétit qu'elle fait fondre la graisse 
de concupiscence. De fait, c'est alors qu'il n'y a 
chose à quoy elle ne se hazarde, en ce ressem- 
blant à la perdrix, qui, ayant la teste couverte, 
pense qu'on ne la sçauroit descouvrir. De mesmes, 
parce qu'elle a les yeux ensablez de sommeil, il 
luy semble advis que le reste du corps ne luy 
paroist, qu'on ne l'apperçoit, qu'elle peut rafîer 
à couvert, qu'il n'y a aucun qui l'esclaire. De là 
vient qu'elle pera toute honte et vergoigne. 

Ce sont discours philosophiques, et qui peu- 
vent estre vérifiez assez aisément par l'espreuve 
trop ordinaire. Je ne vous veux point mener es 
landes et guerets du paganisme : visitez le bon 
père Loth, et vous verrez si nos affections dor- 
ment lorsque le corps sommeille. Moyse raconte 
au XIX. chap. de Genèse qu'après la retraite que 
Loth fît lors de la destruction de Sodome et Go- 
morrhe, il monta de Segor, et habita en la mon- 
taigne et ses deux filles avec luy dans une ca- 
verne. Là, l'aisnée dit à la plus jeune : « Nostre 
père est ancien, et s'il n'y a aucun en la terre 
pour entrer à nous selon la coustume de toute la 
terre. Vien, et baillons du vin à boire à nostre 
père et couchons avec luy, afin que nous conser- 
vions semence de luy. » Ce qui fut fait, et l'aisnée 
vint et coucha avec son père sans que le bon 
homme l'apperceut ou la sentit quand elle se 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 5l 

coucha ny quand elle se leva. Le lendemain, la 
puisnée passa par telle espreuve avec les mesmes 
circonstances; ainsi elles conceurent toutes deux, 
et l'aisnée enfanta un fils, qui eut à nom Moab, 
et la plus jeune aussi un fils, qui fut appelle Ben- 
ami. 

Histoire tres-veritable, et qui ne peut estre 
contrerolée, laquelle monstre à l'œil que l'opéra- 
tion generative ne sommeille point en nous du- 
rant nostre dormir. Par ainsi vous avez beau 
phantasier tous les repos qu'il vous plaira atta- 
cher au sommeil, c'est une monnoye qui ne se 
prend par deçà, et pourroit, paraventure, ^ervir 
aux gens delà l'eau, et à laquelle je treuve autant 
de nez comme à ces rencontreurs qui veulent re- 
présenter le sommeil en façon d'un garson qui 
endort un lyon; vous voyez que sa furie n'est 
point abbatue, qu'il rugit, qu'il fait de terribles 
mesnages. 

— Par le sang d'une petite puce (va dire le 
S^ Patelin), c'est dommage que vous n'avez nom 
Jocrisse; je croy qu'il vous feroit fort bon veoir 
mener les poules pisser; donnez luy une serviette 
pour se torcher; il a manié de l'empois, ses 
doigts en sont engluez. Aga, frare Piarre, hé Jo- 
belin bridé, il craint de dormir de peur de pisser 
au lict. Tel le mouille qui n'y pisse pas : quelquess 
fois les petits enfans y suent aussi bien que le- 



52 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

grands, et puis hazard sur les balais. Mais, quand 
j'y pense, vous estes grand clerc jusqu'aux dents : 
vous philosophez à la martingale, avec vos distil- 
lations et fontes de graisse alambiquées. Me vou- 
lez vous croire, ne resveillez le chat qui dort, il 
a des ongles et des griffes. Et, quant à Loth, je 
suis bien d'advis que vous le laissiez là où il est, 
car où voudriez insister d'avantage, en un besoin 
je vous payeroie de la mesme response, qui est 
donnée par le seigneur Theodate en la neufiesme 
Matinée, et vous remettroie entre les mains de 
ceux qui ont à vuider de telles diffîcultez théolo- 
gales. 

— Permettez moy, va dire l'Esveillé, faisant 
une pirouette à demie gambette pour se desen- 
dormir le pied, que je débande un peu au resveil 
de l'Aurore, et que je spécifie les commoditez 
que nous apporte le réveil. D'une mesme fron- 
delée je feray deux coups : je donneray sur le cap 
des dormans, endormis ou endormies, et feray 
renaistre l'aube dorée du veiller. 

Tous ceux qui ont les yeux en la teste (je n'es- 
time pas qu'il y ait aucun qui les porte aux pieds) 
demeurent d'accord avec moy que la veille est la 
vraye marque de la vie. Si bien que, quand il n'y 
auroit que ce seul article en gênerai, voila le 
veiller en règne, mon procès est gaigné : senten- 
ciez, juge; il me semble que j'ay soubre de 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 53 

droict. Partant je conclus qu'il ne faut dormir 
l'apresdisnée. 

Pour parvenir à ces fins, j'ay sur tout à prouver 
deux articles : le premier est que la veille est h 
marque de nostre vie; l'autre, que, s'il y a temps 
auquel nous devions nous remuer, c'est l'apres- 
disnée, besoigner, travailler et m swmma monstrer 
par les opérations que nostre teste n'est pas cuite, 
que nos mains ne sont ternies, que nos pieds ne 
sont engourdis, et finalement que nous vivons. 
A la besoigne on recognoist l'ouvrier; ça, que je 
m'escrime. 

Entre ceux qui ont le los d'avoir le mieux ren- 
contré pour la philosophie et théologie scolas- 
tique lors qu'il a esté question de tomber sur le 
commencement de l'estre qu'eutl'homme, unavoce 
dicentes, ont tenu qu'il est plus vray semblable 
que le premier homme ne commença point à 
vivre par le dormir. Ce qu'ils preuvent par des 
considérations fort charnues et qui ont autre 
chose que la peau. En voicy quelques unes : la 
première, que d'autant que la femme est plus à 
rabaisser que n'est l'homme, de tant l'auteur de 
Nature a voulu que l'estre de l'une et de l'autre 
prist source toute différente. La femme fut tirée 
de la coste d'Adam pendant qu'il dormoit : aliud 
in Adam. La seconde, que les naturalistes ont 
observé que le change continuel qui se fait de la 



54 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

substance plus grossière au suc, et du suc au sang, 
et encor de luy en esprits, lesquels animent tous 
nos sens, est la vraye et première action de la vie. 
Et, comme il ne se peut faire que le feu n'agisse 
sur l'humide, aussi est il impossible que la vie 
soit sans mouvement : car aussi ces trois mots : 
vie, mouvement et action, sont presqu'une mesme 
chose. 

— Quand je vous entens ruer si gaîîamment 
sur la subtilité (respond le S'" Patelin, refroignant 
et haussant ses sourcils), je me mescrois de l'opi- 
nion que j'ay de vous en moymesme, et me semble 
que, si estiez un peu plus grand seigneur que 
vous n'estes, vous estes taillé pour vous faire en- 
tendre que Salomon ne mérita point plus estre 
visité par la royne de Saba pour sa grande sa- 
pience que vous pour vos perfections philoso- 
phiques. Gardez de revenir au reconte, et que, 
contant sans vostre hoste, ne faille que contiez 
deux fois. Vous voulez trancher si fort du doc- 
teur subtil que vous y perdez vostre latin : vos 
subtilitez sont si minses qu'elles se subtilisent en 
chose de moindre existence que n'est le vent. 
Sur quoy est ce que vous fondez la diversité de 
la forme dormie ou esveillée en la création de 
l'homme et de la femme : la Terre, de laquelle 
l'homme fut patronné, veilloit. Pauvre homme, 
vous n'entendez les Escritures, aussi ce n'est ma- 



DU VEILLER ET DU DORMIR 55 

tiere de vostre cabale. Venons à Tautre, qui tend 
à monstrer que la vie est en perpétuelle action, 
qui le vous nie? Cela a este vuidé cy dessus. 
Toutesfois, afin que je vous face sentir que j'en 
parle comme il faut, je veux bien m'en ouvrir 
d'avantage et recognoistre que ce qui se meut en 
nous est maintefois tout divers, et, en un mot, 
qu'il y a deux sortes de veilles, l'une quand tout 
est en action, et l'autre lors que l'une des deux 
parties seulement se meut; de sorte que l'action, 
que vous phantasiez en la vie, ne fait aucun tort 
au sommeil, puis que, durant le dormir, nos ope- 
rations vivent. Immo dor miens etiam septem con- 
gios Pyrenœos agit. Jamais nous ne sommes en 
repos, sinon lors que l'ame ne nous bat plus au 
corps. Ce n'est point le discours que je veux 
mettre en jeu, je quitte les functions de nostre 
ame raisonnable, les bestes mesmes dormans sont 
en action, quœ plus minusve recepit. Je le con- 
fesse; mais aussi, si la quantité ou la qualité fai- 
soit tort à la substance, ce seroit à dire que l'ac- 
cident destruiroit celle qui luy donne estre. Je 
crois qu'il vous sembloit que nous n'avions mangé 
de la philosophie, j'en cracheray gros, si je veux, 
comme tous les reaffles de l'an. Advisez à esclair- 
cir l'autre chef de vostre preuve. 

— Çà, çà, j'en suis content (va dire le seigneur 
l'Esveillé); vous ne pouvez me mettre en ny que 



56 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

la vie, laquelle est bien reiglée, doit tenir cest 
ordre, que le matin soit consacré sur tout à 
prières et oraisons : alors l'esprit est plus libre, 
moins esbloûy et captivé. C'est au matin qu'il 
faut vaquer aux choses sainctes : sacra jejune per- 
aguntur. Si vous pouvez nous persuader que 
l'homme peut vivre sans faire aucune chose, ah! 
saincte Dame! je seroie au bout de mon rolet; 
mais aussi par mesmes moyen faudroit que vous 
nous fissiez prenùre à tretous la qualité de moynes : 
desecularisez nous, vous le ferez? vous ne pou- 
vez. Pourquoy donc empescherez vous que nous 
ne veillions après disner? Ou il nous faut travail- 
ler, ou mourir de faim, ou estre moynes, choi- 
sissez l'un de ces trois. Et que me direz vous là 
dessus? 

— Plus que vous ne pensez, respond le S'" Pa- 
tehn. Quel homme estes vous? Je dis qu'il ne 
sera point besoin de despouiller nostre semlante, 
et si ne lairrons à jouer bragardement à la ronfle 
l'apresdisnée. Combien de centaines de millions 
de personnes se contentent de s'acquitter de gros 
en gros du service qui est deu à Dieu, qui pensent 
faire beaucoup et tenir Dieu en reste, s'ils se 
mettent à solemniser le dimanche. Soit, je veux 
que tous les jours nous soyons tendus à nostre 
devoir, pour cela sera il question d'employer 
toute la matinée à prières? Brevis oratio pénétrât 



DU VEILLER ET DU DORMIR. Sy 

cœlos : il n'y a dévotion qui ne se perde à la 
longue. On peut bien servir Dieu et travailler en- 
cores cinq et six heures devant disner. Pourquoy 
donc nous menassez vous de nous rendre moynes ? 
Mais, je vous prie, qu'on examine un peu quel 
fonds il y a en vostre illation : vous nous voulez 
deseculariser, parce que vous entendez que ceux 
qui sont vouez au service sacré ne font autre 
chose que prier Dieu. En ce vous vous abusez 
bien lourdement, tesmoin les prestres de vostre 
pays, qui vous labourent bragardementles champs. 
Plusieurs moynes qui le matin font bien autre 
chose que prier Dieu : ceux qui composent des 
livres vaquent ils aux prières tousjours.? Direz 
vous que Baptiste Mantouan n'ait esté habile 
homme, qu'il n'ait fait aucune chose? Ses œuvres 
le nous tesmoignent treslaborieux, etneantmoins 
il estoit carme. Jugez ainsi d'une infinité d'autres, 
qui ont tresbien recogneu que Testât d'un reli- 
gieux s'estendoit bien d'avantage et plus loin 
qu'à fueilleter son bréviaire et dire son olfice seu- 
lement. Et ainsi, de toutes les façons que vous 
voudrez le prendre, tousjours nous pourrons tra- 
vailler le matin, avec l'exercice du devoir de 
pieté que tout fidèle chrestien doit rendre à la 
majesté divine. 

Si ne vous veux je laisser en si beau chemin : 
car je veux passer bien plus outre, et vous mons- 

8 



58 DU VEILLER ET DU DORMIR. 

trer qu'ayans besoigné le matin, nostre journée 
est faite, de sorte qu'il nous est loisible de dor- 
mir l'apresdisnée, principalement es endroits où 
elle se reigle au my jour. Ne pensez point que 
ce soit une coustume mise en pratique par quel- 
ques sots qui soient mariez au village, le droict 
nous y fait voye. Vous avez ce beau et segnalé 
texte en la loy : Medicus 26, ff. de operis liberto- 
rum. Là, le jurisconsulte Alphenus nous propose 
un fait de fort gcntile grâce, c'est d'un médecin, 
lequel, estant frappé au coin de ses compai- 
gnons, ne prenoit plaisir qu'à gaigner et faire 
valoir ses drogueries. Ce monsieur le médecin 
avoit quelques affranchis, lesquels s'entremenoient 
de regarder ses recipé et secourir les malades par 
quelque façon qui ne sentoit gueres bon à ce 
maistre patron, lequel s'imagina une caprice mu- 
lesque, que sachalandise pourroit decroistre, si le 
monde voyoit que ces affranchis pouvoient aussi 
bien penser les malades que leur patron, ou qu'on 
diroit que, puis que c'estoit une médecine de 
valet, qu'il ne falloit que testonner à demy : qui 
eut esté une dysenterie tresdangereuse. Que fait 
ce grippe-gain? Pour abbaisser les cornes à ses 
affranchis, il tend à ce que, pour le service qu'ils 
luy dévoient, ils eussent à le suivre lors qu'il iroit 
en pratique : de mesmes que vous voyez à Paris 
et ailleurs suivre les mules et les mulets, à qui, 



/ 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 5() 

devinez. Il fut question de sçavoir si c'estoit la 
raison. Voicy que respond Alphenus, que ce 
messer le pouvoit, dummodo libérales opéras ah 
eis exigerety hoc est ut adquiescere eos meridiano 
tempore et valetudinis et honestatis sux rationem 
hahere sineret : qui est à dire que monsieur le pa- 
tron pouvoit avoir ceste queue de ses affranchis, 
moyennant qu'il leur permît de reposer sur le 
midy; si bien qu'encores que l'avarice du méde- 
cin fust telle que, pour attraper l'escu, il ne se 
soucia de perdre le repos du midy, ses affranchis 
ne dévoient porter la peine de l'avarice qui brus- 
loit cest insatiable. 

Conformément à cecy, le jurisconsulte Pom- 
ponius, /. 2, ff, de annuis kg,, nous apprend que 
celuy qui estoit tenu et astraint à donner à un 
autre la corvée ou la besoigne que son esclave 
eût peu faire par un jour, s'il ne l'a envoyé à la 
tasche du grand matin, ains à la sixiesme heure 
du jour, qui est nostre midy (juxta illud Evange- 
lii : nonne sunt duodecim horœ diei?)^ pourtant il 
n'est acquitté et deschargé de son obligation; et, 
pource, voicy le département du jour que fait 
Marcial au 8 epigramme de son quatriesme livre : 

Prima salutantes atque altéra continet hora ; 

Exercet raucos teriia causidicos; 
In quinta varias exercet Koma labores; 

Sexta quies (assis, septima finis erit. 



6o DU VEILLER ET DU DORMIR. 

Comme s'il nous eût voulu apprendre que les 
Romains employoient la matinée de ceste façon : 
c'est que de sept jusques à neuf ils s'entresaluoient 
et se donnoient (ce dit ly contes) le bondi, 
signor; de neuf jusqu'à dix, on plaidoit à l'au- 
dience; de dix jusqu'à onze, les uns prenoient la 
pourmenade, les autres achetoient de l'appétit au 
jeu, les autres s'exerçoient en autres façons; de- 
puis onze heures, on se retiroit pour disner; 
après, on vous reposoit bravement son humanité. 
Et de hait, garson. 

— Et quoy! Messieurs, vay je dire, ne sera ce 
jamais fait? Je croy que qui ne vous diroit hola, 
ne vous deparceleriez de toute ceste relevée. 
Voulez vous que je vous accorde? Vous dites 
tous deux vray, mais c'est avec distinction. Il y a 
des naturels d'hommes qui se treuvent bien de 
dormir l'apresdisner, la complexion des autres ne 
le peut porter. Ce que vous avez proposé, sei- 
gneur Patelin, servira aux supposts du seigneur 
Gaulard, encores qu'il ne daigne se resveiller aux 
fraisches matinées. Et vous, mon Esveillé, vous 
avez plaidé pour moy et tous ceux qui se treuvent 
indisposez du dormir l'apresdisner. Je ne suis 
point de ceux qui voudroient tirer ceste dispute 
plus en longueur, ny d'ailleurs asseoir un juge- 
ment pour en faire et bastir une determinaison 
en forme d'arrest : si est ce que, si mon advis est 



DU VEILLER ET DU DORMIR. 6l 

suivy pour le coup, seigneur l'Esveillé, vous 
l'emporterez. Pour le présent, je ne veux em- 
ployer des raisons et argumens, mais je vous 
diray, mon bon maistre monsieur Patelin, que 
vous estes fort mal fondé, je ne dy point pour 
raison de la subtilité persuasive, sed ratione loci 
et temporis. Vous sçavez que l'entrée de ces con- 
férences n'a esté que sous le commun accord de 
toute la compaignie, qui unanimement a consenty, 
décrété et ordonné qu'on emploieroit des apres- 
disnées à ces passetemps philosophiques. S'il fal- 
loit dormir, il n'y auroit que de la ronfle. Du 
commencement je vous en eusse adverty, mais je 
me suis pensé que, veu la qualité et rang que je 
tiens à présent en ceste assemblée, cela eût esté 
trouvé d'un peu mauvaise grâce et assez difficile 
digestion; mesmement qu'à la première ouver- 
ture je tendois au resserrement. 




APRESDISNÊE IL 



DU MARIAGE. 



S'il vaut mieux nestre marié que de l'estre. 




u lieu que les champions de nostre 
première apresdisnée disputoient des 
privilèges, droits et prérogatives des 
vénérables dormans, ceste seconde 
apresdisnée resveilla toute nostre compaignie 
d'une bien autre façon. Le S^ Rodolphe com- 
mence à ouvrir le jeu sans y penser : le bon 
homme y alloit mieux à la bonne foy qu'un cou- 
peur de bourse. Il vous accoste leS^ Panthaleon, 
qui estoit Pun des fins marchans de la bande, et 
qui, avant que quitter la partie, nous en donna 
de bien vertes. Dés qu'ils ont esventé que le 
pauvre S"^ Rodolphe parloit de prendre party 
avec une fille : 

« Messieurs, dit-il, gaigne sa vie qui pourra; 
voicy ce bon seigneur qui se va au premier jour 



64 DU MARIAGE. 

passer maistre potier; il va faire emploite d'une 
bonne bague qui luy donnera bien tost langue et 
crédit en Cornoûailles. Et, afin que vous co- 
gnoissiez que je ne vous chante que la vérité, je 
vous prie, que luymesmes face le discours de ses 
desseins à l'assemblée. A peine de l'amende, 
vous me direz que j'ay bon nez, et que c'est 
dommage que je ne suis fleuron ou chien de 
chasse, de loin je sentiroye bien où seroit le 
gibier. » 

Si ce bon marchand de Panthaleon avoit bonne 
envie que Rodolphe estalast dequoy pour nous 
employer à rire ceste apresdisnée, la queue, au 
moins la langue fretilloit à Rodolphe, qui bele- 
toit d'aise qu'il avoit en soymesmes de s'estre peu 
imprimer dans son imaginative l'idée nociere. Et 
pource, si tost qu'il vit que l'on ne disoit mot : 

(( Messieurs, va il dire, ce me seroit folie et 
mescognoissance, mais encores plus mal séant, si 
je vous tenoie couvert et caché le grand heur qui 
resjouit l'intérieur de mon ame de ce que j'ay 
peu donner jusques au parc de mariage, au moins 
j'y guigne fort. On me dit que ce n'est marché 
de chevaux, et qu'assez viste j'auray loisir de 
bander au repentir. Je vous cognois, mes amis, 
je vous fais voir dans le cabinet de mon ame. 
Voyez, n'y ay je pas une perle nociere.? Si elle 
m'est proffitable, vous me congratulerez; si elle 



DU MARIAGE. 65 

m'est contraire, faudra que vous m'aidiez à m'en 
dessaisir. Je vous prie, qu'on ne me rue des pan- 
tagruelismes panurgiques à la Rabelesque, cela 
ne serviroit qu'à empirer ma douleur, et, en tout 
cas, on diroit de nous que nous pratiquerions le 
proverbe, qu'après bon vin bon roussin; qu'après 
estre bien saouls et avoir la panse bien pleine, 
nous cracherions de gros mots de gueule à tuer 
chien. 

— Vous avez raison, lui vay je respondre, Sei- 
gneur Rodolphe, et ne pouvons que vostre re- 
queste ne vous soit entérinée ; vous estes un hon- 
neste homme, et qui aimez vostre honneur. Si- 
j'estoie grand docteur, je m'offriroie à vous don- 
ner quelque bon conseil sur ceste vostre entre- 
prise, mais deux occasions m'en empeschent 
principalement : la première est que je ne suis 
légiste, je suis jeune, mal rompu aux affaires, et 
si je ne cognois celle à laquelle voudriez don- 
ner; l'autre que, quoy que je soie nouveau au 
monde, je me souviens avoir ouy dire à l'oncle 
de monsieur le Prévost que, pour s'estre trouvé 
durant sa vie en plus de dix mil traictez et festins 
nociers, il ne pourra estre dit que jamais il ait 
conseillé ou dissuadé à aucun de se marier. La 
raison, disoit il, estoit que, si ceux qui eussent 
pris son advis s'en fussent trouvé mal, il n'y a 
point tant de minutes d'heures en un an qu'il eut 



66 DU MARIAGE. 

receu de maudissons par jour; que, si quelques 
fois il eut bien rencontré, on l'eut voulu faire ma- 
quignon à tous propos; et quelquesfois, ou il 
eut servy de quelque mauvaise monture rosse et 
de pauvre affaire, ou le piqueur qu'il eut baillé, 
parce qu'il n'eut esté entendu au mestier, il eut 
foulé son traquenart, et, qui pis est, il se fut 
gasté luy mesmes. « Pource, me disoit il, mon 
amy, lors qu'on me demandoit mon opinion d'un 
mariage, jamais je ne disoie mot, ains ne faisoie 
que bransler la teste. Que si le mariage ne ve- 
noit à point : « Je te l'avoie bien prédit, respon- 
doie je; s'il estoit heureux: )) « Un tel (disoit on) 
ne l'a aussi empesché. » J'aime mieux pécher en 
omission qu'en commission; mais je vous diray : 
voila Le seigneur Panthaleon, qui est docteur de 
quandoque, allas in utroque, hardy au possible, 
ne craignez pas qu'il ne vous puisse donner quel- 
que bon conseil; il le fera pour l'amour de la 
compaignie, quoy que ce soit contre sa coustume 
de faire des consultations seiches. Ce sera à faire 
à luy remonstrer que ce sera pour enfler ses tomes 
de conseils. » 

Nostre maistre Panthaleon ne demandoit pas 
meilleur pain. 

« Or ça, mon amy (parlant à Rodolphe), j'ay 
bien pris vostre fait, vous parlez de vous marier; 
nous avons icy messer Alexandre ; il faut qu'en 



DU MARIAGE. 67 

vostre présence nous en communiquions par en- 
semble par manière de devis. 

Et bien, Monsieur, sur le champ va il dire au 
docteur Alexandre, voicy le seigneur Rodolphe, 
qui n'est pas en petite peine : vous avez peu en- 
tendre que c'est qu'il a, je vous le deduiray en 
deux mots : Questio juris est, non facti. Depuis 
quelque temps, il a pris fantaisie de se mettre en 
mesnage, uno verbo, de se marier; mais, avant 
qu'entrer en tel train, il desireroit que nous luy 
apprissions s'il y fait seur pour luy, et s'il s'en 
treuvera bien. Je cognois le seigneur Rodolphe 
il y a long temps : il a la teste assez prés du bon- 
net, qui me fait croire que malaisément il se com- 
portera avec une femme, de sorte que je ne seroie 
point de ceux qui le voudroient pousser à se ma- 
rier. Or, voicy les moyens que je me donne par 
la cervelle : le premier que, s'il y a personne qui 
ait l'aureille prime, la teste verte et l'œil au bois, 
c'est le seigneur Rodolphe; il est frappé au coin 
de ses père et mère. Contons, je vous prie, par 
escot, et vous verrez que je ne me mesconte pas. 
Le seigneur Rodolphe mourroit, ou il faudroit 
qu'elle mourut, si elle le faisoit bélier. La femme 
est taquine et avaricieuse, et il veut estre hon- 
neste homme ; la femme ne demande que du bruit, 
et il ne cherche que la paix. Le voila donc tombé 
en desespoir, s'il n'y a que vous qui l'advisiez, 



68 DU MARIAGE. 

OU bien il pourra gentiment et beau se confiner 
en un bel hermitage. » 

Va respondre messer Alexandre : « Ne préci- 
pitons pas les affaires, vous chargez fort les 
pauvres femmes. Allez hardiment à pied : si vous 
faites si pauvre chère aux montures, ne pensez 
pas que par après en trouviez. Et bien, s'il y a eu 
quelques femmes mal advisées, vous inférerez 
que toutes les autres femmes ne vallent rien. C'est 
syllogiser in barbara celarent, à la coquarde. Une 
harondelle ne fait pas, dit on, l'esté, et neant- 
moins, parce qu'il y en a eu (à ce que tenez) qui 
n'ont pas tousjours dormy, vous tascherez à nous 
faire entendre que la meilleure du reste n'a valu 
un niquet. Demeurez là et ne vous bougez, et 
vous verrez que n'estes si avant de la partie que 
vous présumez. 

— Ne pensez point que ma proposition géné- 
rale (réplique, à demy refrongné, le seigneur 
Panthaleon) soit si crue et maigre que vous la 
fantastiquez; je tiens que c'est grandissime mer- 
veille s'il se treuve une seule femme honneste, et 
vous tenez qu'elles sont toutes plus qu'elles ne 
sont. Escoutez ce que nostre bon père Accurse 
nous apprend. En la loy Exhis, ff. de legib., quel 
exemple est ce qu'il produit pour monstrer que 
l'on ne bastit des loix pour les choses qui sont 
rares, ne prend il pas les bonnes femmes, « des- 



DU MARIAGE. 69 

quelles, dit il, n'est ja besoin que l'on ordonne 
quelque sanction, c'est une chose rare et contre 
leur naturel. » Ce que luy mesmes a tresbien 
recogneu sur la loy 2. C. De lis qui ven. et imp,, 
lors qu'il baille ceste raison, pourquoy les femmes 
sont plustost receuës au bénéfice de l'aage que 
les masles, que c'est pourautant que la mauvaise 
herbe croist soudainement. Il y a eu d'autres de 
nos docteurs lesquels ont bien passé plus outre, 
lors qu'ils ont escrit que la femme n'avoit natu- 
rellement aucune bonté et probité, que, si elle 
luy survenoit, c'estoit un surcroist outre-naturel 
et miraculeux. Si ainsi est, vous n'avez occasion 
de dire que mon illation est trop prompte et gé- 
nérale d'un particulier. Au contraire, c'est miracle 
si toutes ne sont vicieuses et pires que je ne les 
vous ay depeinct. Nous pouvons argumenter des 
choses qui sont coustumieres, et qui le plus sou- 
vent sont pratiquées. Vous ne pouvez sine nefario 
scelere retrancher quelque point de l'autorité 
qu'Accurse a entre ceux de nostre robe; moins 
pourriez vous alléguer que le bon homme fut 
mal mené de sa femme : cela seroit jouer au de- 
viner contre ce qui nous est tesmoigné par nos 
mémoires, et si encores ne gaigneriez vous rien, 
puis que, quand il auroit esté mal en femme, si 
n'estoit il si indiscret que, pour marteler la mau- 
vaise teste de la sienne, il se mit à mesdire et 



7Ô DU MARIAGE. 

detracter de tout le reste du sexe. Il estoit trop 
bien appris. Vous luy feriez à ce compte moins 
d'honneur qu'à Socrates, lequel, pour avoir esté 
endosé de la plus despite femme que la terre 
porta onques, ne prit fantasie de mesparler de sa 
mauvaise Xantippe. 

— Voire mais, à vostre advis, respond messer 
Alexandre, combien trouve on de Socrates à la 
douzaine? Comme Xantippe estoit la plus mau- 
vaise femme qu'on eut sceu voir de deux yeux, 
Socrates estoit si froid et patient que ses amis se 
cheuretoient plustost de voir les indignitez de 
ceste diablesse que ce pauvre philosophe donna 
mine qu^il sentit avoir receu quelque coup. Et, 
parce que Socrates avoit la chair dure, qu'il avoit 
bon dos, qu'il portoit tout, vous nous voudrez, 
ne ferez pas.? faire croire que tous les maris sont 
de mesmes. Je ne veux point aller en Italie, 
Espaigne ou Alemaigne; sans bouger de vostre 
Cartier, vous cognoissez nostre capitaine du logis : 
sans aller à la Morée, on le trouvera assez; con- 
tremirez le avec Socrates, vous trouverez qu'il y 
a bien à redire. Sa femme, je le recognois, luy a 
joué de tresmauvais tours, n'a pas esté à sa vie 
qu'elle ne luy ait tendu des embusches; mais de 
s'en-aigrir de la façon qu'il fait contre les femmes, 
les tenir ainsi sur les rangs, qu'en voudriez vous 
dire ? Vous sçavez les exécrations qu'il marmonne 



DU MARIAGE. 7I 

tous les jours contre elles, les belles injures dont 
il les vous coiffe, et que pour ceste occasion il a 
perdu la grâce de nostre bonne dame. Il a pour 
le moins soixante dix ans sur la teste : c'est à 
ceste heure que, si jamais il a peu l'estre, qu'il 
doit estre sage, et neantmoins vous voyez que le 
tort qu'il a receu de sa Perigourdine l'a mis en 
telle altère qu'il ne vous sçauroit dire deux mots 
d'une femme qu'il ne la vous représente comme 
une vilaine, meschante, malheureuse, caron- 
gne, etc. 

— Mais pourquoy (répliqua le seigneur Pan- 
thaleon) mettrons nous plustost Accurse de la 
compaignie de ce mauvais homme de capitaine 
que du rang de Socrates? Tous deux ils estoient 
gens lettrez et philosophes, et vous voulez faire 
sympathiser l'humeur d'un guerrier avec celle 
d'un docteur juriste: je seroie d'avis que vous fis- 
siez monter ce capitaine en chaire; mais ils sont 
tous trois cassez et hors de cartier, mesmes notre 
capitaine ne pose plus de sentinelles, si ce n'est 
au coin d'une cuisine et auprès d'une bouteille. 
Je ne diray pas qu'il radotte; mais vous sçavez 
que le malheur de la guerre est tel que ceux qui 
l'ont hanté, et qui sur tout y ont eu commande- 
ment, estiment que ceux ausquels ils ont affaire 
soient leurs gouges, goujats et telle fretaille. Les 
femmes ne veulent perdre leur rang : si ce capi- 



72 DU MARIAGE. 

taine a la cervelle faite à l'estuvée, sa femme Ta 
à la composte. Or, pour vous oster d'opinion 
qu'Accurse ait esté poussé par quelque sinistre 
affection à coucher par escrit ce que je vous ay 
allégué touchant la mauvaistié des femmes, je 
suis bien contant, moyennant que la compaignie 
ne le trouve pas mauvais, de seconder son dire 
de l'autorité de plusieurs autres grans person- 
nages. Le divin Homère, au deuxiesme de son 
Odyssée, introduit Agamemnon, lequel, parlant 
de la femme, dit que l'on ne sçauroit imaginer 
chose plus ennuieuse et meschante que la femme, 
suivant le proverbe tiré du poète Menandre, que 
la mauvaise femme est le trésor de tous les maux, 
et que là où sont les femmes, les maux ne les 
abandonnent non plus que les puces font les 
chiens. Euripide en sa Medée, et le tragique Se- 
neque en son HippoUte, nous apprennent que les 
femmes ne sçavent que c'est de faire bien; mais 
de brasser quelque meschant tour, elles y sont 
tres-experimentées. 

— Faites moy une amitié, seigneur Pantha- 
leon, va dire messer Alexandre, de ne me ramen- 
tevoir les tesmoignages de ces poètes, car, afin 
que je ne vous cache point ce qui en est, je n'en 
tiens point grand conte. Ils ont leur langue trop 
satyrisée. Sur tout vous me faites icy parade d'un 
fort brave homme qu'Euripide, je dy pour le 



DU MARIAGE. 78 

fait de question, comme si vous estiez à sçavoir 
que Aule Gelie, au quinziesme livre de ses Nuicts 
attiques^ chap. 20, escrit qu'il a esté de tout 
temps fort enverré contre les femmes, soit que 
son farrouche naturel l'estrangea de la compai- 
gnie des femmes, soit que de despit qu'il eut 
d'avoir espousé deux femmes, suivant l'ordon- 
nance du Sénat d'Athènes, ausquelles il ne pou- 
voit fournir, il se soit mis à hayr les femmes si 
fort qu'il n'a peu qu'il ne se soit contredit à soy- 
mesmes. En son Andromache, il tient que ce 
n'est chose honneste qu'un homme ait la charge 
et gouvernement de deux femmes; et neantmoins, 
au rapport de Stobée, il se plaind des loix no- 
cieres, de ce qu'elles ne sont bien establies, parce 
que, pour bien-heurer un homme, il faudroit 
qu'il eut plusieurs femmes, moyennant qu'il eut 
moyen de les nourrir et entretenir. 

— Vous seriez bien aise, messer Alexandre, 
pour cet incident estourdir la matière (répliqua le 
seigneur Panthaleon), et, sous prétexte d'entrer 
en reproches et debatre le tesmoignage d'Euri- 
pides, m'empescher de donner l'atteinte vive que 
j'ay desja commencé sur la mauvaise corne des 
femmes: vous verrez que vous ne ferez pas ce que 
pensez. Puis que n'en voulez qu'à Euripide, je 
vay sauver son tesmoignage, après je vous re- 
trouveray bien. La contradiction que présupposez 



74 DU MARIAGE. 

n'est pas mal-aisée à rabattre. De fait, Euripide 
tenoit que c'estoit un bien grand mal qu'un 
mary eut deux couches, deux femmes et deux 
atteliers. C'estoit bien assez qu'il fut tendu à une 
besoigne; mais, puis que le décret du Sénat fai- 
soit voie à ceste double charge, il croyoit qu'il 
falloit plier le col. Toutesfois, pour soulager 
l'ennuy, la fatigue et l'oppresse, qui sucçoit la 
moelle du corps des plus avigouris, il donne un 
remède qui n'est point impertinent : c'est que 
l'on ait deux femmes, afin que l'on choisisse celle 
qui sera la moins mauvaise pour se jouer avec 
elle, et qu'on laisse là l'autre : si bien qu'encores 
que, si ses souhaits avoient lieu et que son opi- 
nion tint le rang de loy, chasque homme ne deut 
avoir que sa chascune, toutesfois, puis que le 
décret public introduisoit le couple de l'accouple 
féminine pour le masle, il estimoit le mary heu- 
reux qui, obéissant à la loy, forçoit mesmes sa 
nature, mesprisoit ses aises, et fouloit aux pieds 
le soin qu'il devoit avoir de sa famille, laquelle 
ne pouvoit estre qu'en garbuges, quereles et 
noises. Vous tenez qu'il a espousé deux femmes 
ensemblemeni, je vous advertis qu'il a bien esté 
mary de deux femmes, mais c'a esté l'une après 
l'autre (ainsi que le remarque le scholiaste Mos- 
chopule), de mesmes que le fut nostre Socrates, 
lequel en premières noces eut à femme Myrtone, 



DU MARIAGE. j5 

fille d*Aristides, surnommé le Juste, laquelle ne 
luy apporta aucun douaire et de laquelle il eut 
deux fils, à sçavoir Sophronisque et Menexene. 
En secondes noces, il frappa à ceste fausse pièce 
de Xantippe. Pour Tinimitié que vous imposez à 
Euripide contre le sexe femenin, je la pourroie 
vous mettre en ny tout à plat, attendu que je 
treuve qu'Athénée nous le rend fenin et fort 
affoulé de l'amour des femmes; mais je feroie 
entrebattre Athénée avec Suidas et Aule Celle : 
j'aime mieux emploier la response que fit So- 
phocles à un certain personnage, qui luy propo- 
soit le mesmes d'Euripide que vous m'avez fait, 
qu'il hayoit à mort les femmes, (c En ses tragé- 
dies, respondit il, il leur porte véritablement 
quelque dent, pource que les femmes ne sont 
tousjours de mesmes qu'au lict, » qui estoit au- 
tant que si, en bon françois, il eut dit qu'Euri- 
pide estoit fort mal édifié des mauvaistiez et hu- 
meurs dépravées de la femme, encores qu'il prit 
plaisir à les hanter et familiariser ; ou bien nous 
pourrons icy emploier la response que fit le poète 
Philoxene à ceux qui trouvoient mauvais que 
Sophocles eut prisé les femmes, et que luy les 
délava d'une terrible façon. « Sophocles, dit-il, 
a représenté les femmes telles qu'elles devroient 
apparoir, et je les fais voir selon qu'elles se com- 
portent. » Voila Euripide qui est à couvert; re- 



76 DU MARIAGE. 

venons à nos moutons. Vous vous plaignez de 
ce que je vous mets en butte les poètes ; puis 
qu'ils ne vous agréent, il faut que je vous serve 
d'autres mets. Entre les Epistres de S. Hierosme, 
il y en a une de Valeriùs à Ruffin, où il met que 
la bonne femme est aussi rare que le Phœnix, et 
que les essaims des mauvaises sont si pleins et 
fertiles que tout le monde est brouté et essourdé 
du bourdon de ces guespes. A ce doit estre rap- 
portée la response qui fut faite à un qui estoit 
sur les termes de faire le sot (je veux dire saut), 
ainsi que le seigneur Rodolphe, mais ilnesçavoit 
qui luy seroit plus propre, ou une pucelle, ou 
une vefve. On luy dit : E malis multis quod mi- 
nimum est, id minimum malum est. Qui potest 
mulieres vitare vitet, ut quotidie pridie caveat ne 
faciat quod pigeât postridie. Diogenes le cynique, 
ayant veu deux femmes qui se saccottoient aux 
aureilles, « voila, dit-il, un aspic qui emprunte 
du venin de la vipère. » Le Sage, en VEcclesias- 
tique, chap. 25, tient que la malice de la femme 
est plus dangereuse que la poison de la couleuvre 
et du dragon. Salomon, en VEcclesiaste, ch. 7, 
escrit qu'il a trouvé entre mil un homme de bien, 
mais n'a sceu en trouver une bonne entre toutes 
les femmes. Et sainct Hierosme escrit que la 
femme est le chef de tous maux, qu'en la saincte 
Escriture le diable et la pluspart de ses allèche- 



DU MARIAGE. 



77 



mens nous sont représentez et remarquez par la 
femme. Partant Aristippe n'avoit pas mauvaise 
raison de dire, lors qu'on luy reprochoit de ce 
qu'il avoit donné pour femme sa fille à son en- 
nemy : « Que pouvoie je lui donner de pis pour 
bien le tourmenter et le mettre en affaires? » Icy 
je ne vous veux ramentevoir les plaintes qui sont 
dressées par Tertuliien, Origene et quelques 
autres docteurs, sur ce que la femme provoqua 
le père des humains à la transgression du com- 
mandement sacré, vous me renvoieriez aux feuilles 
de figuier; mais voyez de quelles couleurs S. Jean 
à la Bouche d'or la vous descrit : a La femme, 
qu'est ce autre chose que l'ennemie d'amitié, une 
peine inévitable, un m.al nécessaire, une tentation 
et espreuve naturelle, une calamité désirable, un 
danger domestique, une perte délectable ou dé- 
testable, la nature du mal fardée des couleurs du 
bien? » En voulez vous une autre description, 
laquelle aucuns attribuent à Simonides? « La 
femme est le naufrage du mary, la tempeste de la 
maison, le destourbier du repos, la captivité de 
la vie, le dommage journalier, la bataille volon- 
taire, la guerre de grans frais, la beste sauvage 
appellée au banquet, un chagrin accroupy, une 
lyonne embrassant, une scylle parée, un animal 
malicieux. » 

— Ce sont là d'estranges qualitez, seigneur 



78 DU MARIAGE. 

Panthaleon, respondit le docteur Alexandre, les- 
quelles auriez bien affaire à vérifier, si vous en 
estiez pressé. Toutesfois, puis que ne faites que 
les employer d'autruy, faut que je les prenne 
pour mesmes prix que vous les avez. Je ne vous 
demanderay point pourquoy vous appeliez les 
femmes mal nécessaire, parce qu'il y en a en 
ceste compaignie qui vous ont relevé de ceste 
peine en la Guerre des masles contre les femelles. 
Si ne faut il pas que vous m'eschappiez à si bon 
marché, et, puis que je ne puis agir alencontre 
de vous pour vos qualitez, si faut il, ou que vous 
quittiez la partie, ou que vous disiez pourquoy 
vous avez avancé que le seigneur Rodolphe ne 
pouvoit tendre aux femmes pour ces raisons : 
la première, qu'il ne veut porter le bonnet à 
simple corne; la seconde, qu'il veut tailler du 
grand et magnifique; la troisiesme, qu'il mour- 
roit s'il y avoit du brouillis en sa maison, et ainsi 
vous voulez dire que les femmes sont tresmal 
seures pour la desserre, qu'elles sont avaricieuses, 
et qu'elles parsèment un mesnage de quereles. Il 
faut le prouver, ou s'en desdire, ou publier qu'on 
parle à crédit. Voy! que vous estes eschauffé, 
avez vous point aujourdhuy baisé votre Lucrèce? 
Ora pro devoto fœmineo sexu. Ne dites mot jus- 
ques à ce que vous oyez amen, et vous verrez 
beau jeu, si la corde ne rompt. 



DU MARIAGE. 



79 



— Messer Alexandre, va dire le seigneur Pan- 
thaleon, vous pensez, ce croy je, que je manque- 
ray de preuve, j'en ay à revendre plus que vous 
n'en voudrez, mais je veux que vous y touchiez 
au doigt, et, s'il est besoin, que mordiez dedans. 
Je ne vous serviray que de raisons et d'exemples, 
en serez vous pas content? 

J'ay dit que les femmes sont de tresdangereuse 
garde, sur tout pour la serrure; je ne veux point 
icy de tesmoignages des anciens poètes, orateurs 
et philosophes; sondons les raisons de ceste infir- 
mité : trois me suffiront pour le présent. Sainct 
Jean à la Bouche d'or nous donne la première, 
parce que ceste convoitise prend sa source de 
l'oisiveté : de fait, ceux qui sont incessamment 
bandez au travail ne prennent pas le loisir de 
jouer à la beste à deux dos. Or, que la femme 
soit oisive, sédentaire et emploiée à peu de tra- 
vail, cela n'est que par trop évident. La seconde 
est, parce que par l'accouple du masle la femelle 
reçoit un naturel accomplissement, entant que 
la partie naturelle qu'elle a vuide, c'est la ma- 
trice, est tousjours béante jusques à ce qu'elle 
soit remplie : nature ne se plaist au vuide. La 
troisiesme raison est prise des médecins, qui nous 
apprennent que ceux lesquels travaillent fort ne 
sont point si enclins au mestier que ceux qui sont 
lents, posez et retenus : l'expérience nous en est 



8o DU MARIAGE. 

manifeste en ces grosses mistrouilles qui à leur 
mine devroient dévorer cinquante charrettes fer- 
rées; elles sont fioettes à l'enclume. Il y a plu- 
sieurs autres raisons, mais elles sont si grasses 
que je n'ose les faire voir à la compaignie, j'au- 
roie peur de luy faire souslever le cœur. Avez 
vous oublié ce que Balde escrit In rubric. ext. 
de cohab. cleric. et mulier.y que la femme désire 
le masle tout ainsi que la matière se comporte à 
l'endroit de la forme, et que le fer est attiré par 
l'ayman. A vostre advis d'où vient que les ordon- 
nances des empereurs punissent par mort le mary 
adultère, /. quamvis, C. de adult., et la femme 
n'est que recluse en un monastère après avoir eu 
le fouet : auth. hodie, sous le mesme titre des 
Adidteres? N'est ce pas à cause de leur fragilité 
et naturelle inclination? La propre passion de la 
femme c'est la convoitise. 

— Ce sont brides à veaux que ce que vous 
contez, seigneur Panthaleon, répliqua messer 
Alexandre, je vous renvoie à la pratique; mais 
voyons que vous estes un subtil ergoteur, vous 
voulez faire accroire que les femmes prennent 
plaisir qu'on bande les estœufs dans leur trou, 
parce que les loix ne sont point si rigoureuses 
contre elles lors qu'elles le permettent que contre 
les maris. Mais je vous respons que tant nos ju- 
risconsultes anciens que les empereurs se sont 



DU MARIAGE. 8l 

fort rudement ruez sur ces pauvres femmes. Que 
je die vray, il n'estoit pas permis à la femme, en- 
cores qu'elle eut surpris son mary en adultère, de 
l'accuser ou de le tuer, voire de le toucher du fin 
bout du doigt, ainsi que Caton a remarqué en 
son harangue du douaire dans A. Gelle, livre lo, 
chap. 2 3, dont le comique Plaute fait plaindre la 
pauvre Syra en ceste façon : 

Les femmes pour le vray sont bien plus misérables 

Que ne sont les maris, lesquels peuvent mener 

Leurs garses au logis sans en estre punis : 

Les femmes n'oseroient aller se pourmener; 

D'avec elles soudain ils seroient des-unis; 

Hé Dieux ! que ne sont ils reiglez par loix semblables ? 

Pourquoy est ce que la dame qui se sera laissé 
sursaillir à son esclave sera grièvement punie, et 
le seigneur qui s'accouple à celle qui luy est 
esclave, qu'en a il ^ est il recerché ? Ses enfans sont 
avantagez de beaucoup, appert par la loy der- 
nière C. Com. de manum., et par le 4 chap. de la 
nov. 78. Lors que l'empereur Vespasien, dans 
Suétone, establit que la dame qui s'estoit accou- 
plée à son serf fût esclave, assujetit il le seigneur 
à une telle rigueur? Des bayes! La raison de 
ceste diversité est proposée par la glose au para- 
graphe : Si qua cum servo, 12, q. 2, parce que la 
paillardise est plus sale en la femme qu'au mary. 



1 1 



82 DU MARIAGE. 

Mais, puis que ce sont opérations naturelles et 
illégitimes, c'estoit bien la raison que la femme, 
qui naturellement est poussée à ceste naturalité, 
fût plus supportée que le mary, ou que le mary 
y baçide plus fort par sa nature. Ce qui m'entre- 
tient plus en ceste opinion est que n'est pas au 
bon Pétrarque, qui n'en ait voulu dire sa râtelée 
aussi bien que les autres. C'est sans doute, dit-il, 
que le sexe femenin est plus attenu de garder sa 
chasteté que ne sont les masles. En voila de 
belles! Qui est plus à reprendre, ou celle qui na- 
turellement, selon vostre maxime, estant encline 
à faire plaisir, héberge ceux qui pourroient se 
morfondre à l'esgout, ou ceux qui se violentent, 
par manière de dire, pour tendre au larcin qu'ils 
font. Les femmes portent la serrure; naturelle- 
ment elles prennent plaisir que leur nature soit 
parfaite par le remplissement des parties qu'elles 
ont vuides. Les hommes portent la clef : s'ils cro- 
chètent la serrure, ne sont ils pas plustost punis- 
sables que les femmes? 11 faut que vous me pas- 
siez cest article; autrement, si c'estoit un autre 
que vous qui voulût tenir la négative, je luy 
ferois entendre à deux pieds de son nez qu'il ma- 
quignonneroit pour les enfans de la matthe. En 
un mot, vous me pourrez payer par ce que j'ay 
leu dans la Forest nuptiale et les Matinées de vous, 
seigneur de Cholieres, sur la différence qui est 



DU MARIAGE. 83 

du crime de felonnie et des excès du seigneur au 
respect de son vassal : reprenez, je vous prie, 
seigneur Panthaleon , vos preuves, le temps me 
dure que n'ayez fait, car, si j'ay le loisir, je vous 
en donneray de bonnes. 

— Je m'en vay, respond le seigneur Pantha- 
leon, à ceste heure aux exemples de celles qui 
ont esté si safîres d'engouler que j'ay horreur et 
frémis lors qu'elles me reviennent devant les yeux. 
Combien d'eau eut il fallu pour estaindre le bra- 
sier de l'impudique Messaline, femme de l'empe- 
reur Claude, lequel, comme il ne la pouvoit as- 
souvir, estoit aussi encorné d'une estrange façon, 
car elle, prenant l'habit, le nom et la qualité de 
la putain Lycisca, presque toutes les nuits s'en 
alloit au Huleu et Champ-gaillard des bordele- 
ries, et là se prostituoit à tous allans et tous ve- 
nans. Voire estoit elle tellement eshontée qu'elle 
deffioit à ce choc impudique les plus fortes pu- 
tains, qui toute leur vie n'avoient fait que courir 
l'aiguillette, lesquelles à tout coup elle acculoit : 
voire un jour, au rapport de Pline, elle fît quitter 
la partie à une qui avoit le bruit d'estre l'une des 
insatiables du pays, et à ceste fois là ne plia point 
pour vingt cinq sursaillies d'estalons. La Quar- 
tille de Petronius Arbiter se vante que Junon 
l'eut advisée de mauvais œil, si elle eut peu se 
souvenir d'avoir esté pucelle, car, estant petite 



84 DU MARIAGE. 

fillette, elle s'accrochoit avec des petits garson- 
nets, et avec des plus grands à mesure qu'elle 
croissoit en aage. Les deux Jeannes, roynes de 
Naples, méritent bien d'estre en ceste liste, et 
sur tout la seconde, qui ne laissoit eschapper un 
homme ayant beau nés qu'il ne battit à la porte 
de son pucelage perdu. Il y en a eu d'autres qui 
n'ont peu estre retenues par la saincteté naturelle 
d'incestuer. Vous avez les filles de Loth, Myrrha 
ou Cinyra (de laquelle parle Stobée Serm. 62), 
Pelopeia, qui aima impudiquement son père 
Thyeste; Harpalyce, qui brusloit après Clymene, 
son père; Hipodamie, après Œnomae; Procris, 
après Erychthée; Nyctimene, après Epopée, et 
Valérie Tusculanarie, laquelle, au rapport de 
Plutarque en ses Paralelles, chap. 45, fut telle- 
ment énamourée de son père Valere que par les 
menées de sa chambrière elle trouva moyen de le 
faire incestuer avec elle. Ce que le bon homme 
ne descouvrit pas plustost qu'il se fit mourir. 

Si les pères n'ont peu estre exempts des bru- 
tales passions effectuées parleurs filles, les propres 
enfans ont servi mesmes d'estalons à leurs mères. 
Ceste grande royne des Assyriens Semiramis ne 
s'abusa elle pas après son propre fils, Ninus, qui 
en prit un tel desdain qu'il luy fit en achapter la 
réparation par la perte de sa vie? Parisatis fut 
bien plus hardie : car, pour couvrir l'enormité 



DU MARIAGE. 



85 



exécrable de l'inceste qu'elle avoit commis avec 
son Darius, elle voulut qu'il fût doresen avant 
permis riere le ressort du royaume Persan que les 
accouplemens nociers fussent indifferens entre 
les pères, mères et enfans. Peut on pallier l'in- 
ceste d'Agrippine avec Néron, de Cratea avec ce 
Periandre, qui, quoy qu'il fut enroolé entre les 
sept sages de la Grèce, si ne peut il se sauver de 
l'amour incestueuse de sa mère Cratea. 

Les frères ont ils esté exempts des allechemens, 
ou plustost incestes de leurs impudiques sœurs? 
Les amours de Biblis avec son frère Caunus sont 
trop descouvertes par Ovide au 9. de sa Méta- 
morphose. La Romaine Camille ne peut espar- 
gner son propre frère Papyrius ; Canace, son frère 
Macarée; et de nostre temps un personnage qui 
n'a icy point de nom [mémorise defuncti id datur) 
lequel a eu le pucelage de sa propre Margot, 
ainsi appelloit il sa garse-sœur. 

Les belles mères ont eu à si peu de respect la 
couche de leurs maris que leurs propres enfans 
d'autres licts leur ont servy de sursailleurs : Arsi- 
noé, femme de Lysimaque, appella à ce sale 
combat Agathocles ; Demeneta se perdoit de l'af- 
fection dont elle estoit outrée alendroit de Gne- 
mon, fils de son mary Aristippe. Les deshon- 
nestes amours de Phedra à Hipolite, de Gidique 
à Comminius, de Philonome, femme de Cyrnus, 



86 DU MARIAGE. 

à Tennes, et de nostre Limosine, qui nous donna 
le plaisir des Roys, justifient assez de l'inconti- 
nence des femmes. 

Je n'ose parler de celles qui se sont adressées 
tant à leurs gendres qu'aux frères mesmesde leurs 
maris : il faudroit que je disse plus que je n'ay 
envie. Vous voyez le jardin où la pierre est jettée. 
Je vous veux dire choses bien plus estranges, et 
qui vous feront dresser les cheveux en la teste, 
c'est que n'a pas esté aux bestes brutes qu'elles 
n'ayent esté sodomisées par les femmes. Juba, 
Pline et Hygin nous apprennent que Semyramis 
fut tellement esprise de l'amour d'un cheval que 
sa frénésie ne peut passer jusqu'à ce qu'il l'eut 
sursaillie. Volaterran, en sa Philologie, liv. 32, 
chap. 5, remarque qu'en la Toscane, sous le pape 
Pie troisiesme, une fille fut tellement outrée de 
l'amour d'un chien qu'en iîn il l'engrossa d'un 
monstre qui avoit les pattes et aureilles de chien 
et le reste de l'homme. En l'isle de Mendos, 
Strabon et Hérodote certifient que les femmes 
s'accouplent privément et sans difficulté avec les 
boucs. L'horreur du meslange des femmes par 
ensemble me ferme la bouche, pour, quittant 
toutes les sortes prœposterse veneris, vous apprendre, 
que, si je vouloye enfler la partie, je vous feroye 
à vous mesmes dresser les cheveux en la teste. 

— Non non , seigneur Panthaleon, j'ay bon 



DU MARIAGE. 87 

courage quant à moy, va respondre messer 
Alexandre; mais tous ceux qui nous escoutent ne 
sont (peut estre) de mesmes. Je ne vous veux pas 
contrerooler vos exemples, je sçay que les avez 
pris de bon lieu; mais j'ay trois moyens dont je 
vous vay battre. Le premier est que, si les femmes 
ont esté sales et desbordées, les hommes ne sont 
esté plus sobres. Cela est un article, lequel vous 
ne me pouvez nier ny mettre en conteste : la vé- 
rité des histoires vous donneroit sur le nés et 
vous pocheroit les yeux. Le second est que la 
faute est bien plus grande aux hommes qu'aux 
femmes, attendu qu'ils sont establis pour les 
régir, reigler et gouverner; et ils ne sont plus 
sages qu'elles, ils font des fautes aussi lourdes 
que les femmes. Le troisiesme est pour vous rem- 
barrer, et prévenir la response que me pourriez 
faire, que la bouche chancreuse des masles ne 
guérit pas la vérole des femmes, car je soustiens 
que les hommes sont bien plus hardis, plus ar- 
dens et plus violens au choc cupidique que les 
femmes : ce ne sont pas elles qui prient et qui 
forcent. 

— Vous le dites, réplique le seigneur Pantha- 
leon; Salluste, que dit il de la docte Sempronie, 
laquelle estoit si vivement picquée de l'amour du 
masle qu'elle n'attendoit d'estre priée ? Elle estoit 
la suppliante, et tant d'autres qui font le mesmes. 



88 



DU MARIAGE. 



Il est bien vray qu'il y en a plusieurs qui se font 
requérir et courtiser; mais est ce (à vostre opi- 
nion) qu'elles n'ayent bien bonne envie de se re- 
gaillardir? Ou la honte leur fait tenir leur eau, 
crainte qu'elles ont d'estre renvoyées esconduites 
avec autant de pieds de nez, ou bien c'est qu'elles 
ont envie qu'on croye qu'elles y sont, par ma- 
nière de dire, pressées et contraintes ; mais celles 
qui ont la bride abattue et un peu de pied sur les 
masles, asseurcz vous qu'elles secouent bien le 
pochet. Je m'en rapporte à la plainte qu'en faisoit 
le capitaine Giulio des Clonaris de sa donne Me- 
gille. Plustost, disoit il, eut il desconfit cinq cens 
ennemis par la roideur de son bras bressan que 
pouvoir contanter cette goulue, insatiable. Dés 
qu'elle le pouvoit tenir, et que la jonction des 
pièces estoit faite, il ne falloit pas penser qu'elle 
le quittast jusques à ce qu'à force de tirer il ne 
demeura une seule goutte d'ancre au cornet : 
elle vouloit que rien ne restast et que tout fut 
mis dans son sac. Le pauvre Agamemnon de la 
Cru en sçauroit bien que dire; maintesfois, lors 
qu'il eut voulu se reposer ou jouer à beau jeu, 
force luy estoit de bander droict au trou, c'estoit 
le coup de la partie : il falloit obéir aux comman- 
demens de la dame qui l'avoit pris pour second. 
— Vous nous parlez, va dire le seigneur 
Alexandre, des Messalines qui ne pensent qu'aux 



DU MARIAGE. 89 

ramonneurs de cheminées, et vous voudrez dire 
que toutes les femmes sont de mesmes. Il y au- 
roit autant d^apparenceque qui voudroit dire que 
tous les hommes fussent aussi vigoureux que 
Hercules pour dépuceler et engrossir quatre 
vingts tant de filles en une nuict, ou aussi chauds 
que ce Castillan qui fut limité à quatre fois. » 

Comme je vis que ce discours s'eschaufîoit, et 
que tous deux, colerez, surhaussoient leurs voix : 
(( Messieurs, commençay-je à leur dire, ayez pitié 
et respect des femmes : vous avez icy madamoi- 
selle Euthelie et sa cousine madamoiselle Lucrèce ; 
pensez vous qu'au partir d'icy elles seront bien 
édifiées de vos discours? Si vous me croyez et 
voulez me faire plaisir, coupez icy tout court la 
broche à Venus, il y a assez en quoy vous esbat- 
tre, aussi bien avez vous encores beaucoup d'arti- 
cles à dévider. Si vous estendez autant sur chacun 
comme sur cestuy, je m'en vay commander qu'on 
nous apporte icy à souper. 

— Il n'en est de besoin, va dire le seigneur 
Panthaleon,je m'en vay esloigner dutroupunais, 
pour visiter le mesnagement des femmes, et mon- 
trer que ce ne sont que chiches-faces, taquines, 
chipoteuses et avaricieuses, au lieu que l'homme 
veut estre honorable, magnifique et libéral. Cice- 
ron, au premier livre de VInventionj dit que les 
femmes sont avaricieuses. Accurse adjouste le 



90 DU MARIAGE. 

superlatif, qu'elles sont tresavaricieuses. De fait, 
on tient que c'est outre et contre nature, voire 
miracle, si la femme donne quelque chose, parce 
que cela n'advient pas gueres souvent. /. Sed si 
ego in fi. ff. ad Se. Vell. l. Si a sponso, c. de don. 
ante nupt. Aristote mesmes nous tesmoigne que, 
privement et familièrement, l'avarice se festoyé, 
traite et banqueté dans l'ame des vieillards et des 
femmes. Qu'est il besoin de s'arrester en une 
preuve qui est aussi claire que le jour? 

— Seigneur Panthaleon , respondit messer 
Alexandre, je ne vous veux donner la peine d'am- 
plifier ce qu'avez proposé, seulement je vous 
prieray de me faire ce bien que d'adoucir ce mot 
d'avaricieuse : jamais je ne le vous passeray, cela 
escorche mes aureilles; c'est une qualité odieuse, 
qui rendroit les femmes plus misérables que Tan- 
tale et plus mechaniques que le marchand de 
Chios Septice. Maintenant on les appelle bonnes 
mesnageres; et, si le seigneur Rodolphe pouvoit 
estre assorty d'une de ceste qualité, je vous pro- 
mets qu'il ne seroit pas mal party. En un besoin, 
si vous ou luy vouliez faire des renchéris, je vous 
renvoieroye en l'escole de messer Alphonsin 
Barbadique, auquel le seigneur Corneille Contar- 
dini un jour tenoit ce langage, qu'il l'avoit tous- 
jours cogneu fort libéral, neantmoins que sa 
femme luy faisoit perdre, à son bien grand regret. 



DU MARIAGE. 



91 



cest honneur, pour estre si escharse que tresvo- 
lontiers elle voudroit que tout ce qu'elle mange, 
vous, moy et tous ceux qu'elle cognoit, fut len- 
tilles. « Je la tiens telle qu'elle prendroit la peine 
de le ramasser pour en faire, par plusieurs fois, 
nouveaux repas. Je me plains, direz vous, de ce 
qui ne me touche pas; si seroyeje bien aise que, 
comme Dieu vous a eslevé en dignité, vostre mai- 
son reluisit en magnificence pour empescher ce 
qu'on dit de vous, que vous n'estes qu'un pleure- 
pain et vostre femme une chiche-face. Je sçay 
bien qu'on vous fait tort, attendu qu'avez l'ame 
si bonne que détestez toutes ces vieillaqueries; 
par tout je fais resonner que telle taquinerie ne 
vient de vous, que c^est Madona Francisquina ; 
mais on me respond que vous estes le maistre; 
que, s'il y a du desordre, c'est vous qui devez en 
respondre. — Cela est vray, seigneur Corneille, 
mais vous ne dites pas que je ne demande que la 
paix en ma maison . Autresfois j 'ay voulu tout jetter 
par les escuelles, je m'en suis trouvé si mal que 
j'ai perdu toute fantaisie de plus m'en formaliser. 
En parle qui voudra ; s'il estoit en ma place, as- 
seurez vous qu'il trouveroit bien à qui compter. 
Et voulez vous que je vous die? je ne perds rien 
en cela, ma femme est bonne mesnagere, elle serre 
bien tout ce que j'ay, elle fait tout servir, rien ne 
se perd. On la fait escharse, je n'en cognois pas 



92 DU MARIAGE. 

beaucoup qui jettent leur bien par la fenestre; 
que, s'il y a quelques uns qui veulent user de pro- 
digalité, à la fin on se moque d'eux : il vaut mieux 
tenir que quérir. Si ma femme fait mal, ce n'est 
qu'à elle, je ne voudroie pas qu'elle tint tort à au- 
trui, il n'est rien tel que d'en avoir : elle me traitte 
bien, j'ay l'escu en bourse, ou, pour le moins, je 
sçay qu'il est en lieu où il me fait proffît. Pensez 
si j'ay occasion de me mescontanter du bon mes- 
nage de ma femme. » 

— C'est là le langage d'un vilain usurier, mes- 
ser Alexandre, et qui, à ce que je puis appercevoir 
par ces discours, ne se tourmenteroit pas beaucoup 
que sa femme le fît cornard, moyennant qu'elle 
rapportast des escus ou ducats en sa case. Pren- 
driez vous bien le seigneur Rodolphe pour un tel 
homme? Il a le cœur assis en trop bon lieu : et 
ne faut pas que vous croyez que ma présomption 
.soit imaginaire; la preuve y est ordinaire. Se- 
neque, au deuxiesme de ses Declamaisons, dit que 
l'avarice est le fondement de toutes les démarches 
des femmes, la cornardise en est un dépendant 
pour les maris qui ne sçavent en ce tenir assez 
bonne bride à leurs femmes. La pratique nous en 
est donnée tous les jours. En voulez vous un 
exemple, sans nommer personne? Escoutez ces 
vers latins, que vous trouverez, si je ne suis gran- 
dement abusé, dans VHipponax du seigneur Jules 



DU MARIAGE. 9$ 

Cesar de l'Escale, poète et médecin Veronois : 

Dotata Erynnis, absque dote mendicans, 
Non te minus rogabit annulum, arniillam, 
Torquem, nitelam sericam, cicadamque 
Qux fîbulabat Athidas comas morsu. 
Si non dabis, qux node, qux die ringens 
Obmurmurabit ! oblatrabit! Urgebit, 
Aversa cernet, accubabit aversa^ 
Addet minas, minisque, ni caves, facta. 
Cavesve, non cavesve, jam dabit factum. 
Paratum habebit, qui daturus est, mœchum. 
Si quxris unde comparaverit, dicet : 
Avunculus, te rusticum esse cognoscens 
Et cimbicem, suxque neptis osorem, 
Tractationis istius malx pœnas 
Te vult daturum, me tremente, te invito. 

— Vous employez tres-mal, selon mon juge- 
ment, ces vers. Seigneur Panthaleon, répliqua le 
seigneur Alexandre, car le poète ne veut pas là 
donner une attache à l'avarice de la femme, mais 
à celle du mary, qui n'eut receu sur corne s'il eut 
donné à sa femme ce qu'elle luy demandoit, et à 
la trop grande piaffe que vouloit faire ceste mi- 
gnonne qui, pour s'attiffer et parer, eut bien voulu 
despendre tout le bien du mary, voire n'espargna 
sa propre pudicité. 

— A la vérité, messer Alexandre, vous serez 
certainement recevable, respondit le seigneur 
Panthaleon, à proposer ce que répliquez; mais, 



94 DU MARIAGE. 

puis que les femmes ne sont moins frappées de 
l'avance que de l'orgueil, qui les pousse à se po- 
piner de la façon, encores trouverez vous que je 
ne m'esloigne point tant du but que vous criez. 
Et cependant j'emploieray cecy, afin de ne plus 
le redire, que le seigneur Rodolphe, pour ne s'ha- 
bituer en Cornouailles, doit bien se garder de se 
marier : s'il refuse les joyaux, le voila de la con- 
frairie des béliers. S'il fait pennader et courtisanner 
sa femme, voila de la proye qu'il met à l'hazard 
du premier Tiercelet qui aura la griffe forte pour 
l'enlever. 

J'ay le plus mal-aisé en queue, non pas à 
preuver, mais à faire digérer à ceux qui veulent 
prendre le party qui est maintenant cerché par le 
seigneur Rodolphe; voire, quand il n'y auroit 
que ce seul point, j'estime qu'il seroit beaucoup 
-plus expédient à un homme de ne sçavoir ou 
n'avoir sceu que c'est de femme que se veoir 
ainsi misérablement empestré es liens et cordages 
de ces diablesses. Un mary veut vivre en paix, il 
ne cerche que ce soûlas, et voicy une Proserpine, 
une Megere, une Alecto, qui revirera sans dessus 
dessous tout le mesnage. Ce sera une criarde, 
unegrongneuse, une rechignée, une jalouse, une 
rieuse ou une moqueuse : quel contantement aura 
le mary? Il lui faudra avaler les humeurs de sa 
femme doucement, ou bien faire trotter martin 



DU MARIAGE. çS 

baston par la maison, au defîaut que les deux 
poings ne suffisent. 

— N'entrez pas en cest incident, vay-je dire; 
car, à ce que j'ay peu descouvrir, il y en a qui 
s'apprestent pour pourmener un peu les batteurs 
de femmes. 

— He bien ! puis que vous ne voulez, va dire 
le seigneur Panthaleon, qu'on se rue encores sur 
elles, n'entrons pas à la reprimende et guerison 
de la playe ; manifestons quelle est la maladie, et 
quel tintamarre il y a en la maison lors que la 
femme fait ses jeux. 

Que les femmes soient des crieuses et qui par 
leur braillement essourderoient cinq cens milliers 
d'hommes, l'expérience n'en pourra que trop 
rendre sages les incrédules. La foudre et le ton- 
nerre ne font point un tel tintamarre que fait une 
femme lors qu'elle se met sur ses ergots pour ab- 
bayer. Ne vous souvient il point du conte que 
nous fit à ce propos dernièrement le bon Padre 
Marcellin d'un Cretois et d'une Cretoise ? Ce pau- 
vre insulaire se tuoit à travailler pour faire quelque 
chose, afin de gaigner sa pauvre vie et de ses en- 
fans, si n'eut il osé demeurer en la maison : à tous 
propos, il trouvoit sa femme à hurler après Tun, 
tantost après les autres. Quand il vit que ce train 
dura trop, et qu'il commença à s'ennuier, il as- 
sembla ses parens et ceux de sa femme, leur re- 



96 DU MARIAGE. 

monstre qu'il luy estoit impossible de compatir 
au bruit que menoit continuellement sa femme, 
les prioit d'aviser à y remédier. De sa part, s'ils 
le trouvoient bon, il avoit délibéré de faire trans- 
porter ses meubles en un logis bien esloigné de 
sa demeure ordinaire, sans que l'on transmarchast 
ny son lict ny son vin, et entendoit que sa femme 
se tint au logis nouveau tout du long du jour, et 
qu^à mesure qu'on auroit affaire de vin on en allast 
quérir en l'autre logis : sur tout luy deffendoit 
qu'elle n'entrast point en ses vignes. Qui furent 
bien esbahis, ce furent les parens tant d'un costé 
que d'autre, qui voulurent sçavoir de luy l'occa- 
sion d'un si nouveau et estrange remuemesnage. 
Il ne se fît pas gueres prier à la leur communiquer. 
« Mes bons amis, dit il, je ne veux permettre que 
ma femme soit auprès de mes vins, ny qu'elle 
mette le pied dans nos vignes, parce que je sçay 
que le bruit du tonnerre fait souvent tourner les 
vins. Le tonnerre ne m'a onques, par la grâce de 
Dieu, encores fait de mal, voire ne m'a point esté 
si ennuyeux que sont les criailleries de ceste mau- 
vaise créature. J'estime avoir autant et plus de 
force que le vin, car il tourne au tonnerre, ec je 
ne m'en estonne aucunement. Si donques je suis 
espouvanté de ce qui est plus grand, plus fort et 
plus roide que le tonnerre, ne fais je pas bien, at- 
tendu que je le puis, de divertir ce qui pourroit 



DU MARIAGE. 97 

aussi bien nuire à mon vin comme il me nuit à 
moymesmes? Pour faire verir les raisins, alors je 
suis bien contant qu'elle y vienne, une seule 
goulée deseshurlemens fera en un moment tour- 
ner et verir toute ma vinée. Au soir, j'entens 
qu'elle et moy ne nous découchions pas de nostre 
logis ancien et ordinaire : je Tempescheray bien 
en ma présence de meffaire à mes vins; si je sens 
qu'elle veuille lascher quelque coup de tonnerre 
préjudiciable à mes vins, ce ne sera à faire qu'à 
boucher le trou de la pièce, et tout doucement en 
syringuant luy amortir sa ribaude chaleur. » 

Voulez vous la description de la femme lors 
qu'elle est en sa frenaisie.? Je la vous bailleray 
telle que le Montferrandois de Boissieres la nous 
a patronnée en ses Sizains des humeurs de la 
femme. 

Par la maison elle est pire que la tempeste; 

On peut bien dire alors : Cerbère est en sa teste; 

L'ennemj la gouverne et par tout la conduict : 

Elle jure, elle crie, elle est pis que farrouche, 

Elle jette brasiers et flammes par la bouche. 

Et plus que les torrens d'Auvergne [elle] a de bruict. 

Elle court, elle faict toute chose au contraire : 
Père, mère, mary, seur, voisinage, frère, 
La pansans rapaiser, ne la font qu'animer; 
Pareille aux vents esmeus et au plus fier orage. 
Et au feu ébrandy par tout un maisonnage, 
Et au courroux des flots dangereux de la mer. 

i3 



ç8 DU MARIAGE. 

Comm' un chien enragé sa bouche elle s'embave, 
Comm' un hors de son sens l'honneur elle déprave; 
Son courroux violent est du tout indompté : 
Elle rompt, elle brise, elle frappe et renverse. 
Elle met tout à bas et jette à la traverse, 
Comm' un fleuve courant d'un ravage irrité. 

Tout est en grand desordre et en pauvre mesnage 

Quand la femme est tombée en son ardente rage; 

Le lyon eschaufîé n'est pas si furieux. 

J'estime la terreur de l'esclair et tonnerre 

Plus douce que n'est pas la féminine guerre, 

Et n'est point tant comm' ell' en ses feus dangereux. 

Le courroux de la femme abbat tout et démarre, 
Et meine un si grand bruit et si grand tintamarre 
Que le plus asseuré en est tout estonné : 
On ne sçait si ce vient de la troupe infernale 
Qui face (desliés) leur terreur générale, 
Ou si c'est la furie, ou si Dieu a tonné. 

Elles ont la caboche si despitement patronnée 
que, si le mary l'entend jaune, elles le veulent 
verd ; s'il le veut de droit fil, elles le prendront 
de biais ; lors que le mary le veut, elles ne le veu- 
lent pas; et, quand il ne le veut pas, elles le veu- 
lent; ce qui a tresbien esté remarqué par Terence 
en son Eunuque : 

Novi ingenium muUerum : 
Ndunt ubi velis} ubi noliSj cupiuni ultro. 

Et pource un sage philosophe nous admonnes- 
toit qu'il ne falloit prescrire et ordonner de cer- 



DU MARIAGE. 



99 



taines bornes et barrières à la femme, laquelle n'a 
aucune tenue, et est glissante plus qu'on ne sçau- 
roit estimer. Par ainsi, disoit-il, si tu la veux 
retenir, lasche la; si tu la presses pour la mettre 
à l'estroit, tu la perds tout de mesmes qu'il ad- 
vient d'une anguille. Dés qu'elles ont pris le 
ply de faire des bestes, de contrarier et de tenir 
bon contre leurs maris, c'est du camelot : pour 
mourir elles ne se changeroient pas. Quelques 
uns ont voulu recercher la raison pourquoy elles 
estoient ainsi acariastres et opiniastres au mal, et 
qu'à tous bouts de champs, lors qu'il estoit ques- 
tion du bien, elles giroûettoient. Ceux qui ont 
frappé le plus prés au blanc ont dit que cela ave- 
noit parce que de leur naturel elles estoient 
mauvaises, ainsi que tantost j'ay rapporté d'Ac- 
curse. Les autres, parce qu'elles n'avoient dans 
leur teste que du vif argent qui leur corrompoit 
leur raison. D'autres les nous représentent sans 
raison, partisans avec le philosophe Platon, qui 
doute si la femme doit estre couchée au rang des 
animaux raisonnables ou des bestes brutes. Il y 
en a qui ont passé plus outre (c'est l'opinion des 
Severians et Archontiques), qui ont tenu que les 
femmes estoient la besoigne de Sathan, ainsi que 
remarque S. Epiphane au premier livre des Hère- 
sieSf tom. 3, sect. 45, et partant que, suivant le 
naturel et patron de leur père, elles ne s'addon- 




BIDUOTHECA 
Cftaviensis 



lOO DU MARIAGE. 

noient qu'à mal faire et contredire. Prenez laquelle 
des raisons vous plaira ; de ma part, je sçay que 
les femmes sont de tel arain que, si elles ont 
chaussé quelque foie impression dans leur cervelle, 
toutes les tenailles de Vulcan ne les leur sçau- 
roient arracher. Je vous en vay donner un exemple 
qui ne sera point hors de propos. Faut donc que 
vous sçachiez qu'il y eut une femme qui une fois 
appela son mary pouilleux, lequel s'en fascha, et, 
voyant que ses prières et remonstrances n'avoient 
point le crédit de tirer les pouls hors de la bouche 
de sa femme, il se mit à la vous espousseter assez 
proprement, présumant que ces coups desniche- 
roient les pouls; mais de tant plus il frappoit, 
tant plus drus formiiloient ils en la bouche de sa 
femme; si bien la dourda que ses bras furent 
plustost lassez que la langue de sa femme. De la 
faire appeler en jugement il n'osoit, tant pour la 
honte qu'il eut receu et pour la qualité de pouil- 
leux, et de n'avoir sceu domter sa femme, que 
par ce qu'il sçavoit bien que le magistrat n'eust 
sceu donner une plus dure réprimande à ceste 
fausse teste qu'estoit celle dont il l'avoit desja 
festoyé de la façon qu'avez entendu. Toutesfois 
les pouls luy faisoient si mal au cœur qu'il ne 
pouvoit se commander, attendu l'opiniastreté de 
ceste poûillerie, qu'il n'excéda ceste acariastre. 
Après avoir long temps discouru à parsoy des 



DU MARIAGE. lOI 

moyens qu'il devoit tenir, il s'advisa que para- 
venture l'appréhension de la mort la despouille- 
roit de ceste pouilleuse furie : il la vous prend, 
la lie et garrotte, puis la met sur la margelle du 
puys, lui jurant que, si elle ne se desistoit de l'in- 
jurier de ce nom de pouilleux, qu'il la noyeroit 
dans le puys. C'estoit bien à propos, et plus 
qu'auparavent elle vous luy dechiquetoit ses 
pouilleuses poûilleries. Cela fut cause qu'il la 
vous descend avec la corde du puys dans le puys 
jusques aux aisselles, où, bien qu'elle trampast 
assez pour se rafîraischir, elle redoubla ces crie- 
ries pouilleuses. « Si te garderay-je bien de plus 
me dire cela » (va dire le mary),et luy plongea la 
teste dans l'eau. Quand la femme se vid le bec 
bouché, ne pensez pas qu'elle quittast sa pouil- 
leuse poursuite; elle fait tant qu'elle fait passer 
ses mains en haut, et avec les ongles faisoit comme 
si elle eust tué des pouls : tellement que vous voyez 
que la mort mesmes ne peut faire changer de pro- 
pos à ceste mauvaise femme. 

— Estes vous saoul de parler contre les pau- 
vres femmes, S^Panthaleon? va dire messer Alexan- 
dre. Vous avez eu tout le loisir qu'il vous a pieu, 
je ne vous ay sonné mot pour vous interrompre, 
vous avez dit tant de poûilles qu'avez peu contre 
ce pauvre sexe. Je pourroie vous y respondre; 
mais je vous veux monstrer que ce n'est pas des 



102 DU MARIAGE. 

femmes ce que vous criez , car vous et tous ceux 
qui partisez contre elles avez tousjours ce mot à 
la bouche, qu'elles ne faillent jamais par le bec, 
que tousjours elles veulent avoir le dernier [dis- 
tinguo secundum subjectam materiam) . Je passe 
sur toutes vos mesdisances, comme si cela n'at- 
touchoit les femmes ; mais, je vous prie, dequoy 
vous servira toute ceste longue estendue de dis- 
cours? Le S^ Rodolphe est encores aussi irrésolu 
maintenant qu'avant que nous fussions entrez en 
dispute. 

— Dictes vous, messer Alexandre, répliqua le 
S'' Panthaleon, j'ay plus fait que ne pensez; et 
qu'ainsi soit, si le S^ Rodolphe ne veut estrepar- 
roissien de S. Pierre aux Bœufs, s'il veut vivre 
en paix, s'il veut tailler de l'honneste homme, 
que sa femme luy escorne sa miche, qu'elle preste 
(quoy, devinez le) sans l'en advertir, qu'elle mette 
son mesnage en confusion, qu'elle le veuille faire 
monstrer au doigt comme un pleure-pain, un 
vieillaque et un taquin, ne dois-je pas conclurre 
qu'il ne se doit marier? Le principal cartier contre 
lequel il doit braquer, c'est le canton de sa femme ; 
je luy descouvre le danger, les advenues qu'il y a, 
à fin qu'il ne s'y jette à l'improviste : de sorte 
que, si mon advis avoit lieu pour voix en chapitre, 
le S^' Rodolphe ne se marieroit point. 

— Oh ! S"^ Panthaleon (va dire messer Alexandre) , 



DU MARIAGE. I o3 

que VOUS estes un pauvre juge! Vous aulnez toutes 
les femmes à une aulne. Tous trous sont trous; 
mais il y a de plus grans, de plus larges, de plus 
profonds et de plus estroits que ne sont les au- 
tres : toutes les femmes ne sont basties sur une 
enclume. Voila Madamoiselle, à laquelle quelcun 
de ceste troupe a, fort à mon gré, donné pour ana- 
gramme : VŒU (Tadvis, voudriez vous dire qu'elle 
n'observe le jeusne, ou qu'elle fît les nigauderies 
qu'avez proposé? Vous l'avez en trop bonne ré- 
putation ; elle est de la partie, un chascun de nous 
la cognoit. Biffez donc de vos mémoires et dis- 
cours ce qu'avez proposé en gênerai, si le vouliez 
approprier à chascune des femmes en particulier; 
si toutes les honnestes vous avoient donné sur le 
meurre, vous seriez bien camus, au moins vous 
auriez le nés bien applaty. 

Au reste, voulez vous souhaiter plus grand 
souhait qu'est celuy que les maris ont conjuga- 
lement, je vous renvoie à ce qui nous en est pro- 
posé au premier dialogue de la Guerre des Fem- 
mes avec les Masles. En après, qui a il de plus 
misérable qu'un homme seul.? Yx homini solil 
Finalement, la lignée qui est produite ravive de 
nouveau le père jettant le dernier souspir de la 
mort. Il y a un médecin angevin qui, en sa Con- 
ception de l'homme, a descrit les malheurs de ceux 
qui meurent sans enfans par ces vers : 



104 DU MARIAGE. 

O malheureux vieillard qui, courbe et tout tremblant, 
N'as point qui te soustienne, et qui, te ressemblant, 
T'ayme, serve et honore, et, comme la cicogne, 
Te rende en ta vieillesse une pareille soigne, 
Qui travaille pour toy et te nourrisse lors 
Que les nerfs sont usez de ton impuissant corps. 
He! quel grief creve-cœur, quand en l'ame volante 
Le mourable vieillard pense, et se représente 
Que ceux qui, héritiers, doivent ses biens avoir 
Voudroient ja prest à mort en la terre le voir? 
Quel creve-cœur encor, quand le bon homme pense. 
S'il ne se hastc assez, qu'on cerche qui l'avance.? 
Mais les enfans bien nais, bien nourris, généreux, 
De voir leurs géniteurs se reputent heureux, 
Vesquissent ilz autant que de Lamech le père. 

Si j'estoie grand théologien, je pourrois subti- 
liser sur ce que le mariage a esté pratiqué entre 
Adam et Eve avant qu'il fust aucun bruit du 
péché. 

— Vous en avez assez dit, messer Alexandre^ 
respondit le S'" Panthaleon^ et plus que je ne pen- 
soie; mais j'ay dequoy vous respondre. Je ne suis 
de ceux qui détestent le mariage, je recognois 
son institution saincte, louable et à priser, mais 
les inconveniens et le coust m'en font perdre le 
goust. A la traduction du S*" de S. Marthe j'op- 
poseray ce qui a esté fait contre le mariage ; à vos- 
tre belle solitude de neiges, l'authorité de Pétrar- 
que en ses Méditations et Discours pour le 
solitaire. Quant aux enfans, c'est une grande 



DU MARIAGE. I05 

bénédiction de Dieu; mais ils sont si difficiles à 
eslever, à nourrir, à instruire, à enseigner et à 
reigler. S'ils sont de bonne espérance, et qu'ils 
facent proffit, c'est un grand contentement au 
père et à la mère ; mais ils n'ont heure de repos 
pour observer et guetter que mal aucun n'ad- 
vienne à ce beau rejetton. Viennent ils à se mes- 
cognoistre et ne valoir rien, cinq cens fois le jour 
ils font pleurer leurs pères et mères sur leurs 
genoux. La mort les vient elle happer, voila le 
deuil qui vient saisir les pauvres père et mère : 
et pource celuy ne se mesprenoit, lequel disoit 
que n'avoir point d'enfans est un bien incogneu. 

Heureux celuy, dit-il, qui ne doit nulle chose, 
Plus heureux est encor' qui femme point n'espose; 
Plus que ces deux heureux est qui n'a point d'enfans. 
Mais cil qui se marie hors de son meilleur sens 
Est plus heureux que tous, si sa femme au suaire 
Il voit, ayant receu d'elle un riche douaire. 

Pour le reste des charges du mariage, pour ne 
vous sembler que je veuille enfler la partie, je 
n'emploie que ce que les Ténèbres de Mariage 
ont peu vous en apprendre; vous les avez leu 
avec moy : il y a du lourd et du gauffe, si peut 
on en tirer quelque chose à propos pour ce 
que je vous propose. Si bien que je conclus 
par mon advis que le S'' Rodolphe peut se 
marier. 

14 



I06 DU MARIAGE. 

— Messieurs, va dire le capitaine Gaspard du 
Soucy, de peur de vous interrompre, je n'ay en- 
cores osé ouvrir la bouche : j'ay entendu tous vos 
amples discours, et, puis que je voy que vous 
estes en termes differens pour la resolution, de 
mesmes qu'est le S^ Des Portes et Y. R., poète 
xaintongeois, pour le mesme fait que vous re- 
muez, j'ay estimé que la compaignie ne treuvera 
mauvais que je mette au dessous de vos opinions 
celle qui est du philosophe Socrates, lequel, en- 
quis par un jeune homme lequel luy seroit le plus 
séant et convenable, se marier ou se passer de 
femmes : « Las! mon amy, respondit, prens y 
bien garde : car d'un costé et d'autre s'offrent de 
grandes incommoditez; et, après avoir fait l'un 
ou laissé l'autre, tu auras occasion de te repentir. 
Si tu te passes de te marier, tu seras continuelle- 
ment en solitude, sans plaisir et contentement: tu 
lairras périr en toy ta race, et si tu auras héritier 
autre que celuy qui sera sorty de tes reins. Si tu 
te mets en mariage, tu te mets de fièvre en chaud 
mal: le soin continuel te rongera l'esprit, tu auras 
incessamment les aureilles battues de plaintes et 
de reproches, tes alliez te groigneront et porte- 
ront mine rechignée; tu seras subjet au caquet et 
commandement d'une femme estrangere, à sçavoir 
de ta belle mère, qui te voudra maistriser et con- 
trerooler. Et le pis qui y est, tu seras contraint, 



DU MARIAGE. 



07 



sans estre bélier, de porter les cornes plustot que 
ne voudras longues, et nourrir les enfans que tu 
n'auras engendrez. » Si vous pouvez faire vostre 
proffit de cecy, seigneur Rodolphe, serrez le; je 
ne suis des plus grands clercs de nostre parroisse. 
Croyez moy, demeurez garson : il n'y a rien tel 
que de vivre en liberté. 

— Et quoy ! va dire le S'' Galeas, Monsieur du 
Soucy, vous serez donc de ceux qui à beaux coups 
de pierres vous banderez contre le mariage. 
Advisez à la conséquence et tresperilleuse des- 
convenue où pourriez engager le S'" Rodolphe : 
vostre conseil luy pourroit bien couster plus 
cher qu'au marché. S'il est homme naturel et 
enharnaché de toutes ses pièces, vertu bieu, pen- 
sez vous qu'il veuille laisser enrouiller son grand 
boute boute et qu'est ce , par faute de le remuer 
et desgourdir? S'il s'accroche, la jonction des 
pièces ne se fera point par voye légitime, il y 
aura de l'attentat sur qui, contre qui et au préju- 
dice de qui ? devinez le, ou dittes le moy, et après 
je le vous rediray. Mais je vous voudroie bien 
demander s'il n'est pas mieux fait, et avec beau- 
coup moins de danger, de descharger son fardeau 
là où on a droit que d'aller fouler l'herbe d'autruy, 
aller en dommage, estre condamné à l'amende, 
quelquesfois y perdre le moule du bonnet ou du 
pourpoinct, faire une corvée dont on ne vous 



I08 DU MARIAGE. 

sçait gré, chasser au connil en une garenne qui 
n'est vostre, ains à un qui, s'il vous y surprenoit, 
vous estropieroit? Les beaux petits bastards et 
bastardillons ne vous font ils point peur? Ne se- 
roit ce pas mieux de produire une lignée sans 
reproche que de forger de la fausse monnoye au 
coin d'autruy? Mais je ne treuve point vostre ad- 
vis de si difficile digestion que la trop violente 
instance qui a esté faite par le S^ Panthaleon 
contre les femmes. Si le S^ Rodolphe y prend 
pied, voila ce pauvre homme perdu ; il prendra 
tellement à desdain les femmes que leur présence 
luy fera perdre la vie. Je ne vous mettray en 
butte que Jean II, grand duc de Moschovie, le- 
quel avoit les femmes en si grand horreur qu'il 
s'esvanouissoit au seul regard des femmes, ainsi 
qu'escrit le baron d'Herbestein, parlant des Mos- 
chovites, qui ne voyent jamais (dit il) leurs 
femmes que le jour des noces. Il y en a eu d'autres 
qui, pour se passer des femmes, se sont accointé 
des bestes brutes. Plutarque nous donne tesmoi- 
gnage d'une exécrable hippomanie en ses Paral- 
lelles, où il parle de Fulvius Stellus, lequel, pour 
la hayne qu'il portoit aux femmes, se mesla avec 
une jument, laquelle du depuis lui produisit une 
fort belle fille, qui fut à cette occasion nommée 
Epone ou Hippone. Encores, s'il eut suivy la 
sage modestie de Simonides, il y eut eu quelque 



DU MARIAGE. lOQ 

apparence de je ne sçay quoy de louable en ses 
discours. Ce poète nous représente diverses fi- 
gures monstrueuses des femmes : il veut que les 
unes ayent esté basties d'une truye, les autres pa- 
tronnées au naturel d'un regnard, les autres à la 
façon d'un chien, les autres engendrées de la 
mer, les autres forgées es cendres d'une anesse, 
les autres procréées par une belete, les autres par 
une jument, les autres par un singe. Sous le ri- 
deau de ces estranges et hideuses productions, il 
nous fait voir la malice et dépravé naturel de la 
femme, mais sur la fin il fait prendre air à celle 
qui est esclose par l'abeille , laquelle il prise 
comme celle qui bien-heure son mary, le resjouit 
et le console. A tout rompre, et, quand c'eut 
esté à bander et à racler, il falloit garder pour le 
moins ceste sobriété, sans donner une si rude 
touche sur les imperfections féminines. Voulez 
vous que je vous die ce que j'estime de vostre pro- 
position. Seigneur Panthaleon, c'est que voudriez 
volontiers pactiser avec ceux, lesquels (au rapport 
de Josephe) faisoient difficulté de se marier, non 
point qu'ils eussent à mespris une si saincte et lé- 
gitime accouple qu'est la maritale, mais l'intem- 
pérance des femmes les en degoustoit tellement 
que, par ce qu'aucunes estoient peu seures à la 
desserre de la croupière, ils se faisoient entendre 
qu'il estoit impossible, ou bien ce seroit miracle, 



IIO , DU MARIAGE. 

qu'aucune d'elles gardast tellement la loyauté à 
leurs maris; juxta illud^ extrait du Romant de la 
Rose : 

Toutes estes , serez ou fustes 
De fait ou de volonté putes; 
Et qui bien vous recercheroit 
Toutes putes vous trouveroit. 

Mais qui tiendroit aujourd'huy tel langage, 
encores que nous allions tousjours de mal en pis, 
si est ce que j'ay grand'peur qu'il n'en eschappe- 
roit pas à si bon marché que fît Jean Clopinel, 
dit de Meun. 




APRESDISNÉE III. 

DE LA PUISSANCE MARITALE. 

A sçavoir si le mary peut battre 
et chastier sa femme ? 




E n'est point à vous , Madamoiselle 
Euthelie, que j'en veux, va dire le 
S"" Barthélémy : il n'y a celuy de la 
compaignie qui ne sçache bien que vous 
ne sçavez encores que c'est de mary; cela me fait 
vousprier, avanttoute œuvre, ne vous mettre point 
de la partie; je sçay de quel bois vous vous 
chauffez : quand on frotte trop long temps et 
rudement, à la fin il cuit. Ne faites que prester 
audience, et vous verrez beau jeu, si la corde ne 
rompt; j'ay affaire à vous. Seigneur Sylvestre. Ce 
que j'ay à mettre sur le bureau est assez familier, 
mais tres-mal résolu et encores pirement prati- 
qué : car il y a des hommes qui se font entendre 
que leurs femmes sont piastre, deschargent sur 
elles en vilains. Vous cognoissez le capitaine de 



112 DE LA PUISSANCE 

l'Estoile : avant hier, il vous dourda sa pauvre 
femme d'une si estrange façon que je n'estime 
point qu^elle puisse se relever du lict de trois 
mois. Ex facto quœstio incidit^ à sçavoir si le 
mary peut battre et chastier sa femme; on ne 
pouvoit la présenter mieux à propos que main- 
tenant; ce sera une consultation seiche que je 
feray icy par manière de récréation. 

Quant à moy, je conclus à la négative, et 
soustiens que le mary n'a droit aucun de frapper 
et outrager sa femme; mesmes, si j'estoie en des 
lieux parmy le monde que je sçay, qui ne sont 
à dix lieues de S. Claude, le capitaine de l'Es- 
toile recevroit une dure réprimande d'avoir ainsi 
excédé sa femme : il n'y a point de religion, et 
n'y a amour qui ne s'y perde. 

— Faut, mon bon maistre, respond le S"" Syl- 
vestre, que vous ne sçachiez à qui vous avez 
affaire, ou plustost de qui c'est que vous parlez, 
comme si vous ne sçaviez trop mieux que je ne 
le vous sçaurois déduire que la femme est en la 
puissance du mary, tant par le droict divin que 
par les droicts de nature et tous autres qui ont 
esté receus et pratiquez par diverses nations. Le 
commandement de Dieu y est exprés, que la 
femme laisse père et mère pour suivre le mary, 
au premier chapitre de Genèse, qu'elle luy soit 
sujette comme à son seigneur : c'est la leçon que 



MARITALE. Il3 

S. Paul au 5 chapitre de son Epistre aux Ephesiens 
chante aux femmes, suivant Tarrest qui est 
donné contre Eve au troisiesme chapitre de Ge- 
nèse , que sa volonté sera sujette au mary, le- 
quel aura seigneurie sur elle. 

La nature nous donne les enseignemens de 
ceste sujection, tant par les bestes brutes, qui 
défèrent aux masles,que par les femmes mesmes, 
lesquelles ne sçauroient estre plus asservies que 
de servir, par manière de dire, de vaisseau pour 
recevoir dans leur corps les excremens naturels 
de leurs maris. Cela est tellement naturel que, 
comme nous dirons par après, il y a des loix qui 
expressément défendent aux femmes de faire 
refus de tendre leur escuelle. 

Quant aux peuples et nations, vous en trou- 
verez à peine qui ait osté l'empire aux maris 
qu'ils ont sur les femmes. Sainct Augustin, en ses 
questions sur le livre des Nombres, monstre que 
les Hebrieux retenoient ceste puissance entre 
eux. Par la loy de Romule, le mary n'avoit pas 
seulement tout commandement sur sa femme, 
ains aussi pouvoir de la faire mourir pour les cas 
que Denis d'Halicarnasse touche au deuxième 
livre. Par les loix des Lombards, la femme estoit 
en mesme sujection que par celles de Romule; 
de ce nous en avons tesmoignage tout évident 
aux loix des Lombards, chapitre premier et der- 

i5 



114 DE LA PU ISSANCE 

nier, comme aussi au titre Quai. mul. lib. alien. 
permiss., si bien que les maris avoient toute puis- 
sance de vie et de m.ort, de laquelle ils usoient 
encores du temps de Balde, il n'y a point deux 
cens soixante ans. Geste puissance estoit aussi 
commune à toute la Grèce, selon Polybe, liv. 2, 
et Lysias, Du Meurtre d'Eratostene. Nos ancestres 
Gaulois avoient (au rapport de Gesar, au sixiesme 
livre de ses Mémoires de la guerre civile) toute puis- 
sance de vie et de mort sur leurs femmes et enfans, 
tout ainsi quesurleursesclaves. S'il y avoittantsoit 
peu de souspçon que le mary fût mort par le fait 
de la femme, les parens la prenoient et luy bail- 
loient la question: si elle estoit convaincue, ils la 
faisoient mourir cruellement, sans l'autorité du 
magistrat. Voila la nature, le droict divin et la 
pratique gardée du commun consentement de 
tous les peuples : pourquoy ferez vous donc dif- 
ficulté de passer ceste puissance ? 

— J'ay quatre belles responses à vous faire là 
dessus, va dire messer Barthélémy. Premièrement, 
vous tordez le nés aux textes qu'avez alléguez; en 
second lieu, je vous donneray une contremire de 
l'observation qu'avez proposé ; tiercement , je 
vous monstreray que ces droicts n'ont aucun pou- 
voir sur nous, parce qu'ils sont retranchez, et 
que l'usance et pratique en est abolie; finalement, 
que vous ne concluez à battre. 



MARITALE. Il5 

Les passages que tirez des lettres sacrées sont 
un peu violentez, par ce que les prenez trop à la 
lettre. La sujection qui est là enjointe n'est point 
telle qu'elle esclave les femmes aux maris : elles 
leur sont sujetes, mais c'est selon le Seigneur, le- 
quel n'a oncq partisé pour nous desaffranchir de 
nostre liberté. Mesmes S. Paul^ au 3 ch. de son 
Epistre aux Colossiens, enjoint aux maris d'aimer 
leurs femmes, et qu'ils ne s'enaigrissent point 
contre elles. Cela est bien loin de leur lascher la 
bride pour fraper et tuer. Pource S. Ambroise, au 
5 liv. de ses Six Journées, ch. 7, parlant au mary ; 
« Tu n'es pas, luy dit il, seigneur, mais mary ; 
tu n'as pas eu une chambrière, mais une femme. 
Dieu a voulu que tu fusses le gouverneur d'un 
sexe inférieur, non point un puissant pour le 
gourmander. » 

Je pouvoie allegoriser avec aucuns qui subti- 
lissent assez seraphiquement sur l'interprétation de 
cette sujection recommandée par les textes qu'avez 
cotte, et vous dire qu'un bon docteur Hugues, 
au premier livre des Sacremens, parte 12, tient 
que le Sainct Esprit est coustumier d'entendre 
par l'ame ou l'esprit le masle^ et par le corps 
ou la chair ce mot de femme. Si bien qu'en- 
cores qu'il soit parlé de la conjonction mari- 
tale, ce neantmoins elle doit estre rapportée à 
l'uniformité de l'accord qui doit estre entre l'esprit 



i6 



DE LA PUISSANCE 



et la chair. Or ceste symmetrie mélodieuse ne 
peut avoir lieu, sinon lors que, par une saincte 
sympathie, la chair débile se rend sujette et obéis- 
sante à Tesprit. Si je me servoie de ceste mytho- 
logique exposition, je reneque Mahom si vous 
ne me renvoieriez avec ces matagraboliseurs qui 
autresfois donnèrent durant deux mois et demy 
dans ceste dypsadique question : Utrum chimera, 
in vacuo bombinans, possit comedere seciindas in- 
tentiones. J'ay mangé à disner trop de souppe, 
elle me rend si lourd et pesant que je ne puis 
toucher à ceste transcendentalité, et me contante 
d'aller le beau pas, sans me vouloir souslever 
plus haut qu'il ne m'appartient, et puis donner du 
nés en terre. 

Vous avez mis en butte quelques peuples, les- 
quels ont eu commandement sur les femmes; que 
direz vous à ce que le bon Hérodote escrit en son 
EuterpCy que les femmes Egyptiennes traffiquent, 
tavernent, et ont les mesmes charges que les 
hommes par deçà, lesquels sont Marions, gardent 
les maisons, font le mesnage, de mesmes que les 
femmes par deçà; que les femmes portent les 
charges sur le dos, les masles sur la teste, lesquels 
pissent estans acroupis, et elles tout debout? Et, 
parce que vous me pourriez battre de ce que Hé- 
rodote semble rapporter ceste estrange coustume 
des Egyptiens à ce que la température de leur 



MARITALE. II7 

climat luy sembloit toute autre que celle des 
autres pays, je vous en proposeray encores 
d'autres exemples. Clément, au 9 livre de ses Re- 
cognitions, escrit que la coustume estoit entre les 
Gelons, que les femmes labouroient les champs, 
bastissoient les maisons, et les maris estoient ce que 
l'on dit en vostre pays fenin caqua. Mais Dio- 
dore passe bien plus avant au quatriesme livre de 
sa Bibliothèque : là il remarque que parmy les 
Gorgons il n'y a que les femmes qui exercent les 
estats publics, au lieu que les maris obéissent aux 
femmes, font tout doucement le mesnage. Dans 
la Rose des Nymphes illustres, que vous nous avez 
communiqué. Monsieur de céans, j'ay remarqué 
que, parlant de Marpesie, royne des Amazones, 
vous avez cité plusieurs beaux tesmoignages (les- 
quels j'emploie contre vous, Seigneur Sylvestre, 
et ne les repeteray, par ce que vous les avez leus 
aussi bien que moy et pourrez les revoir au pre- 
mier jour que ceste belle Rose aura roulé sur 
l'estampe) qui monstrent que les maris n'ont 
point eu par tout ceste grande authorité sur leurs 
femmes que vous criez. 

Voire mais, qu'est il besoin de particulariser 
certaines nations? Entre celles que vous armez 
de ceste puissance maritale, les femmes ont tenu 
le dessus, par la confession mesmes des maris, 
qui estoient les sujets. Je ne vous veux point 



I l8 DE LA PUISSANCE 

oposer le service que nous vouons lors qu'ho- 
nestement nous traitions l'amour à nos femmes, 
parce que vous me respondriez que ce ne sont 
que feintises et desguisemens , qu'f/ maie passato , 
gabato il santo, que ce "ne sont qu'allechemens 
pour prendre à la pipée celles qui feroient diffi- 
culté d'entrer à la jouste. Cela estoit coustumier 
que les Latins appelloient leurs femmes dames et 
maistresses, vous en avez deux textes formels en 
laloy 38 et 41 de leg. 3. ubi A/6er.; voire quelques 
uns les appelloient tressainctes dames : le texte y 
est en la loy Titia, § qui Marco, D, de ann. leg. 
Nos lecteurs se sont rompu la teste pour sçavoir 
à quelle occasion les femmes estoient douées du 
titre de saincteté in superlativo. Il n'y en a point 
qui ait mieux rencontré sur ceste interprétation 
que le bon homme Tartarin de Belleperche , le- 
quel, au parquet de mariage qu'il addresse à Ma- 
damisella des Basses Marches, monstre que c'est 
à tresjuste occasion que les femmes sontappellées 
dames tressainctes, par ce (dit il) que nous leur 
offrons des chandeles d'autant plus précieuses 
que ne sont celles qui sont présentées aux saincts, 
que la chair humaine est plus excellente que la 
cire, ou que les hommes sont quelque chose de 
plus que les abeilles. Ce qui a esté bien séant de 
proposer en ce lieu, puis qu'il y a quelques per- 
sonnages de grand esprit qui ont tourné leur 



MARITALE. 



119 



bonnet à quatre brayettes (cela s'entend de tra- 
vers) à cause de ceste qualité de Domina sanctis- 
sima, vous voyezs'il aditvray. Sed de his aliàs, il 
faut que je retourne à mes brebis. 

L'empereur Claude César n'appelloit il pas sa 
femme Messaline Madame^ comme aussi l'empe- 
reur Adrian sa femme Noele ou Natalia, au rap- 
port de Jaques a Voragine? Entre les docteurs 
juristes (qui, s'il y en aucuns qui soient difficiles à 
passer quelque qualité, le sont tout ce qui se 
peut) nous avons Jean André, qui donne le nom 
de madame à sa femme Milance, au chap. Cum 
secundum^ col. î de prxhend., au chap. Qui prior, 
col. pen. de reg. ju. lib. vj. in merc. 

Il n'est pas qu'en lisant les auteurs grecs vous 
n'ayez observé le mesme, tant en Homère, Me- 
nandre, qu'autres. En VEnchiridion d'Epictete, 
chap. 5 5, vous trouverez que ce philosophe, dis- 
putant du devoir et soin du mary alendroit de la 
, femme, dit que les femmes, dés l'aage de qua- 
torze ans, sont appellées dames, par ce que les 
maris les flattent, caressent et amadouent, afin 
qu'elles leur prestent le bissac. Ce ne seroit ja- 
mais fait si je vous vouloie alléguer ce que je 
pourroie pour vous justifier de la puissance la- 
quelle les dames ont sur leurs maris. Si vous avez 
envie d'en avoir tout ce qui vous esclaircira ce 
point ad longum sine require, voyez ce qu'en ont 



I20 DE LA PUISSANCE 

escrit le docteur Cujas, 3. obs. i8 in fine; J. For- 
mier I, Select, ii; Chassaigne, in suo Catalogo 
gloriœmundi, parte 1 1, consiL 3 1; Bald., cons. 3 80, 
col. ult.y lih. 2; Lucas Pen., in l. quicunque, col. 4., 
c. de remilit., lih. 12. Prenez, je vous pri'e, vos 
tablettes et escrivez ces cottations, afin que vous 
voyez si je me moque. 

Mais, quand je pense à vous^ vous estes un fin 
homme, Seigneur Sylvestre, seriez vous bien tel de 
penser ramener en jeu ce qui a esté abrogé, cassé 
et annullé, ou nous vouloir reigler et assujettir 
aux droits abolis par les ordonnances postérieures ? 
C'est dommage que vous n'estiez du temps 
du docteur André, ad specul. Ut. qui fil. sint 
legit. Fer fidem, vous luy eussiez esté un bon 
support, aussi bien se trouva il acculé pour 
n'avoir sceu trouver en toute son Italie ny ailleurs 
qui voulut, partisant à son opinion, maintenir 
que la femme n'est point en la puissance du mary. 
Je vois bien que c'est : vous estes Bourguignon 
Comtois, vous voulez porter la croix S . André ; et si 
j'ay grand'peurque, si vous continuez vos coups, 
que vostre femme ne vous enroole en la bande 
Jeannine : vous ne serez Jean que pro simpUci, 
vous ne le sçauriez estre double, puis que vous 
avez nom Sylvestre. 

Estimez vous que la puissance de la vie et de 
la mort de la femme soit de présent en la puis- 



MARITALE 121 

sance du mary ? Ce sont brides à veaux. Que direz 
vous à l'action qui estoit donnée aux femmes 
contre leurs maris au cas de mauvais traictement, 
de sorte que, quoy que Justinien ait voulu faire 
du bon mesnager pour les masles, si n'a il peu 
denier à la femme, injuriée et traictée indigne- 
ment par son mary, de demander séparation? 
C'est bien loin de tuer ou de battre. 

— A quoy vous sert tout ce long discours, vay 
je dire. Messieurs? Il semble que vous preniez 
plaisir de vous contrarier et nous repaistre de vos 
contradictions, comme si cela n'estoit plus clair 
que le jour, qu'il faut que la femme obéisse, ho- 
nore et révère son mary et luy soit sujette. Ce qui 
est tellement vray que Justin, au 32 livre, nous 
apprend qu'Olore, roy de Thrace, contraignit 
les Daces, pour avoir esté vaincus de leurs enne- 
mis, de servir à leurs femmes, en signe de servi- 
tude extrême et de la plus grande contumelie 
dont il se peut adviser. Puis qu'il est question de 
batture, vous devez disputer si la puissance mari- 
tale permet au mary de battre sa femme. 

— C'est fort bien dit, respond le S^" Sylvestre : 
toutesfois ce qui a couru cy dessus me sert de 
beaucoup et de demie preuve pour donner au 
mary pouvoir de battre sa femme. Cela sur quoy 
je prens pied est que j'entens que la puissance du 
mary sur la femme n'est pas moindre que du père 

i6 



122 DE LA PUISSANCE 

sur l'enfant. Or, qu'il y ait voye au chastiment 
de l'enfant, cela est plus clair que le jour. Aris- 
tote, en ses Politiques, passe bien plus outre, 
quand il nous advertit qu'il y a certaines nations 
qui ne tiennent point plus de conte des femmes 
que de leurs esclaves. Le philosophe les appelle 
Barbares; pourquoy ? je ne le puis comprendre : 
il devoit donc barbariser de mesmes les Romains 
et autres peuples, lesquels, ainsi que j'ay dittan- 
tost, avoient la puissance de la vie et de la mort 
sur leurs femmes, aussi bien que sur leurs escla- 
ves. Toutesfois aujourdhuy nous ne sommes en 
ces termes : nous avons une reigle qui n'est point 
tant rigoureuse; je ne pense point faire tort aux 
femmes quand je les accouple pour ce chef avec 
les enfans. Suivant ceste considération, je treuve 
que plusieurs grans docteurs ont permis aux ma- 
ris d'epousseter leurs femmes : Alber. Gand., in 
tract, maleficioriim, tit. de pœnis reorum, col. ult.; 
Bald., in l. filius, C. de patria pot.; Panorm.,m c. 
cum contingat, col. vj, de foro compet. et cap. ex 
transmissa post princ. de rest. spol.; D. Bonaven-. 
tura, in iiij. sent. dist. 3 y, uhi etiam Richard, et 
plusieurs autres, tant théologiens que juristes. 

— Telle permission, Messer Sylvestre, répliqua 
le S'" Barthélémy, ne doit estre emploiée qu'au 
cas de nécessité, qui est lors que la femme est in- 
corrigible, car autrement ne présumez pas qu'il 



MARITALE. 123 

soit ny loisible ny honeste au mary de battre et 
outrager sa femme : le mary n'y a point d'honneur, 
ainsi que tient le bon Mnée au deuxiesme de 
V Enéide virgilienne. 

. . . .Nullum memorabile nomen 
Fœminea in pœna est , nec habet vidoria laudem. 

Faut que vous soyez bien despit et en-verré 
contre les femmes, que voulez leur estre plus ri- 
goureux que M. Caton, lequel on disoit estre 
l'ennemy juré des femmes. Plutarque, en sa Vie, 
tesmoigne de luy que jamais il ne frappa la sienne, 
tenant cela pour sacrilège. Pource je prise grande- 
ment cette sentence, qui nous est donnée par 
M. Holkot en la 54 leçon sur la Sapience de Salo- 
mon. « Il faut gouverner la femme, dit il , en 
mansuétude, non point avec austérité tyrannique; 
par paroles, et non par coups; par amitié, et non 
par crainte ; par douceur, et non par amertume. » 
Auparavant luy, saint Jean Chrysostome, en la 
26. homilie sur la première Epistre de S. Faul aux 
Corinthiens, en donne un saint enseignement. « Je 
ne dis pas, dit ce S. Docteur, qu'il faille battre 
sa femme; à Dieu ne plaise, car c'est une très- 
grande vilainie, non point à celuy qui est battu, 
mais à celuy qui bat. Que si tu es tombée 
entre les mains de tel mary, ne t'en ennuyé point, 
mais asseure toy d'un loyer qui t'est appresté, et 



124 DE LA PUISSANCE 

d'estre prisée en ceste vie. Et vous, maris, je 
vous advise de cecy, qu'il n'y ait aucun péché si 
grand qui vous pousse à battre vos femmes. Que 
parlé-je des femmes? Mesmes il ne faut permettre 
à un homme franc de battre sa serve et esclave 
et mettre la main sur elle. Que si c'est un grand 
deshonneur au mary de battre son esclave, ce le 
sera beaucoup d'avantage d'estendre sa main 
contre la franche. Nous pouvons recognoistre 
cecy par les législateurs gentils, qui contraignent 
celle qui a esté battue de ne plus habiter avec le 
mary, comme estant indigne d'avoir plus accoin- 
tance avec elle. De fait, c'est un tresgrand tort 
d'outrager comme une esclave celle qui est com- 
paigne de ta vie, et t'a esté auparavant conjointe 
pour tes nécessitez. Partant on peut dire que cest 
homme , s'il est plustost à appeller homme que 
beste sauvage, est semblable et à un patricide et 
matricide, car, s'il nous est commandé de laisser 
père et mère pour l'amour de la femme, ce n'est 
point afin que nous l'outragions, ains à ce que 
nous accomplissions la loy divine (ce qui est telle- 
ment agréable au père et à la mère qu'ils en 
sçavent gré d'estre délaissez, et le pourchassent 
avec grande affection), commuent ne sera ce une 
estrange folie d'outrager celle pour laquelle Dieu 
nous commande de délaisser nos pères et mères ?« 
Vous voyez la leçon qui nous est donnée par 



MARITALE. 125 

les théologiens chrestiens, n'estimez pas que les 
anciens payens ne tinssent la mesme maxime. 
Plutarque nous en fera sages, lequel, en ses En- 
seignemens nociers, remarque qu'aux sacrifices de 
Junon on ne mettoit le fiel, pource que Junon 
estoit la déesse nociere, et pourtant ils enten- 
doient que le mariage devoit estre exempt de 
tout fiel, d'amertume, de colère, de courroux et 
de rancune. Il y a plus, qu'un certain personnage, 
pour avoir dourdé et excédé sa femme, est appelle 
tyran. C. i, extra de lis quœ vi metusve causa 
fiant. 

De ma part, je les tiens dénaturez, ou du tout 
ignorans, attendu que, s'ils se remettoient devant 
les yeux qu'Eve fut tirée de la coste d'Adam, il 
n'est pas qu'ils ne missent de l'eau dans leur vin, 
ou ils seroient hors du sens de se outrager en 
leur partie. C'est la remonstrance que fait Pierre 
Lombard, livre second des Sent. dist. \%, et ibi 
DD. Theologi; Hugues de S. Victor, en son 
livre du Sacrement. 

Ainsi donc , encores qu'on vous quitte de 
gayeté de cœur la puissance qu'a le mary sur la 
femme, si ne s'ensuit il pas qu'il luy soit permis 
de la battre, suivant l'opinion de la Glosse, in c. 
sicut alterius j, qusest. i, par la loy Consensu, c. 
de repud.y laquelle permet à la femme qui a esté 
battue et outragée par son mary de le répudier, 



126 DE LA PUISSANCE 

quitter et planter là pour reverdir : ce que Bar- 
tole tient mesmes en la loy Cum satis vers, prœterea 
uxor, c. de agric. et cens. Je sçay bien que Justi- 
nien a corrigé ceste ordonnance des empereurs 
Theodose et Valentinien : si n'a il laissé impunie 
la tyrannique témérité du mary, lequel il con- 
damne bailler à sa femme durant le mariage 
autant que vaut le tiers de son douaire, Auth. sed 
novo jure, et de repud. 

Mesmes je trouve que le mary lequel a frotté 
sa femme, si elleluyeschappe, et qu'après de des- 
pit, animi gratia ou autrement, elle luy plante 
les cornes par le meslange qu'elle aura avec un 
autre, ne pourra l'accuser et gaigner le dot selon 
la forme du statut , et ce suivant le conseil de 
Pierre Anch. cons. 408, suivie et approuvée par 
Ang. Aret. in Tract, malef., in verbo : Che mhai 
adulterato. 

— Vous parlez comme Dieu, Seigneur Barthé- 
lémy, respond messer Sylvestre, et ne considérez 
pas qu'il vous fascheroit bien fort d'estre bravé par 
quelcun sur lequel vous auriez pouvoir : l'injure 
est plus malaisée à supporter d'un moindre que 
d'un plus gçand. Vous voyez que les maris ont 
autorité sur la femme, cela est un peu difficile à 
digérer, que lors qu'il luy commande, elle fera le 
hochet et tout au rebours qu'il ne voudra, qu'elle 
luy refuse le service que elle luy doit, ou la rede- 



MARITALE. I27 

vance naturelle, ou finalement qu'elle familiarise, 
joue et divise avec tels qui n'agréent au mary. 
Le capitaine de l'Estoile se plaind de sa femme, 
de ce qu'elle luy a refusé de jouer au trou ma 
Dame, qu'elle ne luy a voulu laver les pieds, 
qu'elle joue aux cartes et aux taraux avec aucuns 
contre son gré, et finalement qu'elle ne fait que 
trotter de nuit ça et là aux bals, ballets, danses et 
autres telles compaignies assez suspectes. Si vous 
estiez en la place de ce bon seigneur, vous vous 
tenez fort froid, maisj'ay grand'peur que per- 
driez patience. Il est soldat pour la vie, et luy 
fasche fort que celle qui luy est sujette vueille ainsi 
luy faire la loy à crédit. 

— C'en sont de belles, Messer Sylvestre; si 
vous voulez mieux parler et à propos, va dire le 
S^ Barthélémy, vous ne ferez que bien de recom- 
mencer. Le capitaine de l'Estoile n'est il pas 
catholique et chrestien ? Or entendez la leçon que 
luy fait S. Jean à bouche d'or, au lieu que j'ay 
tantost cité, parlant à celuyqui battoit sa femme : 
« Mais ma femme, diras tu, m'y pousse. Consi- 
dère que la femme est un vaisseau fort foible. 
Toy mary, tu es fait son seigneur et donné au 
lieu de chef à celle fin que tu portes les infirmitez 
de ta sujette. Veux tu illustrer ta seigneurie, il ne 
faut pas que tu te dresses contre ta sujette. » 
Bref, par l'exemple du prince, qui doit tendre à 



128 DE LA PUISSANCE 

clémence, du laboureur, qui ne se despite point 
après sa terre par ce qu'elle est chargée d'herbes 
et maleficiée, il exhorte les maris à ne jetter le 
manche après la coignée, car cela est coustumier, 
que la femme empire aux coups. » 

Messer Sylvestre répliqua : « Et que deviendra 
donc le proverbe qui porte : 

Qui bat sa femme, il la fait braire ; 
Qui la rebat, il la fait taire. 

J'ay veu les Matinées que vous avez commu- 
niqué au public, Monsieur de céans : vous leur 
en donnez bien dans le dos, comme aussi dans 
vostre furieuse et effroyable Guerre des masles 
contre les femelles. Là, entre autres preuves, j'ay 
remarqué bien soigneusement vostre compte 
de l'Alemand qui, pour drelotter, flatter et 
mignarder sa femme, n'estoit repris que de mines 
et de groins; mais, quand il eut appris que les 
coups estoient proffitables à sa femme et luy ser- j 
voient de médecine pour la ranger au trot qu'il ] 
falloit qu'elle tint pour recréer son mary, je me 1 
recommande s'il en fut chiche. 

— Ainsi doncques, respondit le S^ Barthélémy, 
vous voulez, Messer Sylvestre, qu'on appointe 
les femmes de coups : cela est les traicter pire- 
ment que les esclaves. Pour quelle occasion vous 
en avez spécifié quelques unes, mais je les treuve 



MARITALE. I 29 

si crues que d'appréhension elles me font mal à 
l'estomac. 

— Ho ! ho ! va dire messer Sylvestre, en estes 
vous là logé, par le sang goy, je les vous vay 
délier de telle sorte que vous y mordrez comme 
fait une truye en un estron (sauf le nez) . Seriez vous 
bien de ceux qui voudroient conseiller aux femmes 
de refuser à leurs maris de héberger leurs cour- 
taux? Je vous mettroie en teste Cynus, Alberic, 
Balde, Jean Faber et Salicet, sur la loy unique, 
C. de rapt, virg., avec une autre bande ^de doc- 
teurs qui tous tiennent pour article magistral que 
le mary, bon gré, mal gré qu'en ait sa femme, 
peut faire les chevauchées lors qu'il luy plaist par 
son ressort et destroit. Cela a esté ordonné tant 
par vertu et en conséquence du pouvoir marital 
que pour couper le chemin aux adultères, où les 
maris seroient contraints d'entendre par faute de 
tels refus, suivant cet advertissement qu'en donne 
le poète Catulle, en l'Epithalame de Julie et 
Mallius: 

Nupta , tu quoquCj qux tuus 
Vir petet cave ne neges, 
Ne pelitum aliunde eat. 

Avez jamais veu ces pauvres mal-enfemmes qui 
ne trouvent en leur maison pot au feu ny escuelle 
lavée? Ils s'en vont aux tavernes et cabarets, où 

17 



l3o DE LA PUISSANCE 

ils rencontrent de la viande fresche; Dieu sçait 
comment ils s'y accomodent, et s'ils font ripaille 
le plus souvent aux despens de leurs engroignées 
mesnagieres. De mesmes font les maris ausquels 
on fait difficulté de leur ordinaire. 

— Là dessus je vous respons, Messer Sylvestre, 
va dire le S^ Barthélémy, que ceux dont vous 
parlez sont des vilains et alouvis; mais, quant à 
un honneste homme, qu'il ne fera point tant de 
bruit pour ces sursaillies. Pour les refus que Ze- 
nobie , royne des Palmyreens, fît maintesfois à 
son seigneur et espoux, nous ne trouvons point 
qu'elle en ait esté plus mal menée, ou que son 
mary ait trampé son pain ailleurs. Il y a plus, 
que l'amitié est amoindrie des femmes alendroit 
des maris lorsqu'ils les forcent à la luite du party 
contre leur gré. Là dessus je vous renvoie au 
jugement donné par une royne d'Arragon sur celuy 
qui par jour fouloit si souvent sa femme qu'elle 
en forma sa plainte. Le 48. Party amoureux vous 
en donnera du plaisir. 

— Quel médecin vous estes! Seigneur Barthélé- 
my, respond messer Sylvestre; par bieu, vous pre- 
scrivez trop le régime, que direz vous sur le refus 
qui fut fait de laver les pieds? Madamoiselle Cas- 
sandre (c'est le nom de la femme du capitaine de 
l'Estoile) est elle trop bonne pour laver et frotter 
les pieds à son mary? Elle y est tenue, suivant 



MARITALE. \ 6 \ 

l'opinion de Jean André et l'abbé de Palerme in 
c. literas ex. de rest. spol. Et pource Ennius dit : 

Exin Tarquinium bona fœmina lavit et unxit. 

Voire Donat tient que les femmes sont dites 
uxores ah ungendo, parce qu'elles lavoient, frot- 
toient et oignoient leurs maris. 

— Mais vous ne dites pas, Messer Sylvestre, 
répliqua le S^ Barthélémy, que ces docteurs ju- 
ristes ont mis une exception, qui fait pour Mada- 
moiselle Anthoinette, laquelle, estant gentil- 
femme, est exempte de ce service, arg. l. interdum 
D. de op. lih. A ce s'accorde Félin, in c. illud 
de prœsump.; Ph. Decius, con. 202 ; Bart. Sal. 
in sua summa, et la pluspart de ceux qui ont 
escrit de ceste matière. Quant aux autres deux 
articles, je confesse librement qu'il y a eu de la 
faute de la part de Madamoiselle, laquelle ne 
doit jouer à perte de finance, attendu que, selon 
que les docteurs canonistes ont tresbien remarqué 
in c. clerici de vita et honest. cler., et autres en- 
droits, si la femme joue, et qu'elle vienne à per- 
dre, le mari peut redemander ce qu'elle aura 
perdu. Toutesfois , la rigueur ne doit estre tenue 
telle qu'il ne soit aucunement permis aux femmes 
d'estat de jouer; cela se fait pour se recréer l'es- 
prit. Si le capitaine de l'Estoile presumoit que 
Madamoiselle Anthoinette ne prit bien plaisir, 



l32 DE LA PUISSANCE MARITALE. 

après avoir travaillé toute la journée, de passer le 
temps honnestement, il ne se cognoistroit pas 
luy mesme ; il veut bien jouer, et sera fasché que 
sa femme s'esbatte. 

Je n'appreuve point aussi qu'elle aille ainsi 
courir aux danses : les plus femmes de bien y per- 
dent leur honneur. On sçait les tours qui s'y 
font, et que bien peu retournent du bal qui 
n'ayent la raye trampée, ce disoit F. Turlupin, 
en son Traité De Auferibilitate dansarum. Toutes- 
fois, puis que c'est la coustume que les dames et 
damoiselles s'aillent regaillardir là, la pauvrette 
seroit bien tenue de court si on luy faisoit tenir 
chambre lors que ses compaignes prennent la bis- 
caye. Il faut que le capitaine de l'Estoile ait mar- 
tel in teste : ce vieil peteur, il en a bien fait en 
son temps, il pense que sa femme joue des basses 
marches, ainsi qu'ont fait les drolesses qu'il a 
embreliquoquées. 

— Trefves, Messieurs, vay je dire; laissez là 
l'Estoile , sa femme et toutes ces batteries ; j'en 
voy icy quelques uns qui ont plus envie de mordre 
que de ruer; allons souper, il se fait tard. Apres 
souper, si vous voulez, on pourra bien renouer 
la dispute, et qui sera bien mieux pourmenée , 
car nous serons frais et bien nourris. Allons, mes 
damoiselles, nous aurons compaignie nouvelle, et 
qui vous remettra cœur en ventre. « 



APRESDISNÉE IIII 



DE L'ARBRE DE VIE. 



Uautheur aux liseurs. 



iNCOREsquele service de cesApresdis- 

nées ne soit que de fort légères con- 

^® fîtures pour la collation de vous au- 



fefe^^ltres, Messieurs, si est ce qu'au B 



ureau 



de nostre Académie se rencontrèrent deux per- 
sonnes qui, comme vous verrez, n'estoient point 
rassasiées, ou, si elles Festoient, elles nous ap- 
prirent bien qu'elles ne se contentoient de menues 
beatilles. Je pensoie qu'à l'accoustumée nous au- 
rions quelque thème récréatif pour esbatre nostre 
disné, la qualité des parties entrées en lisse me 
faisoit promettre quelque gaillardise : sur tout, 
puis que le S^ Theophanes avoit affaire à Mada- 
moiselle Euthelie, voire dés que je vis que c'es- 
toit à grimper sur l'Arbre de Vie, je beoye pour 
voir s'ils secoûeroient point un petit coup. Jamais 



l34 DE l'arbre DEVIE. 

je n'eusse pensé qu'il eussent enfoncé la matière 
si avant, et que leurs aisles eussent peu les guin- 
der au dessus du coupeau. Du commencement 
que je vis qu'on ne nous jettoit point des pommes 
cupidiques, et qu'on vous encornoit les ergo- 
tismesàla philosophique, je pris envie de rompre 
la partie, estimant qu'ils vouloient bucheronner 
le Bois de Vie, qui fust appresté par le docteur 
Raymond Lullius, à la requeste de Demogorgon ; 
mais, comme j'apperceus que toutes les intentions 
transcendenteles de Lullius estoient encores au 
dessous la plus basse branche de cest Arbre de 
Vie, je commence à serrer gentiment mes consi- 
dérations pour escouter la resolution que nous 
apporteroit ceste apresdisnée. Mais tous ceux de 
la compaignie ne furent de mon humeur. Il y en 
eut trois ou quatre, qui environ trois quarts 
d'heure ne firent point de difficulté de prester 
leurs aureilles tant au seigneur Theophanes qu'à 
Madamoiselle Euthelie; après, ils faisoient mine 
de vouloir jouer à la débandade. Toutesfois, de 
peur de tomber en l'amende qui, du commun 
consentement de nous tous, avoit esté prescripte 
alencontre de celuy qui faulseroit compaignie, 
force leur fut de tenir bon jusques à Plaudite. 
Quand tout est dit , l'heure du souper estoit fort 
avancée alors que l'assemblée se départit , et ceux 
qui ne s'estoient voulu ranger en nostre Acade- 



DE l'arbre de vie. i35 

mie avoient esté si mal gracieux qu'ils nous avoient 
à demy passé compaignons : cela faisoit renas- 
quer nos impatiens, qui, après avoir donné une 
fort brusque charge sur le reste du souper, por- 
tèrent troigne de se vouloir formaliser alencon- 
tre de Madamoiselle Euthelie, luy reprochans 
qu'elle estoit de la qualité des créatures qui ne 
faillent point par le bec , que c'estoit merveilles 
que la langue du seigneur Theophanes avoit peu 
la contanter et luy faire perdre parole; bref que, 
par cy après s'ils avoient fantasie de tenir si long 
discours, ils prissent autre heure. La doucette 
d'Euthelie, comme elle a l'Œil d'avis, preveut 
bien que le taire luy estoit fort séant, et que, 
puis que ces mal-contans avoient l'estomac vuide 
et affamé, ils estoient colères, chagrins et rechi- 
gnez, et pourtant eussent peu luy jetter quelque 
propos à la traverse, qui n'eust peu estre relevé 
sans querele. De ma part, comme j'estoie affec- 
tionné à l'Œil d'avis, et que d'ailleurs j'estoie 
aussi grand seigneur pour le moins chez mon 
père que le charbonnier en sa logette, je pris la 
parole et leur tins ce langage : 

« Je sçay bien, Messieurs, que vous ne vous 
reiglez à mon ordinaire, et que, bien que je me 
puisse passer de souper, il faut que vous chargiez 
le soir vos pièces; si faut il que je parle à vous. 
Qui a eu plus de peine, ou vous d'escouter à 



ï36 DE l'arbre de vie. 

vostre aise, ou le S^Theophanes et Madamoiselle 
Euthelie de nous repaistre nos aureilles de si 
saincts et beaux discours touchant la béatitude? 
Vous avez la plus part dormy : qui dort il disne; 
et, quand vous ne boiriez ou mangeriez de 
trois jours, n'estimez vous point d'avantage la 
descouverte de l'Arbre de Vie qui nous a esté 
faite que quelques repas : vous les pourrez recou- 
vrer, mais non point le S^" Theophanes, ou l'Œil 
d'avis de Madamoiselle Euthelie. Vendredy der- 
nier, Messieurs, vous fustes si patiens à ouir les 
S''^ Panthaleon et Alexandre, c'estoit aujourdhuy 
dimanche en nostre parroisse; il n'y a point eu 
de prédication : voicy le S^ Theophanes et la belle 
Euthelie qui ont suppléé à ce deffaut. » 

Geste remonstrancelesabbatitsi fort que, tout 
du long du souper, pas un d'eux n'osa lever les 
yeux pour me contempler en face, recognoissans 
qu'à juste occasion je les taxoie de mescognois- 
sance. Cela fait, bénévole liseur, que je m'as- 
seure que ceste apresdisnée te sera agréable. Tu 
as cest avantage sur nos mal-contans, que tu pour- 
ras à loisir la lire à divers traits, sans estre né- 
cessité de passer ceste lice tout d'une course. 
Voicy Madamoiselle Euthelie qui ouvre la dispute 
de ceste quatriesme apresdisnée, après avoir fait 
et receu toutes les révérences et salutades que sça- 
vez trop mieux que je n'ay délibéré vous dire, estre 



DE l'arbre de vie. 187 

en tel cas nécessaires et requises; mais ce fut 
d'une si bonne grâce qu'elle fît l'entrée qu'il n'y 
eut aucun de la compaignie qui ne s'en trouvast 
merveilleusement satisfait; non point tant pour 
la hardiesse qui l'encouragea de se fourrer ainsi 
asseurement dans nostre Académie que pour sa 
gentillesse et sous-ris à demy perdu, qui, afin que 
je ne mente point devant les menteurs, quia om- 
nis homo mendax, outre l'affection que je luy 
portoie, qui me faisoit trouver bon tout ce qui 
venoit de sa part, m'extasoit d'admiration que 
j'avoie des grâces qui esmailloient le cristal de 
l'Œil d'avis. Or voicy la belle Euthelie qui com- 
mence à entrer en discours. 

« Vous ne trouverez point, ce croy je, mau- 
vais. Messieurs, va elle dire, que, sur ceste rele- 
vée, j'aye laissé mes compaignes pourmejetter 
parmy vous, afin de passer, si je puis, joyeuse- 
ment avec vous ceste apres-disnée. Il y a fort long 
temps. Seigneur Theophanes, que je bée après 
le discours que m'avez autrefois ouvert et promis 
poursuivre touchant les vertus morales; je vous 
prie, comme m'avez fait ceste promesse volontai- 
rement, que l'effect en soit nécessaire. Je me sou- 
viens (vous me permettrez, s'il vous plaist, dire 
ce mot) avoir leu que les promesses sont de vo- 
lonté, mais que l'exécution, acquit et accomplis- 
sement est de nécessité. 

18 



i38 DE l'arbre de vie. 

— Madamoiselle Euthelie, vay je lors dire, 
vous avez raison , et ne pouvez estre esconduite 
d'une si juste et honneste semonce. De moy, si 
je ne pensoie faire tort à autruy, ou bien si je ne 
craignoie que mon hardiesse vous desagreast, je 
m'offriroie tres-volontiers, pour vous en donner 
contantement au moins mal que je pourroie. 
Quand au S^" Theophanes, je le vous pleuvis pour 
tel que, puis qu'il vous a donné la parole, sans 
faute il vous tiendra sa promesse. 

— C'est bien dit, respond le S'" Theophanes, 
il y a quelque temps, Madamoiselle Euthelie, 
que j'ay désiré vous faire voir combien de prés 
l'art suit la nature. Ce que je vous monstroie par 
l'expérience, que naturellement je prenoie riere 
vous et moy aussi, comme aussi vous sçavez très- 
bien que confusément tout ce qui tombe sous les 
disciplines par le moyen de la lumière qui natu- 
rellement nous est coessencielle se parfait après 
en nostre ame, lors que nous y adjoustons de de- 
hors l'ordre, qui dépend de l'art et des préceptes, 
ainsi que vous pouvez le vous représenter, si vous 
considérez que, venant sur le soir à jetter confu- 
sément vostre veuë dans le ciel, une masse de lu- 
mière indistincte procédant de tant d'estoiles se 
présente à vostre œil, et puis peu après, par l'as- 
siette des rayons estendus vous commencez à dis- 
cerner avec ordre et par l'apparence, ne cognois- 



DE l'arbre de vie. I 89 

sez pas seulement la différence des grandeurs, 
mais encores plus particulièrement estes informé 
de la vivacité brillante de leur clarté. 'La raison de 
cela vient de ce que tout ce qui est opposé à 
nostre veue ne peut estre veu tout à la fois, ainsi 
qu'Euclide l'a demonstré au premier théorème de 
son Optique. Tout de mesmes en advient il de 
l'ordre des sciences; au rapport que l'on pourroit 
en faire de nature. Cela fait que je ne rejette du 
tout l'opinion de ce grand personnage, lequel 
estime que nostre sçavoir ne soit qu'une res- 
souvenance , encores que l'autorité de plusieurs 
autres me force de ne l'approuver universellement 
et sans restrictions. Toutesfois, par ce que de 
vous mesmes vous pourrez estre assez esclaircie 
sur ceste différence par la suite des discours que 
j'ay bonne envie tenir avec vous pour ceste apres- 
disnée, je vous diray, premier que d'y entrer plus 
avant, que je n'ay jamais manqué de volonté pour 
satisfaire à ce que vous me demandez ; m.ais j'ex- 
périmente presque ordinairement que l'homme 
est certainement bien maistre de sa langue, qu'il 
luy fait jouer tout ce qui luy plaist, et qu'il peut 
avoir la meilleure volonté du monde, qu'elle de- 
meurera ineffectuée si quelque mes-aventure vient 
à traverser parmy ses actions. 

— J'aime bien mieux, respond Euthelie, vous 
advouer cela pour le coup qu'esgarer la matière , 



140 DE LARBRE DE VIE. 

VOUS y contredisant, comme je pourroie : la ma- 
tière est propre, le subjet beau et ample; mais, 
par ce que la question est de si légère consé- 
quence, qu'en peu de temps on puisse monstrer 
si l'homme est maistre de ses actions, ou bien s'il 
fait sa course à l'aventure ou estant conduit par 
quelque nécessité supérieure, je passeray ce point 
sans m'y arrester, afin que vous puissiez pour- 
suivre vostre pointe. 

— J'en suis trescontent, Madamoiselle Eu- 
thelie, respond le S^ Theophanes, encores que je 
ne me promette pas de justifier par preuves par- 
ticulièrement tout ce que je puis avoir proposé 
comme en passant, non pas pris de mon creu, 
mais de l'opinion d'un Persien. Et suis bien d^avis 
que, sans insister sur cest accessoire, nous tas- 
chions à vuiderle principal, lequel pour la gran- 
deur du sujet nous déduirons. 

— Il me semble. Seigneur Theophanes, répliqua 
la belle Euthelie, que, pour éviter la confusion , 
qui s'engendre bien souvent de la variété des opi- 
nions irrésolues, il sera meilleur de passer seule- 
ment par dessus, et recueillir en forme de som- 
maire de ce divers meslange, comme font les 
abeilles le miel de la diversité des fleurs , la vraye 
méthode que nous y devons observer; laissans 
cependant le champ ouvert à l'Académie pour en 
décider suivant cest ordre, si vous trouvez, Mes- 



DEL ARBRE DEVIE. 14I 

sieurs, que je le prenne bien de ceste façon. 
— Ce n'est point d'aujourdhuy, Madamoiselle 
Euthelie, dit le seigneur Theophanes, que j'ay 
eu preuve certaine de vostre prudence : sur ceste 
créance, je commenceray, et, puis que nous avons 
destiné ceste apresdisnée pour dresser, hausser, 
et altiffier un Arbre de Vie, nous départirons pre- 
mièrement la vie de l'homme en trois degrez, à 
sçavoir, de la vie contemplative, active et factive, 
encores que plusieurs, pour dicotomier, soient 
bien contens de ranger la dernière avec la se- 
conde; mais, puis que c'est une opération de 
l'ame, à laquelle le corps sert d'instrument, et la 
plus propre pour nous mener à la considération 
des sens, afin de procéder par les voyes qui nous 
sont les plus communes et familières, aux autres 
plus estranges et esloignées, nous ne ferons pas 
de difficulté de la mettre au troisième lieu. Et, 
comme l'homme est image du monde comme 
cestuy ci l'est du Dieu souverain, nou: dirons 
que l'homme artisan imite Dieu artiste de l'uni- 
vers. Ainsi l'homme moral est représenté en son 
ame pour patron comme prévoyant et sage dis- 
pensateur de toutes choses : le contemplatif le 
nous représentera en son entendement comme 
séparé de toutes affaires, vivant en soy, de soy, 
et par soy tressuffisant ei tresheureux en tranquil- 
lité. Partant, comme la perfection de tout con- 



142 DE LARBRE DE VIE. 

siste en trois, nous conclurons que la vie hu- 
maine, parfaite œuvre entre les dons de Dieu, 
doit estre divisée en trois, dont les extrêmes, au- 
tant difîerens de dignité de sujet qu'en ordre et 
place, ainsi que tout s'entretient par un moyen 
et milieu, aussi se trouveront ils ensemble unis, 
alliez et accouplez par la liaison du second, qui , 
pour participer de la nature de l'un et de l'autre, 
les peut comme réduire et rejoindre en un. Les 
factions ne sont que les mestiers et besoignes 
mechaniques, appartiennent comme plus viles et 
abjectes au plus bas. Le second estage est des 
actes, actions et choix; et les sciences et spécula- 
tions se rapporteront à la souveraine, qui est la 
contemplative. Cela supposé , nous définirons la 
vertu morale estre une reigle de bien vivre, la- 
quelle on peut entretenir par longue accoustu- 
mance, et de laquelle les premières semences 
naissent avec nous, faibles voirement et petites, 
comme le sont toutes choses de leur entrée et 
commencement, mais, estans cultivées avec art et 
soin, avec le temps prennent accroissement, lustre 
et beauté, non point trop aisément, car l'estude 
et opération de la vertu n'est pas de moindre dif- 
ficulté que les arts. Somme, que c'est une cer- 
taine imitation de l'homme à Dieu, par laquelle 
il tasche de se conformer à la divinité par l'a- 
proche et imitation qu'il en fait, comme au con- 



DE l'arbre de vie. 148 

traire le vice n'en est qu'un esloignement, ou 
plustost délaissement, à cause de son inclination 
dépravée par la corruption séminaire depuis le 
premier péché. 

— Voire mais, Seigneur Theophanes, réplique 
belle Euthelie, il m'est advis qu'avant de mons- 
trer que c'est de la vertu, il seroit bon de sçavoir 
à quoy elle sert, et si c'est pour nous que nous la 
recerchons, ou bien pour l'amour d'elle, ou bien 
si, passant plus avant, elle ne nous sert que d'es- 
chelle, planche ou moyen pour parvenir à un 
plus grand bien : car il est bien vray- semblable 
que, considéré en soy et nuement, il n'y a pas 
grand bien ny plaisir à s'abstenir des choses qui 
pour le moins ont bien apparence d'estre bonnes, 
et, par manière de dire, violenter nostre nature, 
luy déniant volontairement, pour l'amour de la 
tempérance et de la courageuseté, ce que bien 
souvent elle affecte le plus. Et vous sçavez que 
l'on monstre plustost la qualité de la chose que 
l'on ne persuade à l'embrasser ou délaisser. Con- 
tentez moy donc, s'il vous plaist, en cela, et que 
je sçache si c'est le seul bien de l'homme que la 
vertu; après toutesfois que vous aurez dit, comme 
en passant, s'il y en a une ou plusieurs en es- 
sence , et en quoy elle consiste. 

— Je n'avoie pas garde, Madamoiselle Euthe- 
lie, d'oublier cela, non plus que l'architecte les 



144 ^E LARBRE DE VIE, 

plus fermes et plus solides pierres de son fon- 
dement sur lequel il veut bastir. Ainsi , comme 
la fin est la plus noble de toutes les causes, comme 
celle pour l'amour de laquelle toute autre chose 
se fait, aussi faut il considérer premièrement s'il 
y a une fin aux actions humaines pour laquelle 
seule toutes autres choses s'entreprennent. En 
ayans trouvé une, nous passerons plus avant à la 
recerche de la qualité dequoy, pourquoy et en 
quoy proprement elle consiste. Ayans doublé 
ceste pointe, nous n'aurons qu'à adviser des 
routes, rades, moyens et sentiers, pour nous ache- 
miner droit où nous tendons. Si bien que nous 
toucherons aisément au port, où vous desirez 
entrer, tant de temps y a, avec la cognoissance 
des raisons qui doivent servir de gouvernail en 
la vie. Or, parmy ceux qui ne peuvent giroûetter 
la conduite de cest univers au vent de l'aventure, 
les mieux advisez ont confessé, d'un commun 
consentement, que, comme nature ne défaut ja- 
mais es choses nécessaires sur lesquelles elle pré- 
side, de mesmes ils advouënt qu'elle n'a rien fait 
vainement, mais tout à quelque intention : ce qui 
toutesfois adviendroit s'il ne se trouvoit point de 
fin en ce qui dépend d'elle; mais, puis que le 
contraire se monstre en tout, de tout, et par tout 
ce qui a eu commencement par génération, créa- 
tion et faction, il s'ensuit bien nécessairement 



DE l'arbre de vie. I45 

que tout ce qui se fait tend à quelque fin. J'ap- 
pelle fin ce pourquoy nous commençons et pour- 
suivons tout ce que nous faisons. Pour preuve de 
mon assomption, je neveux que vous mesmes, 
Madamoiselle : vobs me recerchez afin de sçavoir 
que c'est de l'Arbre de Vie, des fruits qu'il porte, 
des mœurs ; vous les apprenez afin de les pratiquer ; 
vous les pratiquez afin d'avoir la belle et divine 
vertu ; vous possédez la vertu afin d'en avoir re- 
cognoissance. En ce pouvez remarquer, non pas 
une fin seulement, mais autant comme il y a 
d'actes, les uns contenans et contenus parmy 
les autres. Vous trouverez le mesmes en toutes 
les opérations naturelles, si vous supposez que 
nostre intention procède ainsi de fin en fin jus- 
ques à la dernière qu'elle s'est proposée la pre- 
mière. Et ne faut point douter que les supérieures 
ne soient les plus excellentes, comme celles pour 
le seul respect desquelles toutes les autres sont 
désirées. Cela advoué, il faut bien recevoir pour 
chose toute certaine que, comme nous faisons 
toutes choses pour le respect de la fin où nous 
prétendons, de mesmes aucun, ne souhaitant na- 
turellement que ce qui est bon, ne se peut pous- 
ser vers la fin imaginée, sinon entant que réelle- 
ment elle est bonne , ou pour le moins que sur le 
front elle porte l'image de bonté, soit qu'elle se 
considère pour le proffit, soit que ce soit pour le 

19 



146 DE l'aRBR^E de vie. 

plaisir et pour l'honnesteté, car les opérations de 
nostre volonté se rapportent par force à l'une 
des trois, ou aux trois ensemble. Ce qui se void 
assez à clair, non point seulement aux commerces 
publics, mais encores en tout art, doctrine et 
choix, lesquels chascun se propose estre son bien 
comme la seule vase de leur labeur. De cecy de- 
meure vérifié que la fin et le bien n'est qu'une 
mesme chose, gardant ceste proportion que le 
particulier soit rapporté à la particulière et l'uni- 
versel à l'universelle. 

— Seigneur Theophanes, vous avez bien mons- 
tre, va dire la Damoiselle Euthelie, que presque 
toutes nos actions sont guindées à leur fin ; mais 
je n'ay sceu comprendre, par ce qu'avez déduit, 
qu'il y ait une fin souveraine à laquelle toutes les 
autres viennent abboutir, ainsi que toutes les 
lignes qui divisent le cercle en deux égales moi- 
tiez se peuvent terminer au seul centre, capable 
par sa nature de les recevoir toutes. 

— Il est vray, belle Euthelie, respond le S^' 
Theophanes; mais, si je l'ay différé jusques en ce 
lieu, c'est que l'ordre ne l'avoit pas plustost re- 
quis. Nous dirons donc, en le reprenant, que, 
lors que nous desirons quelque bien, c'est pour 
limiter et borner nostre appétit en ceste posses- 
sion, ou pour nous servir de moyen d'en possé- 
der un plus grand. Or, il est manifeste que pas 



DE l'arbre DE VIE. 147 



un de ces deux ne sera la dernière fin ny le sou- 
verain bien, si, après que nous les aurons obte- 
nus, nous pourchassons à d'autres au delà. Mais, 
puis qu'en la nature nous ne pouvons recevoir 
rien de vain ny d'infiny, il se faut résoudre que 
nostre désir, ne pouvant par progression infinie 
estendre sa portée, arrive finalement à un point 
outre lequel ne luy soit donné passage. Ce poinct 
s'appellera fin extrême, laquelle nous considérons 
telle nécessairement que , comme le bien univer- 
sel est l'object de la volonté, aussi faut il qu'elle 
soit l'object où toutes choses regardent, comme 
celle qui est tousjours désirée par soy et non par 
autre , et qui seule de soy a puissance de nous 
ravir et comme embraser d'amour de recercher 
sa possession, comme l'unique et seul aise et re- 
pos de la vie humaine, à la comparaison de la- 
quelle tout autre bien se peut plus proprement 
nommer apparence, fumée, ombre et image que 
réelle vérité d'essence. Cela donc sera nostre sou- 
veraine fin et nostre souverain bien. 

— Ah! que je suis satisfaite de vous, Seigneur 
Theophanes, va dire la belle Euthelie ; il me sem- 
ble qu'il ne reste plus rien à esclairer pour vostre 
premier chef. C'est à ceste heure que vous me di- 
rez que c'est de ceste souveraine fin. 

— Si je n'avoiè envie, Madamoiselle Euthelie, 
respond le S^ Theophanes, que de m'acquiter de 



14B DE l'arbre DE VIE. 

la promesse que je vous ay fait, en un mot je vous 
payeroie, vous disant seulement que la félicité est 
le souverain bien de la vie humaine. Car tous les 
philosophes sont voirement bien d'accord entre 
eux que ce nom doive convenir à ceste fin ex- 
trême, à laquelle toute autre chose se raporte , 
dans laquelle toute autre chose est contenue , et 
pour laquelle toute autre chose consiste; mais 
quelle puisse estre, le vulgaire n'en est pas seu- 
lement appointé avec les sages, mais encores 
ceux cy entre eux sont à en poursuivre l'arrest 
final du différent et mesaccord que pour ce ils ont 
ensemblement. On peut les départir en trois li- 
gnes : la première establissoit la volupté corpo- 
relle pour souverain bien; la seconde se propose 
la vertu universelle, accompaignée toutesfois de 
la saine disposition du corps et des biens de la 
fortune; la dernière maintient à cor et à cry 
que l'unique vertu estoit suffisante pour rendre 
l'homme heureux, quoy qu'en apparence il sem- 
ble estre malheuré d'afflictions et oppressé par le 
feu, le fer et l'eau. Eudoxe, Aristipe, Democrite, 
Epicure et les autres, qui en ce banquet se sont, 
par manière de dire, enyvrez dans une mesme 
coupe; encores qu'au reste leurs sages et notables 
sentences qu'ils ont laissé à la postérité monstrent 
qu'ils estoient grans personnages, si se sont ils 
lourdement abusé en ce qu'ils ont estimé qu'il n'y 



DE LARBRE DE VIE. 1 49 

avoit rien de plus excellent et recommandable en 
l'univers que le sens commun et les vertus que 
Tame exerce par le moyen des organes corporels. 
Et, comme le commencement d'une erreur est un 
continuel achoppement à plusieurs autres, aussi 
ont ils inféré de ceste fausse persuasion qu'en la 
mort du corps il y avoit entière dissolution et ré- 
duction à néant de tout le suppost composé. Par- 
tant, ayans considéré que les principes de fuir et de 
désirer quelque chose sembloient naistre en nous 
de la douleur et de la volupté, ils convioient et 
exhortoient bien à la vérité leurs auditeurs à quel- 
ques bonnes mœurs, comme de ne craindre la 
mort ny ne la désirer, de n'usurper rien sur au- 
truy, de recercher et s'estudier à cela qu'on ves- 
quist en tranquillité. Mais, puis que la nature es- 
sentielede l'homme, selon leurs hypothèses, avoit 
ses limites du berceau au tombeau, il falloit bien 
qu'ils logeassent leur félicité en l'effect de ces 
mots : 

Courage ! boy, mange à toute heure 
Et joue selon ton désir, 
Puis qu*aprés la mort ne demeure 
Aucun sentiment de plaisir. 

Et, à la vérité, n'ayans autre guide qui esclairast 
à leur vie que la nature sensible, ou paravan- 
ture, pour mieux dire, n'en ayans voulu recevoir 



l5o DE l'arbre DE VIE. 

d'autre, ils estoient excusables d'outrepasser ce à 
quoy elle les incitoit. Voila comme leur félicité 
estoit boiteuse, bigerre, dépravée et contrefaite, 
qui me fait ressouvenir de ces météores lesquels 
s'engendrent en l'air, lequel, pour estre incapable 
avec son inconstance de recevoir en son sein les 
générations des corps parfaits, encores qu'il n'ait 
faute ny de matière ny de cause efficiente, les va- 
peurs et exhalaisons luy estans préparées pour 
l'une, les rayons des astres, mouvement du ciel 
et chaleur luy servans pour l'autre, ne produit 
toutesfois bien souvent rien que des légères im- 
pressions qui ont beaucoup plus d'apparence que 
de réelle subsistence. Telle resverie,quoy que dés 
fort long temps elle ait esté sifflée et moquée es 
escoles, et renversée de fonds en comble, a esté 
neantmoins resveillée par quelques uns, que de- 
puis les ont suivi et tasché à imiter non moins en 
la doctrine qu'en la pratique de leur vie, lesquels 
ont pris une peine incroyable de rappuyer, 
comme sur des pilotis ou colomnes, ce fantastic 
bastiment, se parforçans à nous donner autre in- 
terprétation aux paroles de leurs devanciers que 
ne fut jamais leur conception. Toutesfois, par ce 
que ce ne sont que fadaises et niaiseries qui ne 
méritent pas que nous emploions du temps à les 
esplucher, je les lairray en leur estable, m'asseu- 
rant que les tenez pour veuës, et m'achemineray 



DE l'arbre de vie. i5i 

vers Aristote, Theophraste et la bande Peripa- 
tetique, parce que la seconde opinion est de leur 
creu. 

Ceux cy donc, comme ils avoient plus d'enten- 
dement et de raison que les autres , ont estimé 
que la pratique de la vertu estoit la vraye béati- 
tude de l'homme. A ce meus et poussez, pour- 
autant que, comme l'homme estoit le plus noble, 
le plus parfait et le plus excellent de tous les ani- 
maux, il sembloit nécessaire d^inferer que ses 
opérations, proportionnées à telle dignité , luy 
dévoient estre propres et non communes avec ce 
qui luy estoit inférieur en toute chose comme en 
espèce. Or ils voyoient bien que l'estre simple- 
ment appartenoit particulièrement aux elemens 
et aux minéraux; l'estre et vivre, aux arbres, aux 
plantes et aux vegetables; l'estre, le vivre et le 
sentir, aux animaux despouillez de parole , de 
raison et d'intelligence; restoit donc, puis que 
l'homme leur estoit supérieur en tout degré de 
prééminence, qu'il eut quelque chose de propre 
par sur eux, laquelle tesmoigna de quoy, en quoy 
et pourquoy il estoit né; et c'estoit la divine 
raison, selon laquelle celuy qui reigloit sa vie et 
ses deportemens, et qui usoit d'elle bien et deue- 
ment, il faisoit indubitablement ce pourquoy il 
estoit né, et en la pratique et l'exercice d'une si 
bonne, si belle et si naturelle vie, ils attachoient 



l52 DE l'arbre de VIE. 

ceste béatitude. Mais qui leur eut demandé s'il 
estoit en la puissance du sage de la posséder en 
possédant la vertu, je croy qu'ils eussent esté 
bien empeschez à respondre à ceste question, 
sans mettre en avant beaucoup de difficultez, 
car, ô bon Dieu , se peut il faire que l'homme 
qui seroit bien sage et entier, de bonnes mœurs, 
et au reste accomply de toutes les bonnes parties 
qu'on sçauroit désirer, se peust dire bien heureux 
et content lors qu'il est estroitement enchainé 
dans les Chartres et cachots obscurs d'une prison; 
lors qu'il se void, par l'injuste commandement 
d'un tyran, estre conduit au supplice, les siens 
dégradez ignominieusement de tous honneurs 
et déclarez inhabiles de jamais y parvenir; ou, 
qui est encores plus dur à supporter, de voir 
brusler son patrimoine, périr, violenter et ou- 
trager sa chère compaigne, ses enfans exterminez 
par le glaive, et après, pour le comble du mal- 
heur, se voir reléguer soymesmes en exil, ne 
ayant aucune chose continuellement devant ses 
yeux que le tragique spectacle de la mort des 
siens, qui se représente à tous poincts en sa mé- 
moire, et, au partir de là, qu'on luy vienne à 
oster la ciguë, le cousteau et les précipices, pour^ 
se défaisant, se délivrer de misère et ennuis. Ap- 
pellerez vous cela félicité, Madamoiselle? C'est 
pourquoy ils disoient que la vertu seule ne suffi- 



DE l'arbre de vie. I 53 

soit pas pour bien et heureusement vivre ; et fu- 
rent ces philosophes contraints distinguer trois 
sortes de bien, dont l'un se trouvoit en l'esprit, 
l'autre dependoit du corps, et le dernier de la 
fortune. Le premier, le plus grand, le plus digne et 
le principal bien, auquel ils donnoient Famé pour 
siège, repaire et retraite, contenoit seul le fonde- 
ment, voire toutes les parties intégrantes de la 
félicité, ne plus ne moins qu'un édifice est ré- 
puté parfait quand il a le base, ses murailles et sa 
couverture, encores qu'outre cela il ait besoin de 
meubles, utensiles et autres particularitez qui 
servent à embellir, parer et enrichir le bastiment. 
Ainsi la vertu sembloit bien estre suffisante de 
soy pour constituer la béatitude, attendu qu'elle 
estoit le vray bien de l'homme; mais elle avoit 
affaire, comme d^adjoints et instrumens externes, 
des biens du corps et de la fortune, non point 
tant pour luy donner lustre ou que d'eux mesmes 
ils fussent capables de parfaire la vie h^.ureuse, 
comme pour estre moyens qui destournassent 
l'empeschement de ses sainctes opérations, és- 
quelles seules gist toute la béatitude. Car il est 
bien vray-semblable que l'ame logée dans un 
corps persécuté ou de maladies ou de supplices 
ne sçauroit bien exercer la vie contemplative, 
laquelle doit estre en recoy, rassise et en tran- 
quillité; non plus qu'elle ne pourroit se monstrer 

20 



i54 DE l'arbre de vie. 

libérale ny officieuse envers ses amis, ou pour le 
bien public, tant que l'homme seroit relégué en 
une isle déserte comme banni et orphelin des 
faveurs de fortune. 

— A ce compte, répliqua Madamoiselle Euthe- 
lie, Seigneur Theophanes, tout homme, en quel- 
que vacation où il puisse estre appelle, peut bien 
acquérir la possession de la vertu et de la sagesse, 
mais de s'exempter d'estre misérable sans les biens 
extérieurs, qui sont comme coadjuteurs, il ne se 
peut faire aucunement, ce me semble , et partant 
ils ne peuvent jouir de la félicité souveraine. 

— Cela est bien vray, belle Euthelie , respond 
le S'" Theophanes, que le sage ne se peut dire 
misérable, car l'habitude de la vertu, qui luy sert 
de boulevert, empesche qu'il ne soit qualifié d'un 
si tresinfame titre, mais aussi de nommer un 
homme heureux parmy un monde de calamitez, 
il faut que vous demeuriez d'accord avec moy 
qu'il n'y a aucune apparence. Car si la vertu est 
désirable universellement, contente et suffisante 
de soy et pour tous ceux qui la possèdent, j'es- 
time que la vie embarrassée de toutes parts d'af- 
flictions, comme elle n'est souhaitable, aussi elle 
ne peut estre bonne ny bien heureuse , selon l'o- 
pinion de messieurs les Peripateticiens. Voila 
deux bandes vérifiées: il nous faut donner dedans 
la troisiesme, de laquelle nous faisons chef et 



DE l'arbre DE VIE. l55 

capitaine Zenon, par ce qu'il en a esté le premier 
auteur, et que tous les Stoiciens ne semblent 
avoir fait la ronde que sous son mot du guet. 

Ceux cy, voulans rendre la vertu plus rare et 
plus belle, la resserroient dans des réservoirs 
moins libres et spacieux , ne mettans au devant 
de son repaire, ainsi qu'ont fait plusieurs au- 
tres, des tapisseries et parures de voluptez cor- 
porelles, non plus que l'air fredonné de la musi- 
que propre à esmouvoir les sens et ravir l'ame 
par allechemens, encores que par tout on vit dis- 
posée la belle et divine harmonie, consistant de 
proportions, nombres et mesures, le son n'estant 
point tant entonné pour contenter l'aureille sen- 
sible comme pour retenir l'entendement extase 
en admiration sur celuy lequel en est l'auteur et 
le principe ; mais, plus sévères et plus rigoureux, 
ils l'adoroient et la faisoient reluire plus belle, 
plus excellente, plus généreuse, et, comme à la 
vérité elle estoit, immortelle parmy les flammes 
dévorantes, les glaives homicidiers et les précipi- 
tantes persécutions. Ce qui d'avantage les esmou- 
voit à une si hardie resolution estoit l'asseurance 
qu'ils avoient que cela se devoit seulement dire 
bon qui seul estoit honneste , et ils appelloient 
honneste tout se qui se faisoit bien , louablement 
et selon la vertu parfaite. Ainsi ils reputoient 
sale, laid et indigne, de vivre craintivement, 



i56 DE l'arbre de vie. 

luxurieusement et follement, et appelloient la 
vie belle, bonne et honneste, laquelle estoit ac- 
compaignée de magnanimité, de continence et de 
prudence, nians fort et ferme que les commoditez 
du corps et de fortune peussent rendre meilleur 
le sage, ny au contraire l'empirer, attendu que la 
figure ronde, qui n'a que la surface, n'est pas 
appellée cercle pour estre d'or ou d'autre matière 
(cela ne luy advenoit que par accident), ains pour 
avoir conformité à la définition qui luy appartient 
proprement et par soy. De mesmes, la seule vertu, 
sans les autres circonstances qui se treuvent aux 
biens extérieurs, suffît en telle sorte, pour bien 
vivre, que ny la prison, ny la perte des biens, ny 
la mort mesmes la plus violente, ne luy peut oster 
la possesion de ceste félicité. Par ainsi, en leur 
secte, le seul sage estoit libre roy, dépendant tout 
de soy et foulant aux pieds (par manière de dire) 
tous les accidens humains que l'injure du temps 
et calamité du Ciel peuvent apporter pour affli- 
ger , avec ceste ferme , constante et asseurée 
resolution en l'ame que rien de cela, ny bannis- 
sement, ny pauvreté, ny douleur, ne peuvent luy 
estre et causer mal, car, comme il n'y a rien de 
bon que ce qui est honeste et vertueux, ainsi il 
n'y a rien de mauvais que le laid, le deshoneste 
et le vice, qui ne peut aucunement empiéter sur 
le sage. 



DE LARBRE DE VIE. iSj 

— Je m'esbahis grandement, mon gentilhomme, 
va dire la belle Euthelie, de l'aveuglement de ces 
pauvres gens des siècles vieux, qui, se trainans à 
taston, comme les enfans, après la recerche de la 
vérité, se sont si souvent égaré sous la conduite 
de leur foible et vaine raison que,jaçoit qu'ils 
tinssent pour principe stable que la cognoissance 
du vray ne se pouvoit trouver que par une ligne 
droicte, comme la butte de l'archer, ils se sont 
neantmoins opiniastré à faucher et traverser par 
desvoyes obliques et contredisantes, de sorte que 
n'est de merveilles s'il y a tant d'incertaineté en 
leurs opinions touchant ce qui s'esloignoit un peu 
de leur sens. Et, afin que je puisse voir plus à 
clair leur imbécillité en la contrariété de leurs ju- 
gemens, dites moy, beau sire, je vous prie, en 
passant, sur quoy ont peu estre fondées tant de 
sortes de béatitudes que l'on s'est forgé par le 
passé. 

— Tout l'erreur, Madamoiselle, respond le S'' 
Theophanes, est procédé de l'ignorance de la 
vraye et pure définition de la volupté. Or, en- 
cores qu'il ne serve pas d'un bouton de sçavoir 
ceste absurde variété, si est ce que, pour vous con- 
tanter, je vous diray que Pyrrhon et ses partisans 
n'ont peu advoûer qu'il y eut aucune béatitude. 
Epicure l'a establie en la volupté et l'absence de 
douleur. Crœsus l'a fondé sur les richesses. Pe- 



1 58 DE l'arbre de vie. 

riandre le Corinthien afferme que c'est l'honneur. 
Socrates veut que ce soit la seule science ; Platon, 
l'idée; Orphée, sous sa feintise de Narcisse, en- 
tend que ce soit la beauté. La force et roideur du 
corps tient lieu de souverain bien à Milon Cro- 
toniate. Zenon ne la trouva ailleurs qu'en la seule 
vertu et au seul sage. Bion de Borysthene tendoit 
à la prudence, Bias à la sapience ; Thaïes Mile- 
sien adoroit souverainement ce qui estoit com- 
posé de ces deux. Pittaque soustient que le bien 
faire et l'estre heureux est mesme chose. Aristote 
ne reçoit que la pratique et opération de vertu 
pour félicité. A ces opinions on en pourroit ad- 
jouster une formilliere d'autres deffectueuses et 
moquables, comme la plus part de celles qui pren- 
nent leur source de ce que chacun affecte le plus 
particulièrement. Tout malade estime que la santé 
soit souverain bien; vous, que la perfection de 
jouer du luth qu'avez en possession, avec la grâce 
de bien dire, vous bien-heurent ; et moy je me 
fais accroire (ah! que^ne suis je pas seul en 
Beausse ! ) que la bonne grâce de celle que je res- 
pecte pour l'Œil d'avis anagrammatisé me cause 
une félicité. Bref, nous ressemblons pour la plus 
part, quand est du jugement que nous voulons 
faire de nostre béatitude, à ceux qui, regardans 
par une verrière jaune, se persuadent qu'en hy- 
verle tapis de la neige soit jaune, ou en esté que 



DE L ARBRE DE VIE. I Sç 

la verdure de leur pré sente sa jaunisse. Mais, 
Madamoiselle, vous ne me dittes point laquelle 
de ces opinions vous contente le plus, si tant est 
qu'il y çn ait aucune qui vous semble passable- 
ment bonne. 

— Seigneur Theophanes, que voulez vous que 
je vous die, respond la belle Euthelie, sinon que, 
comme naturellement toute créature désire le 
bien pour sa perfection, et comme le plus proche 
de nos sens est celuy qui a le plus de puissance 
de nous attraire à soy, ainsi ay je premièrement 
pensé, à mesure que vous mettiez en jeu la pre- 
mière opinion, que la volupté perceptible par les 
sens, et ceste tranquillité d'esprit que demandoit 
Democrite avec les autres vertus communes, me 
contantoit merveilleusement et tenoit comme en 
suspens mon ame, si elle devoit ambrasser, pour 
vraye félicité ; quand, incontinant après, vous avez 
monstre que cela rampoit trop bas sur le péris- 
sable de la matière, et que l'opération de la bien 
heureuse vie, je ne sçay par quelle secrette in- 
flammation, m'a touché jusques en l'ame d'un 
désir extrême de toute sa beauté, ne plus ne moins 
que (sans aller plus loing) un aymant d'affection 
tout ce qui se peut en amour, sur le déclin mesme 
et après une longue et importune attente, désire 
de posséder la présence de sa dame. Alors ay je 
pensé que, si la béatitude se trouvoit en ceste vie, 



l6o DE l'arbre DE VIE. 

que certainement elle devoit trouver place parmy 
les faits heroiques : ce n'est que j'en voulusse for- 
clorre les biens et grâces extérieures. Toutesfois, 
après que, visant de plus prés au vray but, j'ay 
veu que vous représentiez comme sur un théâtre, 
parmy la vie et actions des sages, ceste vénérable 
fille du ciel, simple, nue, sans fard, pleine de lu- 
mière au plus sombre de la nuict, le front brave 
et gaillard au plus fort des persécutions, et extrê- 
mement contante au plus bas de la pauvreté , 
bref que , sans appuy d'une force et dextérité 
corporelle, et moins des faveurs de fortune, elle 
suffisoit à elle et d'elle mesmes. Tant y a que, si 
ces sages, ayans eu en telle estime la vertu que, 
pour l'amour d'elle et en elle, ils ont fait leur 
proffit de tout ce que le vulgaire appelle mal dou- 
loureux et affliction, je ne fais point de difficulté 
que, divinement inspirez, ils n'ayent touché à la 
vérité, laquelle ils s'estoient proposé, au moins, 
s'il est vray-semblable que parmy les sectes des 
anciens elle ait peu estre descouverte. 

— Madamoiselle, il y a bien quelque appa- 
rence en vos propos, va dire le S^ Theophanes, 
et sçavoye bien que vostre opinion ne seroit 
point autre, en quelque façon qu'on parla de la 
vertu, pour laquelle vous prenez la cause à toute 
outrance, tant une estroite habitude et familiarité 
vous a dés long temps conjoint avec elle, et à la 



DE l'arbre de vie. i6i 

vérité vous ne vous monstrerez jamais estre mal 
à propos poussée de passion quand vous parlerez 
d'elle ainsi avantageusement : ce vous est un lan- 
gage bien séant, attendu que Dieu n'a oncques 
departy chose aux humains plus digne , plus 
saincte, voire plus nécessaire pour la conservation 
des republiques, des familles et de l'homme; 
mais que le souverain bien consiste en elle, soit 
en sa substance, soit en ses actions, cela est trop 
crud, et ne peut estre digéré par un cerveau 
chrétien, ainsi que le reste de ceste apresdisnée 
le vous apprendra. 

Or, Madamoiselle, il faut que vous sçachiez 
que^ quelque diversité que j'aye remarqué entre 
ces trois partys, nostre temps a produit des es- 
prits qui ont trouvé cest expédient pour les re- 
concilier par ensemble, pourautant(dient ils) que 
les Stoiques et Peripateticiens sont bien d'accord 
ensemble que la seule vertu soit la racine et la 
princesse de la béatitude. Cest accord et consen- 
tement au principal fait qu'es circonstances la 
différence soit bien petite , car les facultez exté- 
rieures, qui sont appellées par aucuns bien, sont 
plus embrouillées pour raison des paroles que pour 
la chose mesmes, ceux là nommans préférables 
et rejettables ce que ceux cy appellent bien et 
mal. Encores adjouste on qu'il n'y a pas grande 
diversité, quand il est question de porter cons- 

21 



102 DE l'arbre de VIE. 

tamment les outrages qui procèdent des traits de 
la fortune, car Aristote ne garentit point la vie 
bien-heureuse de toutes persécutions indifférem- 
ment, mais seulement de celles qui sont les plus 
violentes et insupportables ; encores afferme il 
que le sage, en estant empestré, ne peut pas pour- 
tant estre rendu misérable, là où Zenon ne fait 
que passer un peu plus outre, asseurant que, 
parmy ces plus grandes injures, le sage est plus 
heureux. D'où on veut inférer que ces deux 
princes et chefs de deux ligues ne sont qu'en fort 
minse m^esaccord touchant cest article. 

Escoutez, au demeurant, comme Epicure est 
appointé avec eux^et comme, sous ce philosophi- 
que trium-virat, l'empire de la félicité est admi- 
nistré. La béatitude (dient ils) ne peut estre sans 
volupté, et mesmes le nom grec d'où elle ruis- 
selle monstre que les deux sont inséparables ; 
que l'action de la vertu, la science et la contem- 
plation contiennent de merveilleusement grandes 
voluptez : de sorte que presque on est en doute 
si la félicité est désirable pour elles, ou les vo- 
luptez pour la félicité. Epicure crie qu'il ne peut 
avec la volupté vivre, sinon justement, tempere- 
ment et prudemment, ny au contraire vivre jus- 
tement, temperement et prudemment sans la vo- 
lupté. 

— Hé bien! Seigneur Theophanes, va dire la 



DE l'arbre DE VIE. l63 

belle Euthelie, ne vous semble il pas qu'Epicure 
ait raison, et que ceste reconciliation ne soit belle, 
louable, à priser et suffisante pour oster Tin- 
quiétude d'une ame tenue en alte , pour pren- 
dre le chois de Tune de ces trois ? Quant à moy, 
je ne sçauroye vous desguiser et cacher le nompa- 
reil contantement que j'en reçois. 

— Je n'en doute point, Madamoiselle, res- 
pond le S^ Theophanes; mais aussi je pense que 
vous ne demeurerés gueres en ceste créance après 
que vous aurés plus exactement considéré ce qui 
en est. En premier lieu, ostés moy l'équivoque 
duquel se jouent et masquent les advocats d'Epi- 
'cure, et distingués la volupté en ce qu'elle se 
prend spirituellement et corporellement, et à voye 
claire vous les verrez diamétralement contraires 
aux autres deux sectes. Qu'ainsi soit, il est certain 
qu'Epicure n'a jamais entendu parler d'autre vo- 
lupté que de celle qui à la brutale s'espand orde- 
ment par le corps; autrement, sa vie et tant de 
fréquentes exhortations au boire et au manger 
contrediroient à sa doctrine. Vous voyez donc- 
ques que, comme il n'a point pensé à la vraye, 
pure et sincère volupté, qui est la vie de l'ame, 
aussi n'a il jamais espéré que son opinion fust 
conforme aux autres deux, veu mesmes sa pro- 
fession et de ses partisans , que ce n'est point 
vivre que vivre, selon l'opinion des autres philo- 



164 DE l'arbre de vie. 

sophes. Et quant aux autres deux, à sçavoir Aris- 
tote et Zenon, ils se dedaigneroient d'associer 
avec eux cest Epicure, voire mesmes ils ne pour- 
roient : il n'y a aucune espérance d'entrer en ac- 
cord pour eux, que l'un n'eust lasché la roideur 
de son opinion jusques à quelque point plus bas, 
et que l'autre au contraire releva la sienne, afin 
de se rencontrer en quelque médiocrité, et là 
dessus establir une consonance, ainsi que les mu- 
siciens ont trouvé moyen d'accorder leur hypate 
et leur nete, par le moyen de la mese, qui a tous- 
jours mesme raison en montant à la haute et des- 
cendant en la basse corde. Cela est trop plus que 
notoire, qu'après avoir observé en la vertu l'ha- 
bitude et l'opération, l'une distinguée de l'autre, 
Aristote n'advoûera point à Zenon que l'homme 
soit bien-heureux pour en avoir la seule habi- 
tude; autrement, il s'ensuivroit que celuy qui 
dort ou qui demeure oisif auroit la mesme félicité 
que celuy qui exécute quelque beau chef d'œuvre 
pour l'amour de la seule vertu; et d'avantage, si 
plusieurs biens sont meilleurs qu'un seul, par 
nécessité il faut confesser que celuy qui l'exerce 
par ses actions envers et devant plusieurs, les in- 
struisant par ce moyen en s'edifîant soy mesmes, 
mérite quelque chose de plus que ne fait celuy, 
lequel se contante de la posséder seul, sans la 
communiquer à autruy par quelque bel acte. Or, 



DE l'arbre de vie. i65 

si cecy est propre du Stoique et cela du Peripaté- 
ticien, on n'en peut rien inférer qu'un mes-accord 
irréconciliable. Zenon, de son costé, ne criera 
il point contre l'autre de ce qu'il fait la vertu 
si pauvre et si couarde (par manière de dire) 
qu'elle ne peut dignement subsister si la fortune 
ne lui départit des richesses, et ainsi qu'un corps 
de garde pour s'opposer aux grandes afflictions 
contre lesquelles, à son advis, le sage ne peut 
estre asseuré ny heureux par conséquent? Veut il, 
au reproche de Chrysippe, estimer acte de vertu 
s'il endure constamment la morsure, non du re- 
gnardeau , lequel deschiroit le costé au jeune 
Lacedemonien , mais d'une petite et ridicule sou- 
ris, ou s'il se sçait contenir et commander d'une 
vieille qui , ayant à peine de reste trois dens en 
bouche, a desja un pied dedans la fosse? On le 
reputeroit pour un sot et badin de reputer cela à 
magnanimité ou tempérance. J'estime que vous 
le pensez ainsi, quoy que vous ne soyez à ap- 
prendre que , selon sa trop bigerre et fantasque 
opinion, le sage ne laisse pas d'estre heureux, 
quelque perturbation qui luy survienne, voire 
que les plus outrageuses et violentes sont la gloire 
et la splendeur de la vertu stoique. Et ainsi voila 
comment il s'en faut beaucoup que ce différent 
puisse estre bien tost appointé entr'eux. 

Mais ce n'est pas tout*de monstrer le mesaccord 



l66 DE l'arbre DE VIE. 

qu'il y a, si encores en peu de paroles nous ne 
vérifions que ny l'une ny l'autre des opinions ne 
doit trouver lieu entre nous. Or il est tout évident 
que la félicité voluptueuse d'Epicure, bordée de 
tous les costezpar la matière corruptible, ne peut 
estre receuë pour souveraine que par bien peu de 
personnes, tant ses maximes sont ridicules et es- 
tranges : encores que la plus part, sans autrement 
l'approuver, aiment sa façon de vivre délicieuse , 
comme ceux lesquels condamnent bien le mal 
universellement, et cependant le pratiquent sous 
main, contractent avec luy lors qu'il peut tomber 
au particulier. Pour cela, et quoy que l'épicu- 
risme n'ait que trop de lieux parmy le monde, si 
est ce que je ne me souviens avoir ouy parler de 
republique, famille, estât ou principauté de nostre 
temps, qui ait sur le front emprainte quelque 
marque de vertu, tant petite soit elle, qui s'avance 
pour l'embrasser. Cela, qu'est-ce à dire autre 
chose, sinon que d'une commune notion que 
l'homme porte naturellement dans le cabinet de 
son ame, chacun descouvre à clair que telle vie 
est plustost propre aux bestes brutes destituées de 
toute volontaire élection qu'elle n'est convenable 
à animal doué de raison ? Encores void on que les 
bestes y vont plus temperement, suivans la seule 
nature et assouvissans leur désir borné au-tour 
d'elle, que ne faict cest insatiable Epicure, lequel. 



DE L*ARBRE DE VIE. 167 

estant poussé d'un appétit des-reiglé, interminé 
et infiny, procédant d'opinion (comme luymesmes 
dit), n'emploie à autre fin toutes les plus excel- 
lentes efficaces de l'ame qu'à boire, manger et 
remplir sa bedaine; sa confession sur la nature, 
sinon à penser, discourir et exercer autant de di- 
verses voluptez qu'il en tombe sous les sens, con- 
viant par ce moyen ceux qui lui prestent l'oreille 
d'outrepasser les inclinations et facultés natu- 
relles, pour l'exécution des choses mesmes qui 
dépendent de la nature , laquelle ils violentent 
en cela, tant s'en faut qu'ils la suivent. De là 
peut on recueillir qu'on ne sçauroit vivre ny heu- 
reusement ny mesmes joyeusement selon ceste 
epicurée et trop plus que dénaturée brutalité , 
ainsi que Plutarque l'approuve dans un traîtté qu'il 
en faict exprés. Je vous renvoie à luy pour me re- 
lever du long discours que je pourrois icy faire 
durant ceste apres-disnée. 

Jugez donc vous mesmes, Madamoiselle Eu- 
thelie, au partir de là, si ceste opinion n'est pas 
fausse et pernicieuse. Considérés, je vous prie, 
que toute chose subsiste proprement et principa- 
lement par sa forme, laquelle est le plus noble et 
le plus excellent du subjet composé. Il s'ensuit 
donc que Famé, informant Thomme, est plus ex- 
cellente que le corps. Puis que cela est ainsi, qui 
me niera que la possession du bien et du plaisir 



i68 DE l'arbre de vie. 

ne doive premièrement et principalement appar- 
tenir à Famé? Or, avons nous monstre que le bien 
souverain d'Epicure ne regardoit que le corps : 
faut donc qu'on me confesse qu'il ne peut estre le 
vray bien de l'ame, par conséquent que l'opinion 
n'en vaut rien, et que, comme telle, elle est re- 
jettable de l'escole de vertu. D'avantage, comme 
la viande est propre aliment du corps, ainsi la 
vraye contemplation est nourriture de l'ame et son 
bien souverain. Si doncques l'ame d'Epicure n'est 
contemplative, elle n'a point de félicité. Et, puis 
que les actes sont distingués parles objects, comme 
le son n'est point l'object des yeux, ny les cou- 
leurs de l'oijye, qui dira que l'ame, continuel- 
lement bandée après les functions corporelles sus- 
ceptibles des voluptez d'Epicure, puisse vaquer 
au ministère de la vie contemplative, propre féli- 
cité de l'ame? 

On pourroit encore ajouster que le bien le plus 
souverain est celuy lequel s'estend sans intermis- 
sion en infinité de durée (attendu qu'une chose 
n'est pas simplement bonne par sa qualité, mais 
quand elle peut tousjours demeurer telle). Or, la 
duration continuée ne se peut trouver plus grande, 
après l'éternité infinie, qu'en l'immortalité dont 
l'ame humaine est capable : il s'ensuit donc que 
la félicité est plus propre en l'ame qu'au corps, 
et par conséquent que l'opinion de la béatitude 



DE l'arbre DE VIE. 1 69 

en la volupté sensible est fausse. Mais parler de- 
vant Epicure de ceste bien-heureuse immortalité, 
laquelle il n'appréhenda jamais, c'est chanter aux 
sourds, comme on dit vulgairement. Laissons le 
donc là, Madamoiselle, en sa bourbe, et qu'il s'y 
veautre tout son saoul, puis qu'il y prend plaisir. 
Accostons avec une plus courtoise et gentille 
modestie le stagirien Aristote; portons respect à 
la mémoire non périssable d'un si grave person- 
nage, lequel a si diligemment, et le premier avec 
plus de méthode, recerché les effects innombrables 
des causes naturelles, avec un si heureux advan- 
tage qu'il en sera tousjours plus admiré que suffi- 
samment imité. Que s'il s'est laissé aller en quel- 
ques erreurs, disputant des mœurs ou de la na- 
ture, il n'a pas laissé beaucoup de sujet d'es- 
tonnement à qui considérera l'incertaineté qui 
accompaigne ordinairement Tune de ces sciences, 
pour ne traiter que des choses sensibles, passa- 
gères, et ne demeurans jamais en mesmes estât, 
et la difficulté de l'autre, qui rencontre ceux là 
mesmement, lesquels, n'est ans esclairez que par la 
lumière naturelle, n'ont peu voir de si loin la fin 
des actions humaines cachée en quelques lieux 
incogneus et séparez hors le visible univers. 
Premièrement, supposons pour véritable la de- 
finition, laquelle luymesmes donne de sa félicité, 
et la qualifions de ces titres d'immuablement con- 



22 



lyO DE l'arbre DE VIE. 

tante et suffisante de soy et pour soy, seule dési- 
rable, et non pour autre respect. Disons encores 
que toutes choses souhaitent naturellement le 
bien , tant pour leur estre que pour leur conser- 
vation ; que le bien universel est plus excellent 
que le particulier, et que toute personne est ca- 
pable de le posséder, attendu (comme je vous ay 
autresfois dit et prouvé) que nature n'a rien fait 
en vain ; puis sillogisons ainsi : si la félicité con- 
siste en l'opération et pratique de la vertu, c'est 
absolument et entièrement, ou en quelque sorte 
et en partie. Si c'est en partie, elle est manchotte 
et imparfaite ; si c'est en quelque manière , c'est 
seulement par accident , et ainsi la voilà muable 
et corruptible, ce qui est incompatible avec la 
nature du bien souverain. Que si c'est absolu- 
ment, elle n'a que faire de moiens extérieurs 
comme coadjuteurs, ce qui est contre l'opinion 
d'Aristote. D'avantage, toute action vertueuse se 
propose une recompense; or le mérite et le sa- 
laire sont choses différentes de temps, d'ordre et 
de fin. Si donques la félicité est le prix du ver- 
tueux, n'est-ce pas renverser l'authorité qui atta- 
che le bien souverain en l'opération et pratique 
de la vertu? Ajoustez que le sage ne seroit qu'au- 
tant heureux qu'il besoigneroit vertueusement : 
l'action venant à cesser, sa béatitude delaisseroit 
d'estre. A ce compte, les fins moyennes seroient 



DE L*ARBRE DE VIE. 



171 

cause de la principale, supérieure et universelle , 
qui est contre le sens et l'intelligence com- 
mune. 

Mais quelle absurdité de dire que l'effect des 
petites vertus (car il reçoit plus et moins en elles) 
rend l'homme heureux, et non pas l'exécution 
de celés qui sont grandes et vrayement héroïques, 
comme de supporter sans fronser les sourcils 
toutes sortes d'afflictions, quelles qu'elles soient! 
Et nous disons ordinairement que la fin est tous- 
jours plus glorieuse et plus honorable des choses 
difficiles et plus dangereuses à soustenir; quelle 
persécution donques ne postposera on à un si 
digne loyer qu'est le bien souverain ? Et s'il a esté 
décerné ainsi infiny et accomply de tout point à 
la proportion du mérite, quelle parcelle de béa- 
titude se propose le peripatetique, ne mettant 
qu'à demy la main à l'œuvre? Certainement elle 
est fort petite, et si elle ne peut usurper ce nom, 
sinon respectivement et au rapport de la souve- 
raine. Mais je ne m'estonne pas s'il s'est esgaré 
parmy les brossailles et essars d'une si laborieuse 
recherche : car, ayant parlé si irresoluement de la 
nature de l'ame, couru à clochepied à la cognois- 
sance d'icelle et attaint si très confusément, et en- 
cores plus mal à propos, son immortalité, il ne 
pouvoit plus vray-semblablement fonder ce bien 
souverain qu'en l'usage des vertus, ne cognois- 



172 DE LARBRE DE VIE. 

sant rien de plus digne et plus beau pour luy 
servir de siège et de subsistance. 

Pour ne vous ennuyer, Madamoiselle, je laisse 
une multitude d'autres raisons suffisantes pour 
justifier qu'à tresjuste occasion nous ne peripate- 
tisons pour le souverain bien; il faut que je livre 
le choc aux Stoiques, l'opinion desquels a plus 
d'apparence de saincteté et d'estre mieux fondée. 

Le Stoique dit que tout ce qui est bon est 
choisissable, le choisissable esjouissable, l'esjouis- 
sable bien heureux, le bien heureux désirable ; et 
au contraire le mal fuyable, ennuyable, misérable 
et rejettable. Accordons aux Stoiques que l'habi- 
tude de la vertu est désirable comme belle et 
bonne; pource n'auront ils pas gaigné leur pro- 
cès, car, toute vertu consistant en action , leur 
sage ne sera point vertueux pour la posséder, s'il 
n'en pare sa vie par la pratique. Aristote leur a 
suffisamment prouvé que la béatitude ne consis- 
toit point en la seule habitude. Reste donc que 
leur opinion touchant le bien souverain n'est pas 
bonne. Mettons le cas que leur vie soit conforme 
à la doctrine de leur secte, quant à ce chef. Estre 
persécuté avec violence de supplices pour l'amour 
de la vertu, cela s'appelle un bel acte; cracher sa 
langue contre la face d'un tyran plustost que dire 
mal à propos, y estant contraint, c'est un bel ex- 
ploit de magnanimité. Aussi est il bien de se 



DE l'arbre de vie. lyS 

brusler la main volontairement pour monstrer 
une singulière affection à sa patrie; mais ces 
choses là sont elles esjouissables ? Pour le moins, 
on m'advoiiera que non pas de soy, mais pour 
quelque autre respect : ce ne sera par ainsi le bien 
souverain, qui n'est désiré que pour soy. 

Ils dient que le seul sage est bien heureux : 
pour estre donc perpétuellement heureux , il faut 
estre perpétuellement sage. A ce compte, asseu- 
rez vous que les bien-heureux seroient fort clair- 
semez; et ceux des sages d'entr'eux qui se sont 
précipitez des festes d'un rocher par l'oppression 
d'une douloureuse maladie ou ennuyante pau- 
vreté, comme ils ne se pouvoient contanter et 
esjouir en ces afflictions qui sont les vrayes mar- 
ques de vertu, aussi croy-je qu'ils n'y establissent 
point leur félicité. Voire mais, où est ce qu'ils 
ont les yeux de l'entendement, de ne faire aucune 
différence de vertu à vertu, tout ainsi qu'ils fa- 
daisentde l'égalité des vices, affermans que don- 
ner injustement un soufflet à un du populaire est 
aussi mal fait que de révolter tous les citadins 
d'un Estât et les faire entretuer. Entre eux n'eut 
ce pas esté un blasphème de dire que Dion estoit 
aussi vertueux que leur Jupiter, lequel ils esti- 
moient seul incorruptible entre leurs dieux ? Mais, 
s'ils egalisoient ainsi la vertu , et qu'en icelle ils 
fondoient leur bien souverain, comme ils fai- 



174 ^^ LARBRE DE VIE. 

soient, qu'avoient ils affaire de se jetter volon- 
tairement, pour l'amour d'elle, ou au feu, ou au 
gibet, ou parmy le tranchant des espées enne- 
mies, puis que l'exécution des moindres vertus, 
comme d'endurer une parole outrageuse, les ren- 
doit suffisamment heureux? Diroient ils que la 
gloire en est plus belle et plus recommandable ? 
Et à quoy cela ? Car ces sages là ne recerchoient 
point la parade d'un nom vain ; c'est pour en estre 
plus heureux. Ils consideroient donc plusieurs 
degrez au salaire, et non en l'ordre des mérites. 
Ils vouloient que toutes les vertus fussent unes , 
et toutesfois les loix ont tousjours décerné le pris 
selon la proportion de la course; mais il estoit 
nécessaire que ceux qui ne reçoivent point les 
choses indifférentes en la nature, comme les ri- 
chesses, la santé et autres, parlassent ainsi absur- 
dement du souverain bien: car, puis que ce qui 
n'est pas bien leur est incontinent mal , et qu'un 
bien n'est pas plus grand ny plus petit que l'au- 
tre, il s'ensuivoit bien que, le bon estant ver- 
tueux, désirable et esjouïssable, la simple vertu , 
en quelque qualité et quantité qu'elle consistast, 
fust leur félicité. 

— Seigneur Theophanes, va dire la belle Eu- 
thelie, parce que vous venez de dire, je suis 
presque induite à recevoir l'impression de tant 
de grands personnages lesquels, à cors et à cry, 



DE l'arbre de vie. IjS 

tiennent que rien ne se peut sçavoir, ains, tenans 
toutes doutes suspendues, estiment bien qu'il y 
ait quelque probable apparence pour et contre ce 
qui leur est proposé; mais d'affermer qu'il soit 
plus cecy que cela, il ne leur est pas loisible. 
Vous en avez touché quelque propos, Seigneur 
Theophanes, au commancement de ceste apres- 
disnée. De fait, si le prince des Dogmatistes et 
Philosophes, Aristote, qui pense si bien avoir 
asseuré sa doctrine sur des raisons inexpugnables, 
est à chasque bout de champ repris, quel moyen 
nous reste il de nous acheminer à la vérité , la- 
quelle Heraclite pense estre cachée dans l'abisme 
d'un puys qui ne peut estre sondé, pour la diffi- 
culté, afin que je ne die impossibilité, qu'il y a de 
la trouver ? 

— Je vous confesseray, Madamoiselle Euthe- 
lie, respond le seigneur Theophanes, que pour 
la physique, les morales et la politique, où 
presque tous ont vogué dans la barque de l'opi- 
nion, les principes ny les démonstrations ne 
monstrent pas par tout le chemin infaillible de la 
vérité; mais pour cela quelle raison y a il de des- 
truire universellement toutes les sciences, comme 
a fait Pyrrhon et Carneade ? Car que peut on dire 
de plus véritable, qu'une ligne droite, tombant 
en quelque façon que ce soit sur une autre ren- 
versée, fera deux angles droicts ou esgaux à deux 



176 DE l'arbre de vie. 

droicts; ou ceste autre, que toute proposition est 
nécessairement ou vraye ou fausse; et toutesfois 
ce sont des maximes des sciences mathématique 
et métaphysique. 

— Cela est bien vray, Seigneur Theophanes, 
respond la belle Euthelie ; mais que ferons nous 
de ces opinions que,vous avez rebuté? Les rejette- 
rons nous comme chose du tout inutile, ou si nous 
en retiendrons quelque partie? Il me semble bien 
que par toutes on peut apprendre quelque chose 
qui serviroit bien autre part; mais, si nous n'y 
avons peu voir ce qui estoit nécessaire pour mons- 
trer ce qui est de la félicité humaine, encores de- 
vriez vous essayer de treuver ailleurs ce qui défaut 
encecy; autrement, j'auray barre sur vous, parce 
que vous ne m'aurez tenu promesse. 

— Madamoiselle, respond le S^ Theophanes, 
vous me tenez fort de court, si faut il que je vous 
contante. Il est certain que humainement le Pe- 
ripateticien ny le Stoique ne pouvoient gueres 
mieux rencontrer sans autre plus grande lumière. 
Ce qui nous doit semondre à avoir pitié d'eux 
d'un costé, puis qu'ils ont eu faute de la grâce 
qui nous est départie, pour estre poussez à ceste 
cognoissance ; et d'autre part nous avons dequoy 
leur porter envie, de voir qu'il n'y a eu estude, 
travail, longues veilles et inquiétudes d'esprit, 
qui ayent peu les divertir et demouvoir de l'en- 



DE LARBRE DE VIE. 



11 



vie qu'ils ont eu de quitter les ténèbres où ils 
estoient naturellement enveloppez. Les bonnes 
gens ne faisoient que tastonner. Entre eux ceux 
lesquels ont le moins mal pertinemment cogneu 
l'immortalité de l'ame, les uns ont tenu. qu'après 
la dissolution du corps elle s'alloit réunir à l'ame 
de l'univers, d'où, après quelques révolutions, 
selon la volonté de son facteur, et la vie qu'elle 
avoit mené en la précédente conjonction, elle 
rentroit dans un nouveau domicile; les autres es- 
timoient que, si elles avoient bien fait unies avec 
le corps, la mort, que nous appelions, leur 
estoit un passage à la béatitude pour y estre per- 
pétuellement ; mais si, au lieu de commander, 
elles s'estoient esclavées à la vilité de la matière, 
à la resolution du suppost elles s'aneantissoient 
peu à peu en leur premier rien. Ces deux opi- 
nions ne peuvent servir à nostre propos. La troi- 
siesme a esté mise en avant par certains philoso- 
phes, lesquels ont considéré que, pour resveiller 
les hommes à la vertu et les destourner du vice, 
il a esté nécessaire de proposer en tout estât bien 
policé le salaire et loyer pour recognoistre les 
beaux, bons, louables et honnestes exploits, et 
la peine pour la coulpe. Et, pour autant que la 
recompense de ceux qui s'exposoient volontaire- 
ment à la mort pour le bien de la patrie, qui 
avoient bien vescu au demeurant de leur vie, ne 

23 



178 DE l'arbre de vie. 

pouvoit estre donnée, n'y ayant plus personne 
qui justement et légitimement ia peut recevoir, 
ils prenoient ceste resolution, que le loyer estoit 
décerné selon le mérite, pour n'accuser d'injus- 
tice les dieux , et qu'il estoit réservé à une autre 
vie meilleure, à ceux qui ne l'avoient peu appré- 
hender en vivant, et par ainsi soudain ils char- 
gèrent la créance que l'ame estoit immortelle et 
que, pour avoir bienvescu, elle possedoit une 
vie bien heureuse. Les mesmes persuasions leur 
firent croire que, pour les mal-vivans (la mort 
survenant naturellement , qui les empeschoit de 
souffrir le supplice condigne à la coulpe), il y au- 
roit un Tartare vers le centre de l'univers , enve- 
loppé de perpétuelles ténèbres, et remply d'une 
infinité de tourmens destinez pour la géhenne, 
torture et malédiction des âmes des coulpables. 
Voila comme au cartier de ceux cy l'immortalité 
de Tame trouve place, simplement et absolument. 
Ce jugement ayant esté par succession de temps 
signé de plusieurs successeurs, il ne fut point 
seulement receu pour son autorité, ains furent cer- 
chees plusieurs autres belles raisons pourluy don- 
ner face et couleur. Entre autres apparoissoit, 
comme un soleil par dessus toutes autres clartez, 
ce trois fois véritablement très-grand Mercure, 
qui n'a pas seulement cogneu ce mystère caché à 
tant d'autres touchant l'ame, mais encores sa 



DE LARBRE DE VIE. 1 79 

cheute par la briseure des cercles, quand, voulant 
phaetontiser et faire sa course d'ellemesme, elle 
s'aveugla en l'apparente et dommageable beauté 
qui estoit estendue sur la matière où elle estoit 
unie. Ainsi il cogneut la régénération de l'ame 
faite par le Verbe unique engendré, et la vraye 
et parfaite béatitude dont elle a esté rendue ca- 
pable. Quant à Orphée, quoy qu'il ait vescu 
maints siècles depuis ce Mercure, il n'a peu mor- 
dre à ceste divine cognoissance. Ses escrits le 
donnent assez à entendre à ceux qui prennent de 
la peine pour recercher la sacrée intelligence, 
laquelle il a esté contraint de cacher sous le ri- 
deau des fables mystérieuses , car, quand il a 
estably le souverain bien en la beauté sous le nom 
de Narcisse, serions nous si mal advisez d'esti- 
mer qu'il ait entendu quelque forme humaine 
attraiante par la belle figure, proportion , cou- 
leur, surface d'un visage et seule parade de la 
matière? Disons plustost qu'il a pensé que le 
beau et le bon se convertissent, que ny l'un ny 
l'autre , comme dira tantost Platon , ne se pou- 
voit trouver absoluement et essentielement qu'en 
Dieu, et partant qu'en la contemplation de ceste 
absolue et souveraine beauté resultoit la félicité 
de l'ame. 

Mais escoutons un peu, je vous prie, ce qu'avec 
une volée d'autres sages qui fleurissoient d'un 



i8o DE l'arbre de vie. 

mesme temps en Grèce avoit accoustumé de dire 
Solon : 

Qu'homme vivant bienheureux ne se die 
Tant qu'il travaille à parfaire son cours, 
Mais prenne garde, au dernier de ses jours , 
L'arbitre seul qui doit juger sa vie. 

Vous semble il qu'avec la sapience, où il esta- 
blissoit la félicité , il n'assena point droitement 
au bien-heureux but où vise l'ame immortelle 
pour son dernier but ? Je passeray sous silence 
plusieurs autres vénérables philosophes, lesquels 
ont tous consenty à la sainteté de ceste opinion , 
et feray venir le dernier en la scène, le divin 
Platon , lequel afferme que le souverain bien gi- 
soit en l'Idée. 

Un personnage qui avoit eu si bonne opinion 
de l'essence de Dieu incompréhensible et de 
l'incorruptibilité de l'ame, qui luy est escheue 
par grâce et par nature, ne devoit point se trom- 
per en l'élection et cognoissance de la fin pour 
laquelle elle sembloit avoir esté créée, et que telle 
fin ne fust extrêmement heureuse. Voila pour- 
quoy, considérant qu'il n'y avoit point de bien 
ny d'heur en ce monde sensible, sinon entant 
qu'il estoit rapporté au mal, ou que pour le 
moins il n'y estoit parfait ny absoluement, mais 
par participation et respectivement, il estoit ne- 



DE l'arbre DE VIE. l8l 

cessaire d'establir la béatitude, non en ceste vie , 
sinon confusément et ombrageusement, mais en 
une autre meilleure, où seulement se trouvoit un 
repos et tranquilité d'esprit, avec un contante- 
ment tresparfait, réservé pour la recompense des 
bien vivans. Et c'est ce qu'il appelle Wée du sou- 
verain bien , sur laquelle il met l'Unité innomi- 
nable, contenant l'Idée de toutes choses, les ma- 
térielles immateriellement , et les composées 
simplement, non seulement par les raisons visans 
à ce qui est tousjours de mesmes éternel et intel- 
ligible, mais encores par l'exemplaire de tout ce 
qui est regy par les générations, le temps et le 
mouvement. Or qu'est-ce la béatitude souveraine 
comparée à Dieu , autre chose sinon que le bon 
et l'Idée au respect de l'Unité ? 

Mais Aristote respond : Il n'y a point d'idée 
de ce qui reçoit devant et après, ains seulement 
de ce qui est tousjours de mesmes : les nombres 
n'en recevront donc pas. Or le bon ayant devant 
et après est dit en autant de sortes que l'ens ou 
estât avec lequel il a conversion , car en la caté- 
gorie de la substance, qui est la première en 
ordre , Dieu et les anges sont bons ; en la qua- 
lité, les vertus sont bonnes; en la quantité, la 
médiocrité, et ainsi des autres : dont il conclud 
qu'il y aura plusieurs idées de ce qui est bon, ou 
une idée de plusieurs choses bonnes différentes 



l82 DE l'arbre de VIE. 

de genre. Que s'il n'y avoit qu'une idée de plu- 
sieurs biens, il n'y auroit qu'une science, ce qui 
ne peut estre, d'autant que le contraire se 
monstre. 

— Seigneur Theophanes , va dire la belle 
Euthelie, j'ay honte de la mescognoissance de 
ce disciple stagirien alendroit de son maistre ; 
pource vous ne trouverez point mauvais si, pla- 
tonisant, je respons icy aux argumens de vostre 
Aristote. Je vous dis doncques que les idées, 
subsistantes de soy, demeurent voirement tou- 
jours unes, expertes de tout changement , et que 
le bien, soit qu'il soit considéré en la substance, 
ou aux accidens, ne peut estre appelé purement 
ny essentiellement Bien, sinon d'autant qu'il par- 
ticipe du souverain. Or Aristote a luy mesmes 
dit en sa Métaphysique que tout ce qui est par 
participation est réduit à la nature, qui tient le 
premier degré en ce genre, comme toute chaleur 
au feu; et, en autre endroit, que, comme l'addi- 
tion ou substraction de l'unité change le nombre, 
ainsi l'addition des différences substancieles chan- 
gera la définition. Et tout ce qui est sensible et 
intelligible ne participe il pas du premier Estant, 
en la vertu duquel tout subsiste? Il advoûera 
bien que le plus grand nombre qu'on puisse ima- 
giner consiste et dépend de l'Unité, et neantmoins 
qu'icelle seule séparée, toute ceste qualité sera 



DE l'arbre de vie. i83 

réduite à néant. Si cela est si manifeste, pour- 
quoy s'opiniastrera il d'avantage que tous les 
biens ne participent du souverain en cest ordre .? 
Or, que cela ne se doive appeller Idée^ il est évi- 
dent par ce que nous avons dit : et partant qui- 
conque possédera aura ceste béatitude souve- 
raine à laquelle l'homme, seul de tous les ani- 
maux, est capable de parvenir. Et si ce mot 
êiîdée, que nous pouvons appeller forme sépa- 
rée, luy fait mal au cœur, ne laissons pas nous 
autres de le recevoir après tant de saincts person- 
nages, qui l'assignent en la pensée éternelle de 
Dieu : et disons avec S. Augustin, en son livre 
des 83 Questions, qu'il y a tant de vertu et pro- 
priété aux idées que personne , sans leur intelli- 
gence , ne se peut vendiquer le nom de sage. Je 
n'auray pas beaucoup affaire après l'autre argu- 
ment d'Aristote, auquel je passeray volontiers 
qu'il y a plusieurs sciences des biens, mais toutes 
dépendent d'une souveraine, comme tous les 
biens d'un souverain. 

Or nous sçavons qu'il y a deux genres de 
science : l'un, qui procède des principes cogneus 
de la lumière d'entendement, comme l'arithmé- 
tique et géométrie ; l'autre, qui procède des prin- 
cipes illustrez par la science supérieure, ainsi que 
la perspective dépend de la géométrie, et la mu- 
sique de la science des nombres. D'avantage il a 



184 DE l'arbre de vie. 

dit luymesmes, au sixiesme de ses Morales et se- 
cond de sa Métaphysique^ que la sapience c'est le 
chef de toutes les sciences, et que c'est au sage 
de disposer et ordonner. Ce sera donc, à parler 
proprement, la science générale; et, au rapport 
d'elle, toutes les autres seront subalternes, à celle 
fin que tousjours il y ait mesmes proportion de 
Dieu aux idées et à ce qui en participe, comme 
de la première science aux subalternes et sujet 
d'icelles. On ne doit point donc ainsi rabrouer 
l'opinion qu'a eu ce divin philosophe du souve- 
rain bien constitué en l'Idée , dont l'homme 
entre en possession, quoy que confusément, ce- 
pendant qu'il vit , toutes et quantesfois qu'il 
bande son entendement à la méditation de ce qui 
est par soy intelligible et très heureux. Mais 
ceste félicité temporelle et passagère se parfait 
alors que l'ame, séparée de tous les empesche- 
mens qui se treuvent aux sens, se conjoint par 
continuelle contemplation à ceste Idée, ce qui ne 
peut estre qu'après la mort. C'est en somme ce 
que ce grand philosophe a estimé; et, à la mienne 
volonté, que tous ceux qui se meslent de luy 
contredire eussent de prés et à loisir pris garde à 
ce qu'il escrit du Beau en un dialogue qu'il en a 
fait exprés, où Socrates monstre au sophiste qui 
mettoit la beauté tantost aux richesses, tantost en 
la santé, et quelques fois espandue sur la forme hu- 



DE l'arbre de vie. i85 

maine, qu'elle n'estoit qu'un pur rayon de la bonté 
et essence divine, où elle residoit absolument, et 
que toute autre chose n'estoit qu'un ombrage 
vain au respect d'elle; mais le mystère qu'il des- 
couvre sous la feintise de l'Androgyne, en son 
Banquet, n'est il pas suffisant pour nous faire voir 
tant Testât et beauté de l'homme, avant que le 
péché l'eut difforme et défiguré, que par après la 
division et le rassemblement de sa double nature. 
De ma part, je ne doute plus que ce philosophe, 
conversant avec les sages d'Egypte, n'ait veu les 
saintes lettres contenues au Testament de l'an- 
cienne alliance; autrement il n'eut sceu si bien 
parler du vray bien et s'approcher de la vérité 
que nous en tenons. S'il a envelopé la pureté des 
sacrez secrets sous l'harmonie des nombres , 
comme il a fait par tout, et spécialement en son 
Timée, c'est que de son temps ils avoient vogue 
en l'Académie d'Athènes. D'ailleurs, il voyoit 
que l'on traitoit fort rigoureusement ceux qui ne 
vouloient suivre le grand chemin des vaches, et 
innovoient quelque chose, voire de saint et reli- 
gieux en la Republique. Son maistre passa par 
l'espreuve, le disciple n'a peu moins que de tas- 
cher à se sauver. Eschappe qui peut. Quoy que 
soit, j'advoue librement que je ne suis pas moins 
ravie que satisfaite de l'opinion de Platon, de 
sorte que vous pourrez, quand il vous plaira, 

•24 



i86 DE l'arbre de vie. 

parachever ceste dispute, si mieux vous n'aimez 
y apporter, comme pour le seau indubitable de 
la vérité, ce que nostre religion nous persuade, 
exhorte et commande d'en croire; mais, je vous 
prie, que ce soit plus familièrement que vous 
n'avez fait le demeurant, me traitant, comme 
on dit, en enfant de laict, puis que la mémoire 
et l'estomach ont ensemble ceste commune rai- 
son que non seulement la qualité des viandes, 
mais la quantité mal assaisonnée à leur portée est 
souvent de peu de fruict. 

— Madamoiselle Euthelie, va dire le S'" Theo- 
phanes, pour ne vous laisser prendre pied sur 
moy, il faut que je franchisse la carrière et ne 
vous abandonne ceste apresdisnée que ne vous 
rende contante, aumoins selon que la capacité 
humaine pourra nous donner de cognoissance. 
On dira que je veux theologiser, au lieu que ceste 
compaignie ne cerche qu'à s'esgaillardir; et quel 
plus grand plaisir sçaurions nous avoir que quand 
on nous dresse Testât de nostre royaume céleste ? 
Nous prendrons les affaires de plus haut, et, si 
Dieu plaist, y procéderons le plus modestement, 
succinctement et chrestiennement que faire se 
pourrra, pour voir toute la nature et estât de 
l'homme, et la fin où il est appelle. 

Le souverain Dieu, en la manifestation du sen- 
sible univers, selon l'idée qu'il en avoit éternel- 



DE l'arbre de vie. 187 

lement conceu , délibéra selon sa volonté incom- 
préhensible de faire l'homme pour sa gloire et 
toutes autres choses pour l'homme; non seule- 
ment ce qui luy est inférieur de dignité, d'ordre 
et d'espèce, ou créé pour son usage, mais en- 
cores les substances spirituelles estoient commises 
pour en avoir la protection, luy ayder et luy ser- 
vir pour le respect de la divine image et de l'es- 
prit de vie qu'il portoit engravé en la supérieure 
partie de son ame. Il est donc vray-semblable que 
cest homme ne surpassoit pas seulement en dou- 
ceur de nature tous autres animaux, mais en 
grâces sur-naturelles il egalloit presque la plus 
excellente de toutes les créatures. Ce qui se peut 
remarquer par la justice parfaite qui luy estoit 
originaire, la bien heureuse immortalité de vie 
qu'il pouvoit conserver, et la volonté libre pour 
estre seul roy de ses actions, qui fut le comble de 
son malheur : car, ayant esté émancipé en une 
telle liberté, comme il advient à un fils unique 
auquel le père a mis la bride sur les aureilles avec 
beaucoup de moyens entre les mains, lors que 
peu leurré et pratiqué aux affaires, il ne dissipe 
pas seulement l'héritage, mais s'engage en fin 
dans quelque crime capital qui le dissipe en ruine. 
Ainsi est il de l'homme (dans la masse duquel 
nous estions tous, abusans de ceste liberté, au lieu 
de nous dresser, plier et joindre à la vraye source 



i88 DE l'arbre de vie. 

pour en avoir conseil), s'aveugla tellement après 
l'amour qu'il porta à la matière corruptible, cloa- 
que de péché et domicile de tout mal, qu'oubliant 
la deffense qui luy avoit esté faite , il tomba dans 
l'abysme des misères et decheut par ce moyen de 
tant de prérogatives et avantages qu'il avoit eu ; 
ne perdant pas seulement, comme dit S. Augus- - 

tin, les dons sur-naturels, mais la lumière mesmes J 
qu'il avoit de sa nature demeura trouble, confuse 1 
et dépravée; en telle sorte que, l'esprit de Dieu 
s'estant departy et séparé d'un si abominable su- 
jet, il fut fait la proye de toute malédiction, et 
par ce moyen luy fut barré l'huis de l'immortelle 
félicité à laquelle il avoit esté né. Et eut esté per- 
pétuel son bannissement, si l'innocent ne fut des- 
cendu en terre pour nous reconcilier avec Dieu 
son Père, et nous faire part, comme à ses frères, 
de ce grand et excellent royaume, duquel la grâce 
de l'Eternel nous a rendu ou imputé habiles 
successeurs. 

— Ah! que je suis contante. Seigneur Theo- 
phanes, va dire la belle Euthelie ; comme j'ay ou- 
vert la dispute, s'il vous plaist, je la bouscheray, 
tant parce que je vois qu'il y en a en ceste com- 
paignie qui s'ennuyent fort de tenir si longtemps 
leur cul sur la selle, et qui ont l'esprit plus tendu 
à ce qu'on leur fait la part au plus jeune ailleurs 
qu'icy, que pour autant que desja je suis résolue; 



DE l'arbre de vie. 1 89 

aumoins, ay je appris de plusieurs braves et ho- 
nestes hommes ce qu'il falloit croire de la béati- 
tude céleste et des moyens par lesquels nous y 
parvenons. 

— A demain, Messieurs, va dire le S*" Rodol- 
phe, le reste; mais ce ne sera point estoffe de si 
haut pris : il faut rire et non point se ruer si pro- 
fondement sur la pratique de Messieurs nos mais- 
tres. Une autre fois, quand vous aurez envie 
d'entrer en ces profondes méditations, vous ne 
feriez que bien de visiter un malade, cela luy se- 
roit une grande consolation ; ou bien de dresser 
des thèses et positions à disputer en quelque es- 
chole, mais d'avoir passé ceste apresdisnée à la 
contemplation de cest Arbre de Vie, voulez vous 
sçavoir ce que vous m'avez fait, rien autre que je 
vous feroie , sinon quand avez envie de passer le 
temps joyeusement, si je vous menoie en un ser- 
mon. Il y a, dit le sage, temps de rire et temps 
de pleurer, temps de gausser et de philosopher : 
Omnia tempu haban. 

— Parlez, luy vay je dire, françois. Seigneur 
Rodolphe, car aussi bien n'entendez vous le latin ; 
et abbattez vostre moustache : elle me sent son 
avaleur de lamprillons. » 



APRESDISNÉE V. 



DU BABIL ET CAQUET DES FEMMES 




E mescontantement qu'eurent aucuns 
de nostre bande joyeuse de ce qu'hier 
Madamoiselîe Euthelie avoit si long- 
temps branslé sur l'Arbre de Vie 
avec le S^ Theophanes donna entrée au discours 
de ceste apresdisnée. L'occasion n'est pas des 
plus raisonnables du monde, car, ainsi que cy 
devant vous avez peu voir, et par cy après le 
recognoistrez, il y a eu plusieurs parties qui ont 
duré d'avantage que celle de nostre damoiselle, 
qui eut bien voulu pour son souhait que plustot 
on eut mis dans le trou pour bloquer la partie : ce 
sont coups de maistres. En après, parce que la 
belle Euthelie ne touchoit qu'à choses qui, pour 
estre sainctes , emportoient, selon la pratique 
d'apresent, avec elles melancholie, et qui en 
prend moins de plaisir à ce qui est grave, philo- 



192 DU BABIL ET CAQJJET 

sophique et sérieux que aux batelages , risées et 
baguenauderies, la conférence de Madamoiselle 
Euthelie sembla ennuyeuse à aucuns ; j'avoie 
bien envie de prester le colet pour targuer l'Œil 
d'Avis d'Euthelie, mais je luy attouchoie etestoie 
affectionné de telle sorte que je me fusse par aven- 
ture laissé transporter à chose dont j'eusse eu 
assez par après loisir me repentir. Joint qu'en ces 
apresdisnées, non plus qu'aux matinées, j'eus 
l'honneur de présider, pour balancer d'une part 
et d'autre les opinions contraires. Le seigneur de 
la Vermille me fît ceste courtoisie de prendre la 
parole pour les femmes alencontre du S'" Rodolphe, 
lequel assez indiscrètement commença (parce que 
son rang estoit venu) ceste apresdisnée par un 
reproche qu'il fit contre la mignonne d'Euthelie, 
comme s'il eut voulu former plainte contre elle. 
Il s'émancipa de telle sorte que quelques uns de 
la compaignie furent contraints luy entrerompre 
son propos, luy remettans devant les yeux ce que 
j'ay allégué cy dessus et autres plusieurs gentil- 
lesses propres pour divertir ce bigerre humeur, 
qui l'effarrouchoit d'une si estrange façon. Et, 
comme ils virent qu'à la façon de nostre chat, ou 
d'un chien quand on luy veut oster un os, il mar- 
monnoit entre ses dents et continuoit ainsi ses 
coups, le prièrent de s'en déporter, parce mesme- 
ment que la compaignie y recevroit peu de plai- 



DES FEMMES. IçS 

sir et encores moins de contantement. Il faut 
sauver les dames.- 

A peine fut remis le S'" Rodolphe, qu'il s'en va 
dire : « Et bien, puis qu'il vous plaist, je ne me 
rueray plus sur Madamoiselle Euthelie. Il y en a 
de la troupe qui ont envie de tramper leur pain 
au pot; courage, contre fortune bon cœur: si est 
ce que je ne suis pas encores desniché de leur 
taudis, je les vay prendre par le bec. 

— Quoy ! va dire le S^ Galeot, l'ont elles bien 
si grand qu'il y ait prise pour vous ? Ce ne sont 
oiseaux: vous ne feriez que bien d'apprendre à 
parler. 

— Et vous de vous moucher, respondit le S'' Ro- 
dolphe, car, parmafoy, vous avez une roupie qui 
monstre bien quel homme vous estes ; on diroitque 
vous venez de battre le pitpour avoir de lacresme : 
la présure vous pend au nez. Ah î le vilain ! que je 
le donne àceluy qui n'a point de blanc en l'œil, 
non pas afin qu'il l'emporte, mais afin que tu luy 
commandes, que tu me le meines enchaîné ainsi 
qu'on fait les ours et lyons. Il y auroit beaucoup 
de badots qui te suivroient. 

— Ce n'est donc que pour gausser. Seigneur 
Rodolphe, va dire messer Valentin, que vous vou- 
lez empescher le bureau ceste apresdinée. Ce 
n'est point icy un brelan : il faut philosopher ou 
bien quitter la partie. 

25 



194 ^U BABIL ET CAQUET 

— Hé ! Monsieur, ne fumetiSj respondit le S^ 
Rodolphe, quel diable avez vous mangé ? Je vous 
donneray tantost assez de passetemps ; vous estes 
si très dédaigneux que, qui vous feroit présent 
d'un pet au nez, vous ne voudriez esternuer. C'est 
bien rencontré : vous voudriez que, dés que nous 
avons mis la serviette bas, que nous prissions 
la matière à belles dens. Il faut faire pause, et 
interea refociller et regaillardir nostre sermon- 
niere. Je trouve que j'en suis beaucoup plus 
dehait, leste et à mon aise. Vous pensiez, ce crois- 
je, que je ne voulois que railler et plaisanter : la 
journée n'est elle pas à Dieu et à nous? Vous 
verrez que, devant qu'il soit dix ans, que je phi- 
losopheray. Non, ce sera tout à ceste heure. N'a- 
vez vous jamais ouy parler de la guerre qui a 
esté entre les philosophes de l'université de Paris, 
qui, pour estre liguez en deux contraires bandes, 
tout ainsi que les Guelphes et Gibelins, Papistes 
et Huguenots, etc., prindrent le nom de Reaux 
et Nominaux ou Sermocinaux. Nous quitterons 
la realité, s'il vous plaist, pour le présent, ne fiât 
scandalum. Or il pourroit advenir, si nous lais- 
sions entrer en lice ceux qui tiendroient encores 
de cest humeur réalisé. Vous verrez qu'encores 
que nous ne touchions qu'à l'un des partis, si en 
sortiront ils des esclats fort dangereux ; charge 
et serre le casquet qui voudra. Il ne faudra qu'une 



DES FEMMES. IçS 

petite bretille, alias bûchette, pour esborgner le 
plus habile homme de France. Ces Messieurs les 
Nominaux estoient de grands badins de se laisser 
ainsi clabauder à la brigade des Réalistes; s'ils 
eussent pris party avec les femmes, dés la pre- 
mière instance, le différent estoit décidé à leur 
proffit, avec despens, dommages et interests : 
cela s'entend, sans le dire, comme le vin du valet. 

— Seigneur Rodolphe, va dire le S^ de la Ver- 
mille, vous sçavez que je suis fort devotionné aux 
femmes ; si ne puis je comprendre sur quoy c'est 
que vous fondez le renfort qui eust esté donné 
aux Réalistes par les femmes. Un régent de l'U- 
niversité a sous son bonnet quadrangulaire plus 
de subtilité que n'ont toutes les femmes. Je crois 
que c'est là où voulez venir, car, au reste, s'il 
eust fallu venir aux coups de poings, les femmes 
estoient plus propres pour effrayer que pour se 
grommer et soustenir le choc realifîque. 

— En quelque façon que vous le preniez. Sei- 
gneur delà Vermille, les femmes eussent fait prou 
de besoin. Ne sert ce que vous dites, qu'elles ne 
sont pas roides pour faire une muraille, se battre, 
se frotter, se dourder et s'estriller. Comme si vous 
ne sçaviez que pour un coup tousjours elles en 
donneront deux et trois, voire que quand elles 
s'y mettent il n'y a que pour elles. 

Que direz vous des Amazones ? Elles n'ont 



196 DU BABIL ET CAQJJET 

pas fait faire joug aux masles ? Quand une femme 
a mis le feu dans sa maison, elle decheveleroit 
cinquante hommes, elle deferreroit cinquante 
chevaux aussi bien que la Lunaire. Partant, si les 
Nominaux eussent appelle à leur ayde, secours 
et défense les femmes, je m'asseure qu'il n'y eust 
pas un des Réalistes qui ne se fust venu jetter 
en leur giron pour se derealiser, si elles l'eussent 
trouvé bon. Tous les vieux Reaux estoient 
troussez en masle, et eussent passé pour sires de 
leur pays ; elles vous leur eussent arraché leurs 
baies ensouphrées de Realité. Quant aux jeunes, 
elles les eussent receu à ceste composition que 
leur realité recogneut leur seigneurie Parliere 
pour leur [souveraine dame, et que pour rede- 
vance la Realité seroit nominalisée , hoc est res- 
serrée dans les destroits de ces dames Nominales 
toutesfois et quantes que l'envie en viendroit aus- 
dites dames. 

Vous faites cas des ergots des Nominaux, comme 
si les femmes n'estoient instruites à syllogiser 
aussi bien que les masles. Trouverez vous qu'un 
régent vous trousse un argument si bravement in 
Barbara, celarent, ferio, etc., que fera vostre com- 
mère ? Par la chair de Pilate, elle en sçait des 
vieux^jusques'aux nouveaux: il ne faut que la 
mettre en bransle ;'^quelquefois elle veut faire de 
la sucrée et se veut faire prier. 



DES FEMMES. 



97 



Ainsi les Nominaux eussent eu un grand sup- 
port des femmes, soit pour venir aux mains, soit 
aussi pour s'estoquer de syllogismes ergotisés. 
Ergo je conclus que les Nominaux ont esté mal- 
advisez de n'avoir supplié les femmes pour leur 
ayder à confondre, abbattre et démolir la Realité. 
Il y a plus : que le babil seul d'une demie dou- 
zaine de femmes, je ne dy point de doctes ou 
guerrières, je ne veux qu'une harengere, une 
triquoteuse de la rue aux Ursins, une lavandière 
et trois autres de mesmes qualibre, eut fait perdre 
parole à toute la troupe Realique ; elles les 
vous eussent rendus aussi muets qu'un poisson. 

— En riant vous mordez, Sieur Rodolphe, 
répliqua le S^ de la Vermille, qui ne vous 
cognoistroit ! Vous voulez frapper sur le babil 
des femmes, gardez qu'elles ne vous donnent sur 
vostre moustache. Estes vous en délibération de 
vous escarmoucher sur le babil ? je vous presteray 
le colet, et verrons ce qui en sera. 

— Bien, Sieur de la Vermille, respondit le 
sieur Rodolphe, vous en voulez manger, vous 
advocassez pour les femmes : qui vous payera? Si 
est ce que Mademoiselle Euthelie n'est pas mor- 
ceau pour vous ; il y a un autre sainct qui luy a 
dés longtemps voué sa chandelle. Peut estrevous 
ne perdrez tems ; elle est du bois duquel on fait 
les femmes, et partant delà qualité. Si vous cajol- 



198 DU BABIL ET CAQUET 

lez à son gré pour leur party, elle le fera resonner 
peut-estre en si bon lieu que vous vous en trou- 
verez bien à la fin. 

Je veux donc icy livrer le combat au babil des 
femmes, lesquelles, avec le comique Plaute,je ne 
feray point difficulté de nommer : loquaciccas, 
argutulas, verbosas, dicaculas, Unguaces, garrulas, 
locutulas, largiloquas et lingulacas, et, avec l'au- 
teur du Blason des femmes, causeuses, babillardes, 
langagières, deviseuses, baveuses, bavardes, lan- 
gardes, parlieres, cajolleuses, caquetardes, ja- 
sardes, raillardes, etc., qualitez propres et pecu- 
lieres aux femmes, et qui vous apprennent que ce 
n'est point à tort que j'affutte le babil aux fem- 
mes. Si ne faut il s'arrester en si beau chemin; il 
faut pousser plus avant; autrement, la corvée de 
ma preuve n'auroit pas garde d'estre faite. 

Afin donc qu'à bon escient je donne droit au 
but, je ne voudroye opposer à ceux qui me met- 
troient en ny le caquet des femmes que le pro- 
verbe commun, qui porte que trois femmes fe- 
ront un marché, voire une foire. Ce qui devroit 
sembler estrange, attendu que, quand on verroit 
cinquante hommes amassez en une place, on ne 
dira pas que ce soit le marché : il en faut d'avan- 
tage pour le traffic, et neantmoins trois fem- 
mes feront une foire. La raison est pourautant 
qu'en une foire il y a un grand bruit de ceux qui 



DES FEMMES, 



199 



y abordent, pour y vendre, achapter, changer 
et traffiquer. Et, comme les femmes sont bien 
emmanchées du caquet, trois d^elIes mèneront 
aussi grand bruit que sçauroient faire deux, voire 
trois cens hommes. 

— Vous prenez donc ce proverbe au pied 
levé. Seigneur Rodolphe, répliqua' le S'" de la 
Vermille, et jouez au deviner fort à vostre aise, 
présumant, que je crois, que je manqueray d'in- 
terprétation. Non, non, ce que vous tournez au 
mespris des femmes, je vous vay monstrer qu'il 
n'est que pour tesmoigner leur precellence sur 
les hommes, sur tout pour le traffic des foires, 
lesquelles vous sçavez n'avoir esté instituées que 
pour la commodité du peuple, à celle fin que, 
s'entrecommuniquans ce qui estoit du leur par un 
eschange commun, ils se fournissent de ce qui 
leur seroit besoin. Or est il que les femmes sça- 
vent par trop mieux que c'est du mesnage que les 
hommes, si bien que trois d'elles auront p^ustost 
assorty un mesnage, et partant effectué la foire, 
que deux cens hommes qui, pour la pluspart, ne 
vont aux foires que pour charger le moule de 
leur teste du pyot. 

— Je vous retiens. Sieur de la Vermille, res- 
pondit messer Rodolphe, pour periphraser ou 
esclaircir un proverbe. Vous vous faites tort que 
vous ne donnez sur les Proverbes de Salomon ou 



200 DU BABIL ET CAQUET 

sur les Adages d'Erasme, vous y rencontrez aussi 
à propos que fait Magnificat à matines. Si j'avoie 
envie de vous estriller, j'en ay à présent bien les 
moyens, et de vous en donner du long et du 
large usque ad vitulos. Ce ne seroit jamais fait 
(ma conscience): tousjours vous vous enfoi- 
reriez les babines au babil des femmes. Je m'en 
vay vous battre par des authoritezausquelles vous 
n'aurez, je le sçay bien, que respondre. 

Le docteur à la Bouche d'or, sur la première 
Epistre de S. Paul à Timothée, homil. 5, escrit 
qu'il n'est point permis à la femme d'enseigner 
en l'Eglise, parce que ce sexe est trop babillard. 
Et S. Hierosme, en hKegle des Nonnains, chap. 9, 
défend tres-expressement aux religieuses de sortir 
hors du cloistre, de peur qu'elles ne révèlent le 
secret. 

— Rien, rien, respondit le S'" de la Vermille; 
vous n'entendez pas bien les Escritures, Messer 
Rodolphe: l'interdiction qui est faite aux femmes 
de parler en l'Eglise n'est pas faite m odium 
d'elles, ains pour prévenir la damnation éternelle 
des hommes, ainsi qu'il est expressément remar- 
qué par Guyot de Nanteuil en son Moustardier 
de pénitence, et ibi Perr. d'Angecort; mesmes je 
trouve que S. Thomas d'Aquin , en la cent 
soixante dixseptiesme question de la seconde 
partie de la Somme, remarque que la principale 



DES FEMMES. 201 

cause pour laquelle fut défendu aux femmes de 
parler, c'est à dire de prescher es églises (de ca- 
queter je ne dis pas), fut fondée sur un texte de 
Salomon portant que la parole de la femme in- 
cite et eschauffe l'homme, admirateur de sa beauté. 
Suivant ce, et comme l'on cognoissoit le naturel 
des hommes trop prompt à se laisser emporter 
au bris par les allechemens des perfections qui 
reluisent aux femmes, si bien qu'au lieu de penser 
aux mystères sacrez qu'elles annonceroient, ils ne 
banderoient qu'à elles, on a advisé qu'il valoit 
mieux que les femmes ne montassent en chaire 
pour prescher ; autrement eut esté à craindre que 
les auditeurs ne fussent devenus amoureux des 
sœurs prescheuses, qui eut esté un fort grand 
scandale. Quant à elles, elles ne sont pas si aisées 
à gaigner, mesmes elles ne donnent pas telle prise 
sur elles, car elles s'endorment plustost au ser- 
mon que de s'esmouvoir d'amour vicieux envers 
les prescheurs. 

— Vous prenez tousjours le veau par la queue. 
Seigneur de la Vermille, respond messer Rodol- 
phe, et nous voulez faire croire que vessies sont 
des lanternes ; à d'autres ! Il n'y a que le babil 
et indiscrétion des femmes qui les ait déniché 
de la chaire ecclésiastique. 

A ce propos, je ne veux oublier un compte 
fort remarquable duquel, Monsieur de céans, 

26 



202 



DU BABIL ET CAQ^UET 



vostre Guerre des masles contre les femelles m'a 
autresfois donné le plaisir, et lequel, s'il vous 
plaist, me permettrez emprunter de vous pour 
l'employer icy. Il faut donc (mon Gentilhomme) 
que vous sçachiez qu'il y eut certaines nonnains 
qui commencèrent à se desdaigner de ce qu'à la 
moindre tentation qui leur venoit donner par de- 
vant la teste, il falloit qu'elles s'allassent mani- 
fester à certains Beaux-Peres confesseurs. Le cha- 
pitre fut assemblé, et d'un commun et capitulaire 
advis fut délibéré que l'on feroitrequeste au pape, 
qui alors estoit es marches proches de l'abbaye, 
à ce qu'il luy pleut permettre à ces dévotes et re- 
ligieuses sœurs de se pouvoir entr'ouïr en con- 
fession. Les deux les mieux enlangagées, et qui 
avoient le plus d'apparence, furent députées avec 
tresamples mémoires et instructions portans, en- 
tre autres choses, de faire la requeste au S. Père 
treshumblement, et luy remonstrer que l'ottroy 
d'icelles serviroit à grande édification et si re- 
trancheroit beaucoup d'abus qui se commettoient. 
Quant à l'édification, elles la fondoient sur ce 
que les pauvres doucettes seroient plus nettes et 
pures, d'autant que plus particulièrement et pri- 
vement elles se descouvriroient leurs péchez les 
unes aux autres, et par ce moyen seroient beau- 
coup mieux nettoyées^ juxta illud, que la confes- 
sion générale ne suffit ad eluitionem peccati : il 



DES FEMMES. 203 

faut particulariser le mesfait, la circonstance du 
lieu, du temps et des personnes, parce que, selon 
la gravité qui est considérée par ces moyens, la 
punition, la peine et la pénitence doivent estre 
enjointes. 

Pour donner plus de couleur et de force à ceste 
première pointe de remonstrance, elles estoient 
tres-expressement chargées de remonstrer au 
S. Père que pour beaucoup moindre occasion, et 
qui ne touchoit pas au salut de la conscience, les 
femmes ont esté admises et receues au service du 
public. De fait, la honte et vergoigne qui est 
naturellement aux femmes a esté cause d^ntro- 
duire les sages femmes, dont on recite une loy 
d'Athènes (selon Hygin) parce que, sans ceste 
permission d'y avoir des médecines, les femmes 
se laissoient mourir quand il advenoit quelque 
maladie es parties honteuses. ( Toutesfois, aujour- 
d'huy elles se laissent bragardement penser leurs 
poulains, bosses chancreuses, etc., aux barbiers.) 
A Rome, elles avoient authorité, taxe et salaire 
de leurs vacations, /. i, De Exîi. cognit., et com- 
munément estoient appellées quand on vouloit 
sçavoir si une femme estoit grosse d'enfant, /. i , 
De Vent, inspic. C'est pourquoy, par le droict 
canon mesmes, elles sont appellées pour juger si 
une femme est grosse ou non, cap. proposuisti 
de probat. et^ ibi gl. Si tant est que les femmes sont 



204 DU BABIL ET CAQJJET 

admises à fureter les secrets des femmes, de juger de 
leur intégrité, aies penser : si leur rapport donne 
lieu au jugement, à plus forte raison devront 
elles s'entr'ouir en leurs confessions. La force de 
l'équité est bien plus grande pour les confes- 
sions : il s'agit du salut et repos des âmes péche- 
resses. Le gain est bien autre de mettre une ame 
confîtente et pénitente tout droit en paradis que 
de guérir d'une maladie. 

Ce poinct estoit bien pregnant , mais l'autre 
pressoit encores bien d'avantage , attendu que 
quelques uns de ces Pères confesseurs, sentans 
que quelquesfois la chair chatouilloit les reli- 
gieuses, en faisoient bien et beau leur proffit; au 
lieu de renverser la marmitte où bouilloit la chair 
en caresme, ils trempoient leur pain au pot. Pour 
corroboration et renfort de preuve, on devoit ra- 
mentevoir l'histoire de ceste dame de Mayence 
qui par telle illusion se persuada enceinte et mère 
future du second Messie , quoy que ce fut une 
compression charnelle d'un desloyal confesseur, 
ainsi que l'a esclaircyle neveu du docteur Schap- 
pelet, au 3. de sa Sycoph. 

Si les instructions furent bien dressées, aussi 
furent elles bien ensuivies, voire bien outrepas- 
sées à l'avantage des sœurs, comme vous enten- 
drez. Donques , après les humilimes salutades 
et révérences en cas requises et nécessaires, les 



DES FEl^MES. 2o5 

deux suppliantes accostèrent le pape de leur re- 
queste verbale, à laquelle elles n'oublièrent d'ad- 
jouster aucun trait, qui servit à persuader; sur 
tout enflèrent si fort les deux articles cy dessus 
cottez que le S. Père, quoy qu'il fut assez habile 
homme en son temps, se treuva fort empesché 
pour les esconduire , encores qu'il vit que leur 
requeste fût directement contre les décrets, ca- 
nons et conciles. Et pour ce fut contraint de leur 
donner à digérer ceste contrariété, laquelle il es- 
timoit indissoluble : si fust elle bien tost rabatue 
par nos dévotes religieuses, qui, comme les fem- 
mes ne chomment jamais de propos, voulurent 
avoir la dernière parole, et pource luy firent une 
telle response : « La difficulté que Vostre SS. 
peut faire de première abordée semble avoir 
quelque impossibilité et incompatibilité ; toutes- 
fois, qui regardera de bien prés, elle ne doit 
point tant avoir de poids qu'elle nous face dé- 
bouter de nostre requeste. 

« Nous ne sommes point grandes clergesses 
pour avoir leu les décrets, canons et conciles ; 
ce nous est assez de sçavoir lire nos Heures, pour 
dire nostre petit office et nos dévotions. Nous 
sommes tenues de croyre ce que Vostre SS. nous 
dit. Pourtant, nous croyons que par cy devant il 
n'a esté loisible aux femmes de s'ouïr en confes- 
sion. Ce sont ceux desquels vous estes successeur 



206 



DU BABIL ET CAQ^UET 



qui nous ont mis en cest interdit, parce (peut 
estre) que, lors qu'ils firent ces ordonnances, il 
n'y avoit auprès d'eux aucunes femmes pour 
leur faire entendre ce que nous vous avons pro- 
posé, Tressaint Père, ou paravanture parce que 
les confesseurs du temps passé estoient plus rete- 
nus que ne sont ceux de ce siècle. Puis qu'il y a 
du mes-us, et que l'utilité et proffit de nos âmes 
vous semonnent à l'innovation de la loy, vous ne 
pouvez nous refuser une si juste et encores plus 
équitable requeste.Or que vous puissiez changer 
la loy, puis que la nécessité le requiert, on ne 
peut le mettre en ny, autrement vous ne seriez 
souverain sur tout pour la spiritualité. Je me 
souviens avoir autresfois ouy prescher à un doc- 
teur que Monsieur S. Paul ne veut pas ^que les 
femmes parlent en l'Eglise ; et neantmoins vous 
voyez qu'il ne nous est point seulement loisible 
déparier, ains aussi nous y pouvons chanter, tout 
ainsi que font les religieux en leur chœur. Si 
pour la louange de Dieu et le bien de l'Eglise, 
les papes ont peu et deu faire bresche à l'estroite 
prohibition de cest apostre, pourquoy ne vous 
sera il loisible de rabattre Tinterdict ? La cause 
est maintenant plus favorable pour nous. Si vous 
changez ceste loy, vous ne ferez rien contre vostre 
devoir; vous n'estes astraint à l'observation des 
loix de vos devanciers, sinon entant que la rai- 



DES FEMMES. 



207 



son et necessité.vous y rangent. Vos prédécesseurs 
ont rompu les deffenses de S. Paul, et ils ont bien 
fait; et vous ne pourrez pas lever-'une interdic- 
tion faite par ceux qui n'avoientpas plus de pou- 
voir et authorité en leur temps que vous? Il y a 
plus : que si vous nous accordez nostre requeste, 
vous nous envoirez tout droit en paradis, car il y 
a beaucoup de petites particularitez que nous 
gardons sur nostre cœur, et, de honte ou autre- 
ment, n'osons les esventer aux confesseurs. » 

Le pape, oyant si bien gergonner ces ambas- 
sades, ne sçavoit que croire autre, sinon que ce 
fussent quelques grands docteurs qui, en habits 
desguisez et la barbe pelée (quia forte castrati 
ou autrement), luy vouloient faire la barbe : tou- 
tesfois, au dessous du voile de Tune d'elles, il 
descouvrit un grand floccon de cheveux longs 
comme sont ceux des femmes, et pource, se 
rasseurant qu'il n'y avoit point de fourbe, rentra 
plus qu'auparavant en esbahissement de l'inesti- 
mable sçavoir de ces dévotes ausquelles il avoit 
bien bonne envie de proposer encores quelque 
difficulté; mais il n'osa, crainte qu'il eut que par 
leur babil, longs et profonds discours, elles ne le 
retinssent trop longtemps. Si falioit il les laisser 
avec quelque contantement. 

Comme la nécessité trouve de nouveaux et 
prompts expediens, il s'advise de l'imperfection 



208 DU BABIL ET CAQJJET 

qui bat les femmes de ne pouvoir tenir rien de 
secret; pour les rendre condamnables, leur donna 
une boitte qu'il avoit envelopée d'un fort beau 
taffetas, leur enchargeant de ne la développer, 
mesmes de ne l'ouvrir, et qu'elles se missent à 
prier Dieu à ce qu'il eust quelque une inspira- 
tion pour leur entériner la requeste; leur pro- 
mit le lendemain retourner les visiter et leur 
faire entendre sa volonté. Apres se partit, sans 
leur descouvrir autre chose. 

A peine eut il le dos tourné, au moins n'avoit 
il pas mis le pied hors la porte de leur abbaye, 
que ces bonnes dames belettoient après pour voir 
ce qui estoit si précieusement mis en reserve. 
Quelques unes du commencement firent des ren- 
cheries, à cause de l'intermination qui avoit esté 
fait par le S. Père d'ouvrir la boite, mais ce respect 
ne leur peut si bien commander qu'à la fin elles 
ne fussent du party des autres. La boite entre- 
baillée, ouverte et esventée, l'oiseau qui estoit 
dedans prit l'air des champs. S'il y en eut de bien 
estonnées, je vous le laisse à penser, et à se re- 
mettre la faute l'une sur l'autre. Pendant qu'elles 
estoient en ce débat, le pape rioit en son cœur 
de la baste qu'il avoit joué à ces pauvres reli- 
gieuses, desquelles falloit bien qu'il cognent le 
naturel, autrement il ne les eut pas si bien pris à 
la pipée. Il avoit promis de revenir le lendemain 



DES FEMMES, 2O9 

pour avoir plus d'occasion de se moquer d'elles; 
sur les vespres les alla voir. 

Apres qu'elles eurent doucement fait les petites, 
le S. Père leur va dire : « Comme je suis affec- 
tionné à vostre bien et au salut de toutes les âmes 
dévotes et chrestiennes, je n'ay point voulu 
attendre jusques à demain, ains de grâce j'ay pris 
fantaisie de prévenir que vostre impacience vous 
poussa à faire chose qui vous pourroit rendre 
indignes de ma faveur. Çà, que je voye si avez 
peu tenir secret ce que je vous avoie enjoint. » 
Le taffetas fut apporté : on le develope, on ouvre 
la boitte, mais ce n'estoit que le nid : l'oiseau y 
avoit esté. Il s'enquiert qui avoit esté si osée, 
hardie et téméraire que de l'ouvrir contre sa 
défense si tresexpresse. Les unes chargeoient 
sœur Colette ; elle, sœur Françoise; l'autre, sœur 
Perrette ; l'autre, sœur Valentine ; les charges 
tournoierent de tant de façons qu'à la fin ontreuva 
que toutes avoient consenty à ceste intempestive 
et indiscrète ouverture. Le pape rioit en son 
cœur de cest incident; toutesfois, faisant bonne 
mine comme s'il eut esté fort en colère, les vous 
va tancer de ceste façon : « Pour si peu de chose 
vous ne m'avez peu estre fidèles et secrètes, et 
vous voulez que je vous remette entre les mains 
la confession de vos péchez? Vous ne sortez 
point de céans ; mais, quand vous devriez atta- 



2IO DU BABIL ET CAQJJET 

cher au pied des mouches quelques billets où vous 
escririez les confessions les unes des autres, le pays 
seroit abbreuvé de vos vies et deportemens. » 

— Je ne veux point mesparlerdes papes, va dire 
le seigneur de la Vermille, mais celuy qui preste 
ceste charité à ces pauvres nonnains estoit un fin 
frotté : vous avez oublié qu'il avoit attaché au 
pied de son chardonneret un escriteau, de peur 
qu'on n'en supposa un autre en la boitte; puis 
qu'il sçavoit quel estoit le naturel des femmes, il 
ne devoit les mettre à telle espreuve. S'il se fust 
addressé à des masles, je crois (par ma figue) qu'il 
en eut eu un tel succez. 

— Et moy je ne le crois pas, respondit le 
S^" Rodolphe , ils tiennent bon contre telles ten- 
tations ; je vous en feray un compte gentil, et qui 
vous fera rire, je le sçay. Vous devez donc en- 
tendre (mon Gentilhomme) qu'un jour deux bons 
drôles, après bon vin, bon roussin^ se mirent à 
s'esgaillardir sur les fleurettes du parterre d'a- 
mour. L'un deux, après avoir long temps gaussé: 
« Je ne fais, dit-il, l'amour qu'en l'air; vous 
m'acoulpez de m'apprivoiser avec ma commère : 
je despite celuy que S. Michel précipita en enfer 
si de ma vie je luy touchis en lieu qu'honneste- 
ment je feroie en la présence de son mary. Vertu 
bieu ! c'est ma commère. — C'est bien rencon- 
tré, respondit l'autre; vous faites estât de la. 



DES FEMMES. 211 

proximité qui est entre vous deux: sonmaryluyest 
bien plus prés que vous ; au diable s'il s'y espar- 
gne : ce sont scrupules de niais. — Non, se mit 
il à détester diables et diablesses, quand je seroie 
couché auprès d'elle, à ses costez et en liberté, si 
je daignoie donner dedans la bresche. — Je 
gageray dix escus (dit l'autre) que si ; les voila , 
je les consigne entre les mains d^un (qui à l'im- 
proviste se trouva dépositaire de vingt escus, 
sans sçavoir à quelle fin on les consignoit : seu- 
lement luy dit on qu'il les delivrast à qui seroit 
dit par eux deux) ». Or vous noterez que ceste 
commère avoit son mary absent pour huit jours ; 
d'ailleurs elle brusloit d'amour qu'elle portoit à 
ce compère, qui avoit le nés tourné à la frian- 
dise. Tous deux la vous accostent, luy font en- 
tendre la gageure. De prime face elle fit la res- 
tive, les renvoyant par l'excuse « Si mon mary 
le sçavoit ! » Neantmoins, avec l'envie qu'elle 
avoit bonne de gaigner biscaye en son trou, 
elle fut resveillée par l'amorce de dix escus qui 
luy estoient affectez au cas qu'elle laissast passer 
outre. Ce qui coupoit le coup à ses souhaits estoit 
qu'elle sçavoit bien que son compère estoit 
frappé de l'avarice tellement qu'il luy eut bien 
fasché de perdre dix escus ainsi à crédit ; pource, 
avant la coupelle luy dit que, quand bien elle 
recevroit choc de luy, véritablement elle retire- 



212 DU BABIL ET CAQJJET 

roit les dix escus ; mais sur sa foy luy promettoit 
les luy rendre : qu'il ne s'espargnast, elle luy feroit 
beau jeu. 

La partie faite, bloquée et arrestée de la façon, 
au jour assigné on couche la commère avec le 
compère, laquelle n'oublie jonction de pièces, 
reviremens et entortillemens pour faire mettre 
dedans le bissac ; mais le compère avoit preveu à 
son affaire : avec un beau linge en trois ou quatre 
doubles, il vous avoit lié son petit courtaut de 
sorte qu'avant que pouvoir fouler l'herbe, il luy 
falloit rompre trois ou quatre cordages. La moi- 
tié de la nuit se passe tellement quellement, mais 
non sans grande faschérie, sur tout du costé de 
la femme, qui eut voulu que les cordages fussent 
esté coupez ; en fin, elle s'hazarda de developer et 
dénouer le cordage. Après que le rustre se sentit 
à délivre, je vous laisse à penser les débandades, 
capreoles et sursaillies qu'il fit le reste de la nuit, 
qui ne servit qu'à entrer et sortir. Le lendemain 
elle fut si indiscrète qu'elle alla discourir sa 
finesse au gageur, qui pensoit desja avoir sauvé 
ses dix escus et gaigné dix pour ceste commère. 
Le cavalcadour s'y opposoit formellement, et 
empeschoit que le dépositaire se dessaisit de l'ar- 
gent déposé. L'affaire branloit à tirer au pis, et 
eut paravanture mal réussi si le mary encorné 
n'eut luymesmes décidé le différent. 



DES FEMMES. 2l3 

Donques, le lendemain de ceste chevauchée, et 
comme les parties etoient sur le point de tomber 
en alterque, arriva le mary, auquel, parce qu'il 
estoit légiste, s'adressa son compère en la pré- 
sence de sa femme et de son adverse partie. 
« Monsieur, va il dire, je suis en grande peine 
pour un procès qui me menace. Je vous vay 
raconter le fait comme il est. J'avoie un poulain, 
lequel je sçavoie estre fort farouche ; de peur qu'il 
n'allast en dommage, je l'ay attaché à un arbre. 
Est survenu la maistresse du pré voisin, qui l'a 
délié ; après, mon poulain est allé fouler son 
herbe. On me veut faire payer le dommage : je 
demande si j'en suis tenu. » Le bon homme de 
mary jugea au desavantage de sa bonne pièce 
de femme, condamnant celle qui avoit des-em- 
pestré le poulain. 

Ex his, mon Gentilhomme, j'infère deux ar- 
ticles : le premier, que les masles sont bien plus re- 
tenus que les femmes ; l'autre est que les femmes 
sont si babillardes que, mesmes quand elles auroient 
conchié leurs chemises, elles ne le pourroient ca- 
cher. Si ceste commère eut teu la sursaillie forcée de 
son compère, elle n'y eut rien perdu, elle eut sauvé 
son honneur; à tout rompre, elle eut couvert son 
des-honneur. Un péché celé est à demy pardonné. 

Faut bien que l'empereur Auguste eut bien re- 
cordé ceste leçon, et qu'il leut en l'ame des femmes, 



214 ^U BABIL ET CAQJJET 

attendu que Suétone Tranquille nous tesmoigne 
que cest empereur s'en alloit de nuit accoster des 
femmes d'autruy, non tant pour envie qu'il avoit 
d'adultérer que pour le désir qu'il avoit de des- 
couvrir les desseins, entreprises et conspirations 
de ses ennemis; de mesmes que fit le jeune gen- 
tilhomme marseillois de la parente de Comman, 
roy des Segregoriens, laquelle luy descouvrit les 
menées de Comman contre ceux de Marseille. 
Nos histoires sont pleines des descouvertes qui 
ont esté faites par ces couvertures charnelles. 

— N'estes vous pas un habile homme, respon- 
dit le seigneur de la Vermille avec un sourcil re- 
froigné, de nous faire voir ces sales danrées ! Ostez 
moy cela, autrement dés à présent je vous déclare 
que je quitte la partie : je tiens que ces drolesses 
sont indignes d'estre ennombrées avec le reste des 
autres dames d'honneur. 

— Helas! mon Gentilhomme, répliqua messer 
Rodolphe, je vous prie, rasseez vous : vous criez 
avant qu'on vous escorche; et si n'estes anguille 
de Melun. Par saint Piquet, je gageroie trois 
espingles d'un liard le cent contre un escu^ si vous 
le voulez mettre, que vous pensez que celles qu'on 
tient honnestes et dames d'honneur ne soient 
frappées au coin de la caquetoire! De peur de 
vous mettre en hazard d'estre destroussé parmy 
les chemins, je vous vay mener sans bouger d'icy 



DES FEMMES. 2l5 

chez les sieurs de la Motthe. Vous cognoissez 
Catin, leur sœur? A ceste heure on l'appelle Ma- 
damoiselle de la Grange à tour de bras ; je ne veux 
pas dire qu'elle ne soit femme de bien, mais, 
quand elle se met à radouber la lanterne (c'est un 
epithete enigmatique du babil), elle feroit perdre 
parole à cinquante hommes. Je m'en rapporte à 
vous et de la reproche que son frère aisné fut con- 
traint de luy ruer en présence de la compagnie; 
vous sçavez si j'avance aucune chose contre la 
vérité : vous y étiez. 

— Allons, tout dous, Seigneur Rodolphe, res- 
pondit le seigneur de la Vermille; Madamoiselle 
Euthelie prétend un jour, par le moyen de son 
serviteur, estre sa nièce : il faut éviter noise. Je 
sçay (par mon fouet) que ceste pauvre femme jase 
bien assez; mais, par vostre foy, n'y a il point de 
hommes qui, si besoin estoit, luy en feroient leçons 
encores per triennium? J'en cognois deux : l'un 
vieillard aagé de quelque soixante et quinze ans 
ou environ, marié à une jeune fille de quelques 
dixhuit ans, le père duquel alloit autresfois (à son 
dire ) vendre de Limozza des oranges au Peru ; 
l'autre signe par la croix, son nom m'est in- 
cogneu; je voudroie qu'il m'eut cousté pinie et 
fagot, et que vous vissiez ces deux personnages 
ensemble en une compagnie : vous esboufîeriez 
de rire. Je les ay autresfois veu en de bons lieux. 



2l6 DU BABIL ET CAQUET 

Voulez vous sçavoir comment ils emmanchoient 
le babil? Avez vous jamais veu de ces tartevelles 
que les petis enfans portent auprès de Pasques? 
ils alloient trois fois plus dru avec leurs langues. 
Je fus enfin contraint rompre compagnie, tant 
pour rire à mon plaisir que pour donner un peu 
de repos à mes pauvres aureilles, qui s'en alloient 
assourdées. » 

Au demeur'int, Seigneur Rodolphe, vous estes 
un fin homme; vous voudriez volontiers que les 
femmes ne parlassent non plus que les poissons 
de nostre vivier, ou les truites de Nantua, An- 
goulesme, etc. Il faut que vous partisiez pour 
ceux qui ont envie de jouer quelque lasche tour à 
certaines abusées, et leur enjoignent silence, de 
peur qu'elles ne crient au secours ou qu'elles 
n'esventent le secret de leur impieté. Je vous en 
feray un compte gentil, parce que je le treuve de 
bonne grâce, et aussi que je l'ay autresfois ouy 
raconter à nostre metaiere, qui fut mise à l'es- 
preuve du canon, de la manière que vous enten- 
drez. Auparavant qu'elle se mit en nostre maison, 
son mary et elle se tenoient à la Clayette, où c'es- 
toit tout ce qu'ils pouvoient faire de vivoter bien 
chetivement. Ils avoient un compère bladier qui 
vous les venoit visiter tous les marchez, lequel ils 
hebergeoient; mais c'estoit fort à lestroit, quoy 
qu'à leur bien grand regret. De fait, ils le fai- 



DES FEMMES. 217 

soient coucher sur la belle paille en Testable au- 
près de sa jument, et si pour cela on voyoit qu'il 
ne laissoit à faire bien ses besoignes. Geste pauvre 
commère^ meuë de compassion du piteux giste 
qu'ils bailloient à ce compère, et envieuse du 
prouffit qu'il faisoit clairement, en la présence de 
son mary vous va accoster cest hoste : « Mon 
compère, je meurs de regret que je ne vous puis 
mieux loger; et comment est ce que vous pouvez 
ainsi durer? Encores (mon mary), si vous pouviez 
trouver moyen d'avoir une jument, il y a appa- 
rence que nous ferions quelque chose. » Ce com- 
père, qui entendoit bien chat sans dire minon : 
« Mes amis,respondit il, je ne suis pas si à plain- 
dre qu'il vous semble; vous croyez que je couche 
tout seul avec ma cavale, cela est vray; mais je la 
fais transformer quand je veux en femme, puis le 
matin je luy fais reprendre sa forme cavaline. — 
Voila nostre cas (mon mary), respond la com- 
mère; il faut (mon compère, mon grand amy) que 
vous nous faciez ce bien de nous apprendre ceste 
belle recepte. » Le bon compagnon se fîst un peu 
tirer l'aureille pour faire trouver la saulce meil- 
leure. En fin, forcé de faire ce qu'il avoit bonne 
envie d'exécuter, dit au mary : « Mon compère, 
comme je vous suis amy, je ne veux vous rien ca- 
cher; mais je crains que, par la faute de vostre 

femme, je ne puisse vous communiquer un si 

28 



2l8 DU BABIL ET CAQUET 

brave secret. Je ne demande seulement qu'elle ne 
die mot : car, si pendant l'acte de l'exorcisme 
métamorphosant elle dit un petit mot, voila le 
mystère tout rompu, nous serons fustez. » La 
commère, comme elle beletoit d'estre femme ca- 
valine, aussi ne manqua à sermenter et promettre 
de plus belles que jamais. Sous ceste asseurance, 
le compère se met après son charme. Il vous fait 
un grand cerne, dedans lequel il vous fît entrer sa 
commère toute nuë ; après, la vous fît coucher par 
terre, et, marmonnant entre ses dents, transformoit 
par espérance chascun des membres de la femme 
en celuy d'une jument. La commère ne guignoit, 
voire à peine osoit elle souffler; mais quand ce 
vint à mettre la queue (laquelle, cela s'entend, est 
sur tout nécessaire aux jumens pour tenir la crou- 
pière), elle se mit à escrier: « Quoy! Monsieur 
mon compère, je suis vostre commère, vous vou- 
lez vous donner aux diables d'enfer? » A vous 
noterez que le senaud vouloit l'enguener de sa 
queue. Nostre mestayere ne fît elle pas bien de 
parler? Si elle n'eut crié, son mary estoit coupaud 
et son compère fort misérable. » 

Ces petites contrarietez contradictoires mar- 
choient en avant que je craignois que nos deux 
disputans ne vinssent des paroles aux mains, et 
pource vay je leur dire : « Messieurs, il n'est plus 
question de discourir de la chose, c'est à dire du 



DES FEMMES. 



2 19 



babil des femmes ; emploiez le reste de ceste après 
disnée à recercher la cause pour laquelle les femmes 
ont plus de caquet que les hommes. C'est là où il 
faut battre, sans ainsi s'invectiver, attendu qu'on 
sçait tresbien que le silence est fort séant aux 
femmes, ainsi que tous les philosophes l'ont 
tresbien remarqué; et entre autres, Plutarque, en 
ses Préceptes nociers, enjoint à la femme qu'elle 
ne devise qu'avec le mary, voire luy conseille de 
ne se desdaigner qu'on la face parler par la bou- 
che et organe de son mary. La raison estoit parce 
qu'une femme ne devoit pas moins appréhender 
de parler en public que de se monstrer nue de- 
vant un chascun, attendu que la parole est le mi- 
roir dans lequel nous représentons au naïf nos 
pensées et affections. Mais qu'y voulez vous faire ? 
cela est naturel aux femmes de parler beaucoup et 
n'estre maistresses de leur langue, de laquelle 
ils auront plustost lassé les aureilles d'autruy 
que l'avoir rassasié. 

— Jamais vous ne fustes desdit à Rome, Mon- 
seigneur, me va respondre le S'" Rodolphe; aussi 
ne le serez vous céans, aumoins de ma part : c'est 
bien raison que vous y ayez autant de crédit que 
le charbonnier chez soy. Puis qu'il vous plaist, je 
suis contant de passer par dessus tout ce que j'a- 
voie proposé de crier contre le caquet des femmes, 
pour descouvrir, au mieux que je pourray, les rai- 



220 DU BABIL ET CACLUET 

sons d'une si grande babillarderie. J'encoucheray 
icy trois : la première est peschée de la nature, 
veu que je tiens que la grande humidité du cer- 
veau femenin fait rejaillir par les bouches des 
femmes une telle abondance de paroles. Que 
ainsi soit, je tiens que, tout ainsi que diverses ima- 
ginations s'impriment facilement au cerveau, aussi 
elles s'en partent et deslogent aisément et tombent 
de la mémoire : au moyen dequoy le cerveau, 
craignant de les oublier, si tost que la femme aura 
imprimé une chose en sa fantasie, incontinent 
l'envoyé à la langue, et, à cause de ceste humidité, 
après en avoir appris des autres, les envoie incon- 
tinent par le mesme chemin; et ainsi, passant 
d'une chose en l'autre, la fin d'un propos est 
tousjours commencement d'un autre, alendroit 
des femmes. 

L'expérience esclaircira cecy en ceux lesquels 
parlent viste; j'en ay cogneu que, lors qu'ils reci- 
toient quelque chose par cœur, ne pouvoient se 
commander qu'ils ne courussent la poste; m.ais, 
s'ils avoient un livre en la main, ils lisoient aussi 
posément et distinctement que vous ou moy sçau- 
rions faire. D'où vient ceste hastiveté? De la 
crainte et appréhension qu'ils ont de oublier le 
dessein du discours qu'ils auront projette en leur 
entendement. 

— Quand je vous oys ergoter de la façon, Sei- 



DES FEMMES. 221 

gneur Rodolphe, répliqua le S^ de la Vermille, il 
me semble que je suis à moitié saoul, ou que j'en- 
tende frère Jean des Entoumeures rabeliser sur la 
question qu'on lui fît : Pourquoy les cuisses d'une 
damoiselle sont tousjours fraisches. Ce maistre 
moyne en cotta ces trois raisons : la i . pource que 
l'eau decourt tout du long; la 2. pource que c'est 
un lieu ombrageux, obscur et ténébreux, auquel 
le soleil jamais ne luit; la 3. pource qu'il est con- 
tinuellement esventé des vens du trou de bize, de 
chemise et d'abondant de la braguette. Qu'on 
prenne ces trois raisons et qu'on les balance avec 
les vostres trois, on treuvera que les unes ont au- 
tant de nez et de rime que les autres : de la pre- 
mière cela n'est que trop évident ; des autres deux, 
vous verrez que je suis bon devin. Je vous sens 
venir : vous portez des bots et sabots. 

Vous imputez le babil dont voulez coiffer nos 
femmes à l'humidité de leur cerveau; la conclu- 
sion que vous faites est du tout impertinente : 
car, si ainsi est, comme je le recognois et seroie 
bien marry de tenir le contraire, cela faict gran- 
dement pour moy que les femmes sont beaucoup 
plus humides que les hommes; il s'ensuit qu'elles 
sont plus pesantes, ergo gluc, c'est à dire moins 
promptes à babiller. La maistresse des fols vous 
apprend cecy tous les jours : vous voyez que 
l'homme, à cause de la chaleur qui prédomine en 



222 DU BABIL ET CAQUET 

luy avec plus grande véhémence qu'en la femme, 
est beaucoup plus soudain, prompt et délibéré en 
tous ses mouvemens, actions et deportemens, que 
n'est la femme, laquelle au contraire est tardive. 

Et par ce que cecy ne vise qu'au gênerai, pour 
donner une plus claire preuve, touchons, je vous 
prie, au particulier, sondons le fîl de la langue. 
Il n'est pas besoin de visiter la nostre ou celle des 
femmes, ce seroit tousjours à recommancer; re- 
courons aux bestes. N'est ce pas le masle qui est 
choisi pour chanter et donner du plaisir par son 
ramage et gasouillis. Ce n'est point la poule qui 
chante, c'est le coq; voire un chappon, pour son 
humidité accidentele, ne chante pas. Un chardon- 
neret, faut qu'il soit masle pour fredonner. Le 
perroquet cause, et non la femelle, quoy que 
Pline semble n'y vouloir mettre aucune diffé- 
rence. 

— J'ay, va dire Messer Rodolphe, double ré- 
plique contre vous. La première, que ceste natu- 
relle habitude de la femme à babiller luy est par- 
ticulière, quoy que ce soit contre l'ordre naturel 
du reste des animaux. Ne pensez pas que j'invente 
ceste exception à crédit et pour eschappatoire ; je 
vous donneray bien d'autres contre-naturées na- 
turalitez en la femme. Entre-autres, vous sçavez 
que la femme a beau estre enceinte, pource elle 
ne laisse pas à souhaiter trés-ardemment l'accoin- 



DES FEMMES. 223 

tance du masle, pourautant (dit Albert le Grand) 
que le germe conceu esmeut les nerfs ; de ce fré- 
tillement et chatouillement ceste chaleur prend sa 
naissance. Les bestes brutes, dés qu'elles sont 
empreintes, sont exemptes de ces accouples. L'e- 
lephant n'a pas garde de toucher à sa femelle, et 
pource la belle Populia, comme quelcun se gaussa 
de ce que les femmes ne pouvoientestre assouvies 
de ces decoulemens cupidiques, après mesmes que 
leur matrice estoit bouchée et serrée, quoy que 
les bestes fussent plus sobres et retenues, ne res- 
pondit que ce mot : a Ce sont bestes i » au rap- 
port de Macrobe, au second livre de ses Satur- 
nales, chapitre cinquiesme. 

L'autre réplique vous descouvrira pourquoy 
nature fait ainsi franchir le sault aux femmes, 
qu'encores que ce ne soit le naturel des femelles 
de chanter, ce neantmoins la femme caquette. 
N'avez vous jamais ouy parler d'une langue et 
d'une languette? Le surcroist de ce diminutif fait 
que la femme langaye si fort, autrement et où elle 
feroit en ce de la difficile, la languette se mettroit 
à langager. Nature n'a rien fait en vain. Briarée 
le Géant, pourquoy estoit il si fort? N'estoit ce 
pas parce qu'il avoit plus de mains et de membres 
que nous autres ? 

— Ce ne sera donc jamais fait de gausser? va 
dire le S^ de la Vermille. Par mon bidet I vous 



224 ^U BABIL ET CAQJJET 

estes subtil à merveilles, Seigneur Rodolphe; je 
crois que vous anatomiseriez volontiers un che- 
veul en quatre parties, pour en tirer la quintes- 
sence avec vos langues et languettes. Ha, ha, ha! 
fî, le vilain! si nous estions en esté je vous en- 
voiroie au Landit. 

Pour revenir à nos poules, je vous prie de cou- 
cher icy les deux raisons que vous nous avez pro- 
mis, afin que nous levions vistement ceste apres- 
disnée. Aussi bien ay je envie d'aller faire un pré- 
sent en quelque part de quelque chose qui me 
charge fort. 

— Maintenant donc vous avez haste, respondit 
le S^ Rodolphe ; je vous vay expédier en deux 
petits coups. La seconde raison dont je veux fes- 
toyer le caquet des femmes, prend pied sur ce 
qu'Erasme nous enseigne que, où il y a moins de 
cœur et de force, là il y a plus de langue et de 
babil. Pource nature a permis aux oiseaux de 
battre l'air de leurs chansons, notes, fredons, ga- 
souillis et ramages; mais les taureaux, elephans 
et lyons, elle ne les a point amusé à ces tirelirées 
mignardises: elle les bande à la force. De mesmes 
nous voyons que les vieillards et enfans, aussi 
bien que les femmes, emmanchent fort propre- 
ment le babil, parce que les forces du corps et de 
l'esprit viennent à leur deffaillir. 

La troisiesme raison est fondée sur ce que les 



DES FEMMES. 225 

femmes, estans phlegmatiques, elles sont aussi 
oiseuses. Telle oisiveté, comme elle est la vraye 
nourriture des longs propos, fait que les femmes, 
tant par accoustumance que par nature, abondent 
plus en paroles que les hommes. On pourroit 
aussi adjouster que les femmes, estans vaines et 
ayans la teste vuide, ainsi qu'un instrument creux 
et minse rend du premier coup un son clair et qui 
dure, elles se font ouïr et trezeler à chasque mi- 
nute. En après, que, puis que l'humidité de leur 
cerveau leur avoit imprimé une grande multitude 
de choses, elles prennent aussi le chemin en leurs 
impressions que prennent les conceptions de l'es- 
prit, qu'est celuy de la langue, tellement qu'en 
parlant beaucoup elles ne font que suivre leur 
naturel. D'ailleurs, on sçait que leur instabilité, 
indiscrétion et témérité, les rend aussi volages que 
les enfans, et qu'à ceste occasion elles s'esmer- 
veillent de tout ce qu'elles voyent et entendent 
dire; et, comme timides par nature, elles font 
grandes toutes choses petites, et consequemment 
elles caquettent outre mesure. Finalement, que le 
babil leur sert de beaucoup pour purger leur cer- 
veau et évacuer les meschantes humeurs, qui, à la 
longue, si elles estoient retenues, pourroient les 
maleficier. Je ne parle point à crédit, j'en ay la 
preuve en main : vous me la fournirez en vostre 

maison . La vefve de feu vostre oncle, pourquoy est 

29 



226 DU BABIL ET CAQUET 

ce que sans cesse il faut ou qu'elle jase ou qu^elle 
se courrouce? Vous sçavez que je dis vray. Ce 
n'est pas que cela soit bien séant à une femme, 
mais cela la descharge d'autant. Voire je me suis 
apperceu, pour l'avoir esprouvé, que quelques ma- 
tins que je l'ay pris pour la mener pourmener, je 
me mettoie à discourir tout du long du chemin, 
tant pour faire l'honneste que pour l'empescher 
de parler; estant revenu au logis, on parloit de 
disner, ce ne fut onques en mon possible de luy 
pouvoir faire avaler un morceau. Et, quoy que je 
luy remonstrasse qu'elle avoit fait un assez beau 
trot de chemin pour prendre de l'appétit : « Si ne 
suis je encores appetissée, respondit elle, mon 
estomac n'est encores ouvert. » Pour le decade- 
nasser, si quelcun ne la mettoit en rue pour de- 
viser, ou qu'elle ne peut crier deux ou trois heures 
après quelcun, elle vous prenoit un livre dans le- 
quel elle vous lisoit, tout ainsi que font les lec- 
teurs es convents pendant le repas des religieux. 
Après avoir leu auprès d'elle, vous trouviez de 
gros placars d'excremens : elle lavoit la main, et, 
je me recommande, elle vous briffoit en asne 
débatte et humoit du pyot en tirelarigot. En fin, 
je luy demandois si elle avoit fait vœu de lire si 
longtemps avant que prendre son repas. « Nenny, 
respondit elle, mais je suis esté conseillée de tenir 
ceste reigle : c'est que je parle long temps avant 



DES FEMMES. 



227 



que boire ou manger; cela me nettoyé et vous fait 
sortir dehors des phlegmes qui mepourroient es- 
toufîer, ou avec le temps se convertiroient en un 
rheume qui me tomberoit sur le poulmon. » 

— En ma conscience, va dire le S^ de la Ver- 
mille, vous me confondez par de si vives raisons 
que je suis contraint de me taire pour faire place 
au caquet des femmes. Vous m'avez si bien plié 
à vostre opinion qu'au premier jour, si voulez, je 
vous tiendray compagnie pour aller à Rome, afin 
de demander congé à S. S. qu'il nous soit loisible 
d'adjouster à nos letanies : A garrulitate muUerum 
libéra nosj Domine, h 




APRESDISNÉE VI 



DES BARBES. 




EUX qui eurent leur tour en ceste 
apres-disnée, pour avoir débattu la 
matière des barbes, sentans que je 
vouloie publier leur discours, m'ont 
prié de couvrir leurs noms. Leur requeste ne m'a 
point semblé desraisonnable; pourceje la leur ay 
entériné tres-volontiers : voila pourquoy je mets 
icy en rang deux philosophes, asçavoir Camille 
et Demonax, parce que l'un en son temps a esté 
grand suppost et protecteur des barbes, l'autre 
s'en moquoit à gorge desployée. Quant à ceux 
qui par passées ont donné quelques traits, comme 
estoient les seigneurs Constantin et Alphonse, 
leurs noms et qualitez sont si bien cogneuës d'un 
chascun que, quand je ne les eusse nommé, les 
bons compaignons eussent senty de dix lieues la 
piste de ces maistres drôles. Voicy le S"" Camille 



23o DES BARBES. 

qui ouvre la dispute durant ceste apresdisnée. 
« J'estime, Messieurs, que c'est àmoyà butter 
aujourd'huy, puis que me voicy posé au lieu des 
champions de nos exercices. Puis que je n'ay 
autre chose de plus propre, je m'en vay mettre au 
blanc une couple de barbes que j'ay inopinément 
rencontré. Ne tirez pas encores, que personne ne 
bouge, corps bleu ! vous donneriez dans mes che- 
veux. Attendez ; aussi bien est ce à moy à donner 
le premier coup. 

— Vertu Sainct Gris, va dire le S"" Constantin, 
vous estes un fin homme, il n'y a coup qui puisse 
porter : pour tout potage, ce sont des cheveux. 
Vous dites que ce sont barbes, cujus generis? 

— Je respondray pour Monsieur Camille, dit 
le S'" Alphonse, /emmm/. 

— Ah! je quitte donc la partie, respondit Mes- 
ser Constantin, je n'en seray point; si j'avoie 
donné deux coups dans ces barbes féminines, 
principalement guedé et en Testât que je suis, ce 
seroit fait de moy. Il y a plus, que je ne sçauroie 
tirer à ceste heure en si bas lieu, autrement je 
m'endormiroie. Partant, si avez envie. Seigneur 
Camille, qu'on vous tienne pied, mettez y en 
d'autres qui soient de la catégorie des masles, il y 
aura belle prise. 

— Hé! quels mitouards sont ce cy? va dire le 
S"^ Camille : ils fonderoient un procès perennel sur 



DES BARBES. 23l 

le pied d'une mouche : attendez, je vous vay mettre 
d'accord. Le Seigneur Alphonse n'a point menty 
quand il a dit que les barbes estoient feminini 
generis : la raison est que barba est de la première 
déclinaison; or est il que tous les noms qui en 
sont et se terminent en a sont du genre femenin. 
Ergo les barbes le sont. Mais en un autre sens il 
n'a pas dit vray, Seigneur Constantin, parce que 
ces barbes que voiez là tendues sont des masles; 
mesmes à la rigueur je vous feray passer les bar- 
bes femenines attachées au menton des femmes. 
Vous avez Aristote, lequel, au 3. liv. de son His- 
toire des Animaux, chap. 1 1, nous apprend qu'en 
Carie celles qui se meslent des choses sacrées et 
de divination sont barbues. Et, entre nous, il y en 
a tant qui portent barbe. Toutesfois, afin qu'un 
chascun entende ce que je veus dire (il pourra 
peut estre plus faire que je ne fais), je vous mets 
icy en veue des barbes viriles, qui croissent aux 
mentons des hommes masles, ausquelles je sous- 
tiens que l'on doit porter honneur et révérence. 
Voila le S'" Demonax qui semble vouloir faire du 
mauvais garson; je sçay bien qu'il en veut aux 
barbes, parce qu'il ne sçait que c'est que barbe: 
aussi luy est il tellement ennemy et mai devo- 
tionné qu'en quarante cinq douzaines de lunes 
qui sont escoulées durant sa vie la barbe n'a peu 
prendre racine sur son menton. 



232 DES BARBES. 

— Ûuy, va dire Demonax, je seray de la par- 
tie, voire que, si je puis, je vous feray mettre bas 
à tout tant de barbeaux que vous estes vos barbes ; 
vous en faites si grand estât : je soustiens qu'il les 
faut abattre ; advisez s'il y a moyen de les pouvoir 
sauver, autrement je vous vay renvoier en Bar- 
barie, suivant le texte de la loy : Barbarius Phi- 
lippus cum glossa et ibi Bartol. et D. D. passim. 

— Ça, çà, à la guerre, respondit le S^ Camille, 
qui, par force de rire, pensa embrener le dessous 
de son culier, on veut faire la barbe aux barbes; 
si ne faut il se monstrer de cœur failly en une si 
bonne et juste querele. Contre fortune bon cœur. 
Afin que je vous traitte en honneste homme, mon 
Demonax, je vous veux monstrer que je suis en- 
cores philosophe, et pource je ne vous battray 
que par vives et pregnantes raisons, ausquelles 
vous tascherez de respondre; après, si vous pen- 
sez avoir quelques argumens qui, à vostre advis, 
semblent esbranler la vérité que je soustiens, je 
m'essayeray à vous contanter. 

Et parce que les longs discours mangent et 
consomiment les jours, je vay commancer à for- 
tiffier et barriquer le fort du blason de nos barbes. 
En premier lieu, nous demourons d'accord que 
nature ne fait rien en vain : c'est un axiome tres- 
veritable, tellement receu et approuvé parmy les 
philosophes que le fouet pend au cul de celuy qui 



DES BARBES. 233 

ose le mettre en ny. Vous sçavez que naturelle- 
ment nostre menton se cottonne de barbe. Pour- 
quoy donc voulez vous qu'on retranche ce que 
nature a si bien attifé? 

— Cest argument corne in modo et figura^ 
respond Demonax, mais il neconcludpas; ilfau- 
droit que la barbe fut une partie du corps humain, 
ou similaire, ou instrumentaire, servant aux func- 
tions humaines, afin que la nature ne la produisit 
pour estre retranchée. Pour vous monstrer que je 
ne veux point tirer les cheveux à la matière et 
que je n'y procède qu'en bonne équité, je suis 
bien contant vous faire entendre que je ne tiens 
la barbe qu'au rang des cheveux de la teste ou des 
ongles; ne les faut il pas couper? Ce n'est pas à 
dire, parce que nature permet que la barbe croisse, 
qu'il s'ensuive qu'il soit interdit de la raser; tout 
ne plus ne moins que qui diroit qu'il ne faut es- 
brancher les arbres, couper et abbattre les guys et 
tels autres surcroists qui amusent l'avancement du 
fruit. Le vigneron taille le bois de la vigne, voire 
il retranchera une verge entière du sep, parce 
qu'il voit que ce n'est qu'un excrément que na- 
ture pousse dehors pour purger la plante. 

— Vous confondez, nostre ma?^tre, répliqua 
le S^" Camille, les excremens naturels ; il y en a de 
diverses sortes: tous ne sont formez en un moule, 
ny destinez à mesmes fin. Il y en a qui, pour le 



234 ^^^ BARBES. 

peu d'honesteté qu'ils ont, sont incontinent ab- 
batus et renvoiez en bas; mais ceux qui rappor- 
tent du proffit, de l'honneur et de l'ornement, il 
n'est pas question de les ciseler et rejetter: ce 
seroit faire tort à nature qui les a voulu honorer. 
La barbe est de la qualité de ces derniers, ainsi 
que j'espère vous monstrer avant que je dorme. 
Vous nous voulez faire peler le menton, que ne 
nous traitez vous de mesmes façon à nous faire 
testonner la teste? 

— Il y a bien à dire d'un asne à un cheval, res- 
pondit M. Demonax, comme aussi les cheveux 
sont bien autre chose que la barbe. N'est ja be- 
soin de faire du grand philosophe pour vous 
monstrer cecy; nature le vous apprend en ce que, 
comme elle sçait tresbien que les cheveux de 
nostre teste nous font fort mestier pour nous sau- 
ver de l'injure du froid qui nous pourroit excéder 
nostre cerveau froid, avant que nous ayons mis le 
nés hors du ventre de nostre mère, elle nous arme 
de ces cheveux. L'occasion en est touchée par ce 
grand naturaliste Pline, parce qu'il estoit équi- 
table que nature, de bonne heure, couvrit et rem- 
parast d'un roide hallier de cheveux alencontre 
de l'injure et malignité de l'air entourant ceste 
excellente partie^ qui est le chef qui devoit com- 
mander à tout le reste du corps et départir aux 
autres membres la vertu sensitive, à cause de sa 



DES BARBES. 235 

substance moelleuse, qui seroit aussi tost offensée. 
Nostre menton à peine sent il les premiers floc- 
cons de la barbe à quinze ans, plus tard que plus 
tost. 

— Voyons la subtilité de vostre syllogisme, 
répliqua le S'" Camille; vous tendez à la rétention 
et conservation de vos cheveux, parce qu'ils sont 
beaucoup plus anciens que la barbe , comme si 
telle priorité ou postériorité de temps faisoit 
quelque chose au propos de question. C'est que 
vous estimez que ce que nature pousse dehors 
après la première boutée et génération est déna- 
turé ou bien outre-naturé, et par conséquent 
qu'on doit le retrancher. Ho, ho, ho! Messer 
Demonax, vous estes sophiste, et n'entendez pas 
bien à trousser un ergo in barhara. Raison, sans 
icelle je ne feroie pas comte de toutes vos haran- 
gues d'un bouton; si votre illation avoit lieu, et 
qu'elle ne fut fausse et pangoustique, je vous con- 
seilleroie de vous arracher bragardement vos dens, 
qui ne vous sont, au. moins je l'estime, nés dans 
le ventre de vostre mère : uhi eadem est ratio juris^ 
idem jus constitui débet. C'est la maxime de nos 
docteurs sur la loy qui fait le bout au titre : De 
jusiitia et jure^ Barbaricus cons, 35 et ibi Antoniiis 
de Arena. Si vous voyez un homme qui auroit 
perdu ses dents pour ceste phantaisie, dites moy 
s'il vous faudroit de l'ellébore pour vous faire 



236 DES BARBES. 

rire, et si vous ne le caresseriez pas de la qualité 
d'edenté, brechedent^, etc., dont vous trouverez 
des nouvelles au cent dixhuitiesme chapitre du 
formulaire dressé par les harangieres, en l'année j 
de la reformation. m 

Ex his il appert que puis que nature ne fait rien " 
qu'à propos et pour nous servir, et qu'elle nous a 
embarbé de barbe nos mentons barbus, qu'on ne 
peut, ou sans vouloir faire outrage à ceste tant 
sage et prudente nature, ou sans nous dénaturer 
misérablement, nous debarber. Puis que j'ay ce 
point gaigné, me voila au dessus de mes pre- 
tentes. 

Maintenant il me faut considérer pourquoy et 
à quelle fin nous avons receu la barbe. Le méde- 
cin Bretonnayau, en son Temple de l'Ame, le 
nous fait voir en ces vers : 

Lors qu'inégalement l'homme enfle sa parole , 
C'est ce qui met la barre entre la femme molle 
Et l'homme courageux : le menton estant nu , 
A quoj eut sa moitié l'autre moitié cogneu ? 
Ceste barbe honorable est un asseuré signe 
De la masle vertu, eschauffant la poitrine, 
Que nul ne doit porter d'homme de bien le nom , 
S'il ne porte premier ceste merque au menton. 
Par ce merc l'on cognoit à qui l'aage et l'usage 
Les titres ont acquis d'homme sçavant et sage. 
Ce fut pourquoy jadis au grand dieu d'Epidaur' 
L'antiquité donnoit une grand'barbe d'or. 
Par elle on decernoit le philosophe grave 



DES BARBES. 287 

Du populaire ras, le patron de l'esclave; 

C'est ce qui l'homme avance et le pousse en crédit, 

Or qu'un Misopogon le contraire en ait dit. 

De ce poil vénérable accomparant la grâce 

A d'un bouc enfumé la tres-sale barbasse. 

EU' monstre aussi que l'homme est le chef et seigneur 

De la femme, qui doit à l'homme son honneur. 

Qu'un homme soit sans barbe, est ce pas pareil blasme 

Que voir à descouvert sans cheveux une femme ? 

Chose autant triste à voir est un menton rasé 

Qu'un pré par où la faux a n'agueres passé , 

Que le cheval sans crins, et que l'arbre sans fueille, 

Plus difforme que n'est d'Horace la corneille. 

Voila parlé à vos révérences, Demonax, et qui 
seroit fort propre pour vous rafraischir la fîqua- 
telle. A propos de truelle, me voila relevé de ma 
preuve. 

Il y a plus, que, s'il est question que nous 
allions en l'escole de ceux qui vous contemplent 
chasque poil de barbe jusqu'à la racine, nous 
trouverons qu'il n'y a que tout heur en ce qu'elle 
promet. Vous avez le bon Apomasar qui, au 
quarante et un de ses Apotelesmes, nous apprend 
que les cheveux de la barbe sont la parure de la 
bouche, c'est à dire de la maison. Car, tout ainsi 
qu'en la bouche les dents sont renserrées, aussi 
les domestiques en la maison. Or, si quelqu'un, 
dit il, pense en songeant qu'il s'accoustre les che- 
veux de sa barbe, ou par se tondre, ou par s'oin- 
dre, ou par se peigner, il pare la face de sa mai- 



238 DES BARBES. 

son, de sorte qu'il aura apparence d'estre quelque 
chose d'exquis et de mérite. J'en pourroie entas- 
ser icy un millier d'exemples, mais je crains la 
prolixité. 

— Qui compte sans son hoste, répliqua De- 
monax, il compte deux fois, juxta notata ah An- 
gelOy l'abbé de Palerme Boss. Alexand. Landf. ad 
rubricam C. de errore calculi et repetit., Bar nab. et 
Casirens. C. deerro. advoc. et ibi gl. notabilis. Ce 
maistre médecin dit prou, mais il ne dit pas que 
ses escrits ne sont pas mots d'Evangile : ils sont 
sujets à caution ; je suis philosophe et ne suis point 
subject à croire au dire d'aucun, s'il ne me mons- 
tre dequoy. 

— Vous estes donc mescreant secundum qu'id 
et respective, Seigneur Demonax, va dire le sei- 
gneur Camille, j'ay soubre de preuve, tenez vous 
roide et sur le devant. Par bieu {da jurandi) je vay 
vous culebuter par derrière. Ce sera affaire à prier 
la compagnie de piller patience et nous prester 
leurs aureilles seulement pour la moitié d'une 
demie douzaine d'heures. Cela dépend de nous 
d'accourcir ou alongir ces apres-disnées, de mes- 
mes que des estrivieres, ou que faisoit frère Jean 
des Entomeures son Bréviaire ad propositumj'fây 
en premier lieu à vous monstrer que la barbe nous 
est plus que tres-necessaire, quand ce ne seroit 
que pour discerner, distinguer et demesler les 



DES BARBES. 289 

masles d'avec les femelles. De fait, quand je vois 
ces mentons rasez, je ne sçay si ce sont des femmes 
desguisées en habit d'hommes. Avec ce que, si 
vous avez souvenance de plusieurs histoires, vous 
trouverez que ces mentons pelez ont fait de bons 
tours en la qualité du sexe femenin. Parce que 
cecy vous pourroit toucher au vif, vous pourrez 
faire semblant de n'en avoir rien couché parvostre 
mémento; pource, je vous feray le récit d'un trait 
qui fut joué par un esbarbat à un gentilhomme 
d'honneur, lequel avoit beaucoup de moyens; et 
pource, tout vieillard qu'il estoit, aagé de quel- 
ques soixante dixsept ans, il treuva moyen de se 
percher avec une jeune damoiselle de seize à dix- 
sept ans, belle tout ce qui se pouvoit. Elle n'eut 
point passé la quinzaine qu'elle commença à trou- 
ver l'ordinaire de son espoux trop maigre. Le 
mary, se cognoissant maistre d'une chose si belle, 
et cognoissant qu'il n'avoit dequoy pouvoir four- 
nir à l'appointement, comme celuy qui, aiant la 
neige sur le coupeau, ne pouvoit estre que froid 
aux vallées, pour s'exempter du voyage de Cor- 
nailles où il se doutoit que sa femme le pourroit 
envoyer, se retira aux champs. 

Ce qui donna grand mescontentement à la 
jeune damoiselle, qui par ce moyen pensoit que 
tout à fait on l'allast encloistrer en une religion. 
Desja son espoux luy faisoit faire plus de jeusnes 



240 DES BARBES. 

qu'on n'en sçauroit trouver en la teste de la plus 
grande bigotte de tout l'univers, et que l'on la 
séquestra de toute compaignie. Pendant qu'elle 
estoit en telle destresse, une tresexperte maqui- 
gnonne des courtaux cupidiques vous luy pro- 
mit de lui livrer en main un jeune, mais roide ca- 
valcadour, lequel aisément pourroit estre intro- 
duit dans la maison, moyennant qu'il se desguisast 
en damoiselle : ce seroit à faire qu'elle luy don- 
nast le nom de cousine. Le jour, heure et autres 
circonstances arrestées, nostre esbarbat ne faillit 
à visiter sa cousine, in habita prœstituto, qui la ré- 
cent avec telle courtoisie que vous pourriez ima- 
giner. Toutes deux vont trouver le bon homme 
de mary, qui ne manqua de son costé^ à vouloir 
faire de l'honneste. Les gestes de ceste nouvelle- 
ment forgée damoiselle estoient tels qu'on ne 
l'eut jamais pris pour gentilhomme, si ce n'est 
qu'il avoit la voix un peu plus forte et rude que 
ne l'ont nos succrées. Pour prévenir tout soupçon, 
la femme luy va dire qu'elle estoit bien enrouée. 
« Ouy, par ma fy, respondit nostre damoiselle 
quouée; cela me prit dernièrement aux fiançailles 
de Monsieur de Cenecourt : on me fit tant volter 
que j'eus chaud et froid. Toutesfois à ceste heure 
je me porte un peu mieux, et, quand j'auroie la 
mort entre les dents, si est ce que je me gueriroie, 
veu vostre si bonne disposition, w 



DES BARBES. 



241 



Le souper s'apprestoit cependant que ces cou- 
sines s'entretenoient ainsi de propos devant le 
mary, qui y prenoit fort grand plaisir, parcequ'il 
aimoit compaignie. Entre autres discours que sa 
femme tint à la damoiselle imprimée de nouveau, 
ce fut en se sousriant : « Hé bien, ma cousine, 
estes vous tousjours peureuse? Autresfoisj'ay veu 
que Testiez extrêmement. — Ma fy, voire, res- 
pondit la nouvelle cousine, et encores plus que 
jamais : de sorte qu'il faut que ma nourrice cou- 
che tous les soirs avec moy. — Non, non, ma 
cousine, va dire le mary, n'ayez point peur, vous 
aurez vostre cousine qui ceste nuit vous tiendra 
compaignie. » Dites voy, qui fut le plus aise des 
deux cousines .? Après souper on s'amusa à deviser 
quelque peu, puis fut question de s'aller coucher. 
La cousine survenue prit congé du bon vieillard, 
lequel enchargea derechef à sa femme coucher 
avec elle. Il ne fallut pas la faire adjourner pour 
obéir à ce tant agréable commandement. La nuit 
se passe en des caresses qui apprindrentà la jeune 
femme qu'il y avoit bien de la différence de son 
mary avec un jousteur plus rude. Le matin elle se 
relevé gaie et dehait (on luy avoit graissé son 
lard) pour aller donner ordre aux affaires de la 
maison, suivant la charge que luy en avoit laissé 
son mary, qui dormoit cependant la grasse ma- 
tinée. 

3i 



242 DES BARBES. 

Le jeune escuyer toute la nuit n'avoit fait autre 
que battre l'estrade sur le clos de sa cousine, dont 
il estoit si las et si recreu que le matin il se mit à 
prendre son repos et dormit de si grande heure 
que les neuf heures le prirent dans le lit. Les 
filles de chambre entrèrent au lieu où restoit gi- 
sante ceste belle escuyere, qui, parce qu'il faisoit 
chaud, s'estoit descouvert et monstroit ses pièces 
naturellement. « Ah, ah ! ce dit une bonne vieille, 
c'en sont, les cousins le font donc aux cousines? 
Vous voulez donc fringuer, Madamoiselle; ago 
m'amie, et qu'est ce cy? c'en sont, par ma fion- 
gua. » Le jeune marjollet fut du depuis traité en 
fils de bonne maison avec sa belle cousine, et me- 
ruere bene. 

Vous voyez par cecy que la barbe sert de beau- 
coup pour empescher les meslanges et confusions 
qui adviendroient autrement, par faute d'avoir 
ceste marque qui, du premier coup, nous des- 
couvre la virilité. 

— Par sainct Goderan, Seigneur Camille, vous 
nous en deviez deux, vous nous en avez donné 
d'une, répliqua Demonax; hol que vous en sça- 
vez de belles! Passe menu moins pource que 
pourra valoir ce compte ; vous attachez donc la 
virilité au poil de la barbe. En ce vous faillez 
doublement : et primo, parce qu'il se treuve des 
hommes qui sont aussi bien masles que vous, et 



DES BARBES. 243 

1 

qui bastissent des enfans aussi gorrierement qu'au- 
cun de la parroisse de S. Eustache, qui n'ont de 
barbe au menton non plus qu'il y en a sur le 
creux de vostre main. Dans une heure, si vou- 
lez, je vous feray parler à cinq ou à six. De- 
mandez voir à ce gentil compaignon de la for- 
tune qui est icy auprès s'il n'est pas homme tout 
entier, et au diable le poil qu'il ait au menton. 

En après voulez vous nier qu'il n'y ait des 
femmes qui portent de la barbe au menton? Je 
m'en rapporte à la grosse Denise, à la voisine du 
S'" Fremin, qui en a autant, si non plus, qu'aucun 
de ceste assemblée (sans comparaison, mon capi- 
taine). Il y a plus, que je vous monstreray des 
Messieurs non sunt, hoc est des chastrez, qui ont 
la barbe grosse, grande et roide comme celle d'un 
Lifrelofre; et neantmoins, je sçay que vous les 
cassez des bandes viriles. 

Par sainte Dame 1 vous vous moquez donc de 
faire estât des barbes, parce qu'elles font claire voye 
de la distinction qui doit estre gardée entre les 
masles et femelles ; vous voyez que vostre reigle 
est faussée en ce que quelques uns sont desnuez 
de barbe, qui ne laissent pourtant à estre masles 
et entiers; d'autres sont barbus, qui pource ne 
tiennent rang entre nous autres masles. Mais à 
vostre advis, n'y a il point d'autres moyens, pour 
discerner les masles d'avec les femelles, que la 



244 ^^^ BARBES. 

barbe? L'inspection des pièces naturelles n'est 
elle pas beaucoup plus asseurée que toutes vos 
belles barbes de neige? Si vous voyez un vibre- 
quin, vous ne direz point que ce soit Toutil d'une 
lingiere, bien d'un menusier, lequel s'en pourra 
bien servir à la mortaise de la lingiere; mais cela 
est accidentelement, tout ainsi que la cheville 
n'est pas le trou. Ergo/je conclus comme dessus, 
et ce suivant l'excellente doctrine qui nous est 
donnée par nostre maistre Lyrippius, en ses Cym- 
bales des Dames, et F. Turlupin,ensa 54. Décade 
des VibrequinSy et ibi Nicolaus de Bella Pertica. 

— Faudroit, respondit le S^ Camille, que vous 
nous renvoyassiez à la pratique, qui, pour avoir 
autresfois eu lieu, pourtant ne peut estre retenue 
parmy nous. Vous sçavez que cela sent son im- 
pudicité, et pourroit faire rendre gorge aux meil- 
leurs cœurs. Ne vous opiniastrez donc point 
contre la vérité : je vous tiens si honneste homme 
que ne le ferez. Vous ne pouvez m'esconduire 
d'une si juste et équitable sentence, moyennant 
que je vous monstre que la barbe ne sied qu'aux 
masles,pour tesmoigner et leur force et leur pru- 
dence. Il ne me faut que prendre les guerriers et 
les philosophes. 

Quant au soldat, cela est si clair que, sans vous 
faire tort, vous ne sçauriez le révoquer en doute. 
Prenez moy un Suisse avec sa grand'barbe, cela 



DES BARBES. 24J 

n'a il point meilleure mine de soldat que ces petits 
barbets qui à peine ont trois poils de barbe au 
menton. La barbe représente une magesté qui 
fait craindre et redouter le soldat. En après, elle 
le garentit, le targue, ainsi qu'un hallier et buis- 
son, des inconveniens qui ont accoustumé de bat- 
tre sur ceux de sa profession. 

— Par sainct Picaut! va dire Demonax, vous 
le prenez fort bien, que la barbe sert au soldat 
tout ainsi que les grands cheveux à un barbet en 
esté. C'est une toison à poux et lentes; c'est un 
fenier à morpions; c'est une baverette pour les 
empescher de mouiller leurs goderons lors qu'ils 
hument le brouet. Quant à la majesté que vous 
attachez aux panonceaux de la barbe, je ne treuve 
point que ceux qui ont eu l'honneur d'estre des 
premiers et plus adroits guerriers en ayent fait 
telle estime. Il n'y a personne (comme je croy) 
d'entre nous autres François qui n'ait peu ap- 
prendre de ses ancestres ceste vertueuse response 
et vrayement digne d'un prince royal de France, 
François Monsieur de Bourbon, seigneur d'An- 
guien, faite à Alphonse d'Avallon, marquis du 
Gast, gênerai de l'armée de l'empereur Charles 
le Quint. Cest Espagnol, d'une outrecuidance 
fondée sur quelques allechemens et bons visages 
de fortune, entendant que ce jeune prince fran- 
çois luy venoit au devant à Cerisoles, délibéré de 



246 DES BARBES. 

le combattre, luy manda qu'il estoit trop jeune 
pour s'attaquer à luy, qui estoit un vieil routier, 
afïre et espouvante goliathique. Ce jeune prince 
respondit généreusement que ce n'estoient pas les 
barbes des François qui combattoient, ains que 
par leurs espées tranchantes ils faisoyent sentir à 
l'ennemy leur vertu masle, qui par ce moyen par 
tant' de fois s'estoit fait voye à travers les ar- 
mées des ennemis tant en Europe qu'en Asie et 
Afrique. 

Avez-vous onques ouy parler d'un prince au- 
quel la générosité martiale commanda plus qu'au 
grand Alexandre? Ce n'est pas luy qui portoit 
la barbe longue ; il ne la permettoit pas porter 
grande à ses gens; comme entre autres il monstra 
tresbien, lors que, ayant fait passer son armée en 
Asie contre le roy Darius, il apperceut d'un costé 
que les forces du Persan estoient bien autres que 
celles de Macedone, et d'ailleurs que ses gens 
portoient des longues barbes. « Non, non (dit il) , 
qu'on pose bas ces barbasses, cela seroit pour me 
faire perdre la victoire. Vous vous donnez en 
prise à l'ennemy, qui vous pourra happer par ces 
longs bouchons et faire de vous ce qui luy plaira. » 
Quand tout est dit, si vous tçnez un homme par 
la barbe, il a bien peu de moyen de se deffendre : 
de mesmes qu'il en prit aux Curetés et iEtoliens, 
lesquels ne furent surmontez par leurs ennemis 



DES BARBES. 247 

que par le moyen de leurs barbes, les quelles ils 
nourrissoient belles et grandes : pource, paraprés 
ils les vous abbatirent bien et beau, ainsi que 
nous tesmoigne Alex, ab Alexandro, livre 5, 
chap. i8. 

Ce n'est point Alexandre seul qui a baissé les 
mains pour raser les barbes : Scipion l'Africain, 
Jules César, Auguste, et la fleur des capitaines 
anciens ont fait passer le rasoir sur leur menton. 
Les autres ont usé de dépilatoires et psilothies; 
mesmes le tiran de Syracuse, Denis, se la bucloit 
avec un toupon de paille brandy. Il y a plus, que 
les nations les plus belliqueuses ont esplanade les 
touffues landes de leurs mentons barbus. La cou- 
rageuseté guerrière des Spartains est célébrée par 
tout l'univers; si est ce que, quoy que leur légis- 
lateur Lycurgue leur ait conseillé de nourrir et 
entretenir leurs perruques longues, par ce qu'elles 
rendroient plus beaux ceux qui les avoient belles, 
et plus effroyables ceux qui les avoient laides et 
hideuses, il n'estoit loisible de charger longue 
barbe, non plus que entre les Rhodiens et entre 
les Constantinopolitains, qui, par surprise ou 
autrement, ayant ordonné qu'on nourriroit les 
barbes longues, mirent leur estât en un merveil- 
leux hazard, pour l'esmeute du peuple, qui, estant 
survenue à cause de ces barbasses, ne peut estre 
appaisée que par la retractation et abrogation de 



248 DES BARBES. 

ceste loy. Les Siciliens pareillement avoient des 
barbiers, voire en fournir depuis Rome, au rap- 
port de Pline. Entre nous mesmes, ceste barban- 
derie n'est elle pas odieuse? Je m'en rapporte à 
Parrest de Thoulouse, portant expresse inhibition 
de nourrir, eslever et entretenir les forests et 
brossailles de barbes. L'exécution duquel fut si 
roide que, comme un gentilhomme du pays se 
présenta à la Cour pour avoir justice de quelques 
droits sur luy usurpez par quelques rasez et es- 
barbats, elle ne voulut l'escouter parce qu'il por- 
toit longue barbe. Finalement, comme il impor- 
tuna pour avoir justice, sur sa requeste présentée, 
fut respondu : Barba rasa, providebit curia, c'est 
à dire en françois : « La Cour y pourvoira, ta barbe 
estant rasée. » Ce qui fut fait, cela s'entend. Je 
vous renvoie aux Populacas, lesquels eurent le 
dessus des Otthoniens par le moyen des barbes. 

— Je suis, par ma conscience, respondit De- 
monax, d'un peu dure créance, et ne suis pas aisé 
à estre persuadé ; vous aurez bien affaire à me faire 
entrer dans la cervelle vostre barbesque impres- 
sion. De fait, je ne me souviens avoir onques ouy 
priser les victoires de ces barbus. 

— Ha, ha! respond le S'^ Camille, n'y a il af- 
faire qu'à la vous prouver, je suis à cheval. Ceux 
qui ont descrit les voiages de l'Espagnol Cortex 
nous apprennent qu'auprès des Othoniens, ou 



DES BARBES. 249 

Therchichimecas, il y avoit, vers la contrée de 
Miseca, une certaine nation de peuples qu'on 
nomme Populacas, lesquels adoroient le soleil en 
qualité de créateur de toutes choses; comme ils 
estoient grans sorciers, ils trouvèrent en ce pays 
là l'invention du feu par des moyens qui seroient 
trop longs à spécifier. Les Othoniens, faschez de 
ce que ces Populacas les avoient prévenu en ceste 
invention, tombèrent en si cruelle inimitié qu'il 
fut question de se guerroier. Ainsi que les armées 
estoient prestes de se joindre, les Othoniens, 
pour n'hazarder indiscrètement leurs forces, vou- 
lurent esprouver la puissance des dieux, tant des 
uns que des autres, et sçavoir si la lune n'auroit 
point autant de puissance que le soleil. Voicy 
trois articles qu'ils proposèrent aux Populacas : 
le premier est qu'ils fissent tant avec leur dieu 
que les loges qui estoient en la campaigne fussent 
rasées^ ce qu'ils firent aisément; le second, qu'ils 
fissent mourir à l'instant beaucoup de personnes : 
pource encores il ne manquèrent; le troisiesme, 
que, parce quMl estoit tard, ils fissent arrester le 
cours du soleil. Les Populacas dirent qu'ils des- 
pecheroient vers luy un ambassadeur, ce qu'ils 
firent. Pour ce (ainsi chante l'histoire), estant 
arrivé vers le soleil, le supplia qu'il luy pleut re- 
tenir sa course, autrement que ces meschans 
Otthoniens le mespriseroient, et estimeroient 

32 



25o DES BARBES. 

avoir advantage sur les Populacas. Le soleil res- 
pondit (c'estoit in illo tempore) : « Tu vois bien 
qu'il m'est impossible m'arrester sans faire tort à 
beaucoup de mes enfans et sujets, qui ne vivent 
en cest Univers que des rayons de ma grandeur; 
toutesfois, afin que vous ne vous mescontantiez, 
voila mes barbes, qui est ce que j'estime le plus; 
je les vous donne pour l'affection que je vous ay 
par dessus tous autres, et dites à vos mal-veillans 
que, s'ils ne vous quittent la victoire, qu'ils sen- 
tiront que pesé mon indignation. Les Otthoniens 
estoient esbarbats, comme aussi leurs ennemis; 
mais dés que ils virent ceste barbe, ils perdirent le 
cœur de plus inquiéter messieurs les Populacas. 
Ces barbes (dit li conte) estoient plus longues 
qu'une demie aune, venans sur le rouge, grosses 
comme le poil d'un crin de cheval. 

— Teste d'oignons, qu'est ce cy? va dire 
Demonax; les historiens que vous alléguez sont 
des tesmoins de Bressure : vous nous en feriez 
enfiler de belles, qui voudroit vous croire. Je 
m'esbahis comment avez osé en ouvrir seulement 
la bouche : c'estoit assez pour nous exposer à la 
bourrée, si on brusloit les inventeurs d'idolâtries, 
aussi bien que ceux qui donnent entrée aux 
schismes et hérésies. Qui n'y prendra bien garde, 
voila l'idolâtrie des barbes qui est mise sus. 

— Hél ventre d'un petit poisson, mon belaud, 



DES BARBES. 25l 

mon démoniaque, changez iaque en aXy vous 
laissez le meilleur de la saulce, va dire Constant 
tin; à quoy diable servent ces barbes? 

— C'est (dit le S"" Camille) pour tesmoigner la 
force du soldat. Ils sont pris s'ils ne s'enfuient. 
Sainte Dame, c'est un brave renfort que toutes 
ces barbasses. 

— Si vous disiez. Seigneur Camille, qu'elles 
serviroient bien à gabionner, pour les entasser 
en une basle afin de résister à l'ennemy, il y 
auroit apparence que ne voudriez flatter le dé. Je 
me donne à, si vous ne diriez plus vray que vous 
n'avez fait; ho l'estrelin, ho le Srole de S"" Ca- 
mille, qui ne veut mettre dedans, encores qu'on 
l'y pousse! Ne voiez vous pas qu'un boulet de 
canon donnant dans une basle de laine, de cotton, 
de mousse, de plumes, etc., s'embouffe là dedans, 
et perd coup parce qu'il n'y a résistance. Les 
barbes sont de mesmes : elles ne sont pas dures 
et roides pour donner une repercussion etiebond 
au boulet. Voila la plus grande commodité que 
je voie aux barbes, de laquelle m'a fait souvenir 
le conseil que Panurge donna à Pantagruel pour 
la fortification de la ville de Paris, qui se feroit à 
bon marché, juxta not. F. Rab. et ibi frater Lubi- 
nus ad longum sine require. 

A quoy se doit rapporter ce que Laërce, au 
livre 2 , chap. 8, raconte qu'un financier de Denis, 



252 DES BARBES. 

nommé Camus, Phrigien de nation, pour faire 
parade voulut monstrer à Aristipe sa maison, 
laquelle estoit si bien diaprée, et ce maistre 
Camus aussi superbe et magnifique, que ce pauvre 
philosophe, ayant pris fantaisie de cracher, ne 
sceut trouver lieu propre pour cracher en tout le 
logis, fors sus la barbe de son monsieur le Ca- 
mus, qui estoit autant que publier par tout qu'il 
n'y a rien de plus sale, vilain et deshonneste que 
la touffue barbe de ces maistres barbets. 

— Quel causeur est cecy ? quel fat, quel bouf- 
fon ! va dire le S^ Camille refroignant les sourcils 
comme un chat qu'on chastre; il estoit bien 
question de nous interrompre pour ces belles 
fadaises ; je reviens à vous, Demonax, pour vous 
dire que vos argumens ne sont si solides qu'ils 
ont l'apparence. En premier lieu, vous vous con- 
trariez, pour verser sur le cul nos barbes, contra- 
ria allegans non est audiendus, Bart. in l. Titiœ ff. 
de cond. et démons. Bald. l. prima C. de furtis. 
Vous dites que le soldat doit avoir la barbe rase, 
parce que l'ennemy le pourroit happer par la 
barbe; et, neantmoins, vous voulez que les Lace- 
demoniens aient peu porter la chevelure longue 
jusques aux talons, mais la barbe non : n'y a il 
pas aussi bien prise aux cheveux qu'à la barbe? 
En ce vous ressemblez à ceux qui, sous grandes et 
horribles peines, défendent aux hommes de se 



DES BARBES. 253 

vestir de robes de femmes, et aux femmes de 
robes d'hommes, et neantmoins ils permettent 
bien aux hommes qu'ils se déguisent en femmes 
lors qu'ils leur permettent de se faire peler le 
menton. Ils ne font point de conscience de faire 
un faux bon à ce qui nous est naturel essentie- 
lement, et veulent conserver religieusement ce 
qui nobis a lue peccati accessit : testis est Gallia en 
la personne de la Pucelle d'Orléans, jugée à mort 
par les Anglois. 

Il y a plus, que l'authorité sacrée nous apprend 
que Sanson desconfit les Philistins, estant armé 
de ses cheveux, de sorte que, dés que Dalila eut 
peu descouvrir de luy ce secret, qu'il y avoit une 
force indomptable aux cheveux de Sanson, et 
qu'ils luy furent abbattus, les Philistins chevirent 
aisément de luy. La prise n'est point si dange- 
reuse soit aux cheveux qu'à la barbe : il y a 
moyen de se deffendre. A tout il y a remède, fors 
qu'à la mort. Vous me faictes ressouvenir d'un 
gentil compte du Florentin Poge, qui nous ap- 
prend qu'un empereur grec, pour empescher les 
meurtres qui se faisoient entre les Grecs et les 
Génois, avoit ordonné, pour peine d'homicide, 
que la barbe leur seroit rasée. Ce qui fut exécuté 
sur plusieurs des Grecs. Les Génois sembloient 
estre traittez plus rigoureusement; pour tenir 
quelque balance égale, leur magistrat ordonna 



254 DES BARBES. 

qu'en présence de tout le peuple, les meurtriers 
et delinquans missent les marines et chausses bas, 
descouvrissent leur cul, et que l'on leur rasa là leur 
barbe culiere. En ce, il apparioit la barbe secrette 
et resserrée avec celle qui est manifeste et essorée. 

De guet à pend et par le sangoy, vous estes un 
fin frotté; vous n'avez voulu toucher aux cani- 
bales et sauvages, qui ne se lairroient pas un seul 
poil sur le corps, mesmes jusques au poil ama- 
toire. Vous estes de bas or, vous craignez la 
touche; si ne m'eschaperez vous : puis que je 
vous tiens, il faut que je vous pelaude. Si vostre 
raison avoit lieu, qu'il faille raser la barbe parce 
qu'elle peut estre happée par l'ennemy, je diroie 
qu'il faudroit que tous ces sauvages se fissent 
abattre la grande pique qu'ils portent entre les 
jambes. Ils se joignent assez prés les uns des 
autres au choc : qui les empesche de s'entrehap- 
per leurs diables d'engins? Ils ne sont brayettez 
comme nous, ils sont tout nuds; que respondrez 
vous à cecy, Demonax? 

Quant au reste de vos authoritez, je n'en fais 
pas si grand cas que vous pourriez penser. Je ne 
regarde point ce que l'on fait à Rome, mais ce 
qui est séant d'y estre fait, mesmement puis que 
j'ay moyen de vous contreopposer d'aussi excel- 
lentes authoritez que sont les vostres et vous 
rabbattre gentiment vos cornes. Les Lyciens 



DES BARBES. 255 

estoient tellement curieux de conserver leurs 
barbes que, pour grande chose, n'eussent permis 
qu'on la rasast. Ce que le capitaine Condale 
recogneut tresbien : car, se trouvant avec une belle 
et forte armée en leur pays, fort court de deniers, 
pour les faire financer à l'appointement, voicy 
l'expédient qu'il prit, c'est qu'il fit venir par 
devers soy les principaux de la province, ausquels 
il remonstra qu'outre son gré, et à son bien 
grand regret, il estoit contraint leur faire en- 
tendre la commission qu'il avoit du roy, sçachant 
certainement qu'il ne pouvoit par icelle, sinon 
leur déplaire : c'est que le roy Mausole vouloit 
que dés maintenant tous les Lyciens se tondissent 
leurs cheveux et fissent abbattre leurs barbes pour 
les luy envoyer en Carie, afin de faire d'iceux un 
appareil en l'honneur du roy de Perse. Comme 
cela leur seroit fort fascheux, il s'estoit advisé 
d'un moyen qui sera trespropre pour sauver leur 
chevelure et rendre le roy son maistre contant, 
c'est qu'ils fissent un impost et département de 
deniers sur eux par teste et pro rata de la lon- 
gueur des cheveux qu'ils portoient, qu'ils luy 
délivrassent l'argent : il envoieroit en Grèce 
pour y acheter autant de chevelures que le roy 
demandoit. Les Lyciens, crainte de laisser perdre 
l'occasion, en bien peu de temps firent la levée 
de la somme, qui estoit si grande qu'ils en eussent 



256 



DES BARBES. 



peu acheter leurs perruques, quoy qu'elles fussent 
esté toutes d'or, et délivrèrent la partie deman- 
dée, dressée, promise, et levée à Condale, lequel, 
faignant l'envoier en Grèce, l'employa à la solde, 
aux vivres et munitions de son armée. 

Les Romains, les Grecs, les Chaldeens, les 
égyptiens, les Alemans, les Suisses, et toutes 
les nations les mieux prisées, se sont de tout 
temps engarbé le menton de barbes; faites un 
peu la contremire de ces peuples embarbez contre 
vos esbarbats, et on verra qui l'emportera. 

Je ne veux rien attenter sur le los, l'honneur et 
excellence des Lacedemoniens, Rhodiens, Sici- 
liens ou Romains. Mais est il impossible qu'ils 
ayent failly en ce poinct, aussi bien qu'ils ont 
choppé en une milliasse d'autres, et bien plus 
lourdement? Parce que les Lacedemoniens per- 
mettoient de desrober, à charge que ce fut accor- 
tement et finement, vous direz que les Chresticns 
le peuvent sans crainte d'en estre repris? Parce 
que les Rhodiens se sont efféminé après une infi- 
nité de délicatesses et mignotises que ils en ont 
infecté et empunaisi les Siciliens, que les Ro- 
mains en ont esté à la fin empestez, vous nous 
conseillerez d'entrer au bransîe, afin que nous 
nous perdions misérablement avec eux ? Vous 
enflez terriblement le bouquin quand vous res- 
veillez du tombeau (ce vous semble) Alexandre le 



DES BARBES. 257 

Grand, Scipion, Jules César, Auguste, et quel- 
ques autres qui se sont (à vostre compte) fait 
ébarber : comme ils ont eu plusieurs imperfec- 
tions, que leurs deportemens ont esté pour la 
pluspart vicieux, ce n'est pas messeant de croire 
qu'en cecy ils ne se soient laissé couler outre la 
nature, où neantmoins il estoit besoin de tenir la 
bride roide. A tous ces grands guerriers, j'en 
puis opposer d'autres barbus qui pour leurs 
prouesses ne leur doivent aucune chose. Vous 
avez eu ce puissant empereur Charles le Grand: 
estoit il de ces floquets qui *se sont pelé le men- 
ton? Il portoit la barbe si longue qu'elle luy 
battoit sur la ceinture. Charles le Quint, empe- 
reur, vous sçavez s'il avoit le cœur caractérisé des 
impressions guerrières; si avoit il la barbe roide 
et longue. Clovis, premier du nom, roy de 
France; Godefroy de Buillon; Geoffroy de Lusi- 
gnan, dit à la grand-dent; Ferguy, premier roy 
d'Escosse ; Saladin, soldan d'Egypte; le fou- 
droyant Tamerlan, empereur de Tartarie; Mahe- 
met, deuxiesme du nom ; bref, la pluspart de 
ceux qui ont eu vogue à la suite de Mars ont esté 
armez de barbes. Ce n'est point de moy que je 
vous apprens ceste leçon; s'il vous plaist visiter 
les figures et pourtraits qui sont dans VHistoire 
Prosopographique d'un de nostre pays, vous trou- 
verez que je dis vray, et que, pour représenter 

33 



258 



DES BARBES. 



un sot et un badin, il vous luy a fait peler le 
menton : je m'en rapporte au pourtraict de ce 
folastre Jean Clopinar, dit de Meux. 

— A tel sainct, va dire Messer Alphonse, telle 
offrande; par ma foy, je jure que vous ne le pre- 
nez pas mal. O le grand donneur de cassades ! 
Vous revirez la truye au foin; que ne la laissez 
vous aller aux raves? J'ay veu ces figures que 
vous dites; elles sont fort gentiles, et suis d'avis. 
Seigneur Demonax, mon couillaud, ma viste, 
mon petit mistigoury, que vous me donniez une 
vintaine d'escus : par S. Fiacre de Brie, j'en ache- 
teray pour nous deux. On parle des livres qui 
font miracle, mais celuy l'a fait : car il a fait 
pleurer à force de rire ce Messer cancre de De- 
mocrite, qui m'a juré, sur sa part de paradouze, 
qu'il y avoit plus de quinze ans qu'il n'en avoit 
fait autant. C'est un drôle, par ma conscience. 
Mais je pense à vous. Seigneur Camille; vous 
estes un fort et treshabile homme, vous devriez 
porter vos coquilles à d'autres qu'à nous, qui le 
faisons aux autres et qui avons esté à S. Michel : 
que sert il de mentir ou ne dire la vérité devant 
les amis? J'ay virevolté tous ces beaux portraits 
que vous dites plus de cinquante fois, sans la 
première : aussi y ay je bien trouvé autre chose 
que vous ne chantez. J'y vois de braves guerriers 
esbarbats, tels que Constantin le Grand, Tempe- 



DES BARBES. 259 

reur Justinian, S. Louis, Guillaume le Conqué- 
rant, Frideric, deuxiesme du nom, empereur 
(lequel se qualifioit le marteau ou le maillet du 
monde), Philippes le Hardy, duc de Bourgoigne, 
Talbot, Jean, bastard d'Orléans, comte de Du- 
nois, et tant d'autres qui sont braves hommes : 
quod vidimus testamur. Je ne dis chose que je 
n'aye veu, je suis trop consciencieux pour 
bourder. 

Et bien, quant ainsi seroit que toutes les figures 
de ceste histoire là seroient embarbées, vous ne 
seriez pas encores au dessus de vos emprises. 
Quelcun qui seroit plus hardy que moy vous 
pourroit dire que vous auriez menty [con vestra 
reverenza, Monsior) après vostre compatriot. 
Pourquoy? Pource que ce bon segnor, afin d'au- 
thoriser sa barbasse, auroit tasché d'embarber 
tous les plus habiles hommes qui se sont trouvez, 
à l'exemple du regnard, contrario sensw toutesfois, 
lequel, se voiant privé de sa' queue, pour n'estre 
moqué de ses compaignons, par vives raisons 
leur persuada (c'estoit in illo îempore que les 
bestes parloient) de s'esquouer. La consolation 
des misérables, c'est d'avoir des pareils qui cou- 
rent mesme fortune avec eux. 

— Ils en ont de belles, moyennant qu'on les 
reserve (va dire le S^ Camille) : si ne sçauroit on 
me faire refius au moins de ceste confession en 



260 DES BARBES. 

faveur des soldats, que la barbe leur sied fort 
bien. Et pource, ayant doublé ceste pointe, je 
m'en vay donner au Caloier des philosophes et 
gens de lettres. 

Je commenceray par les philosophes cyniques, 
qui ont eu en singulière recommandation leurs 
barbes, lesquelles ont esté tellement prisez et esti- 
mez que nous lisons qu'Alexandre le Grand, 
ayant pris la Grèce et estant à Athènes, il voulut 
voir Diogenes, lequel estoit de la bande cynique, 
et fort renommé. Pource, ce vainqueur se trans- 
porta au lieu où estoit ce philosophe au soleil, et 
fut tellement contant de ses graves et doctes sen- 
tences qu'il dit à son retour : « Si je n'estoie 
Alexandre, je voudroie estre Diogenes. » 

— Que vous estes abusé. Seigneur Camille, va 
dire Demonax ; je suis par ma foy d'avis, puis que 
vous trouvez la vie cynique tellement à vostre gré, 
que vous portiez la besasse et vous resserriez dans 
un tonneau, ainsi que faisoit Diogenes : bref, que 
vous patronniez vostre manière de vivre au mo- 
dèle de son estrange vie. Et comment est ce que 
vous faites cas de cest homme là ^ Il ne valoit pas 
un troignon de chou : la fin de ses jours qu'il 
eut monstra de quel bois il se chaufîoit. Ne sça- 
vez vous pas que quelques uns tiennent que, 
comme il estoit fort sujet à sa bouche, il mangea 
le pied d'un bœuf tout crud, dont il attira un 



DES BARBES. 261 

humeur si pernicieux que depuis il en mourut; et 
que d'autres rapportent que, pour le regret qu'il 
avoit de trop vivre, il se violenta et précipita sa 
mort, s'estouffant dans son manteau. 

Et quant à ses compaignons, ils ne valloient 
pas mieux que luy : c'estoient des gens déses- 
pérez, ennemis d'honnestete, et qui avoient perdu 
toute honte; de sorte que, de mesmes que les 
bestes brutes, ils ne se hontoioient point de s'em- 
bloquer à la cupidique les uns devant les autres, 
voire ne faisoient difficulté d'aucune parole, tant 
sale fut elle, juxta illud, verha non fcetent, les 
paroles ne puent pas. Battifolus in malogranato 
vitiorum et ihi Harlequinus et Mormaltus. 

— Vous en voulez bien à ces pauvres gens, 
répliqua le S^" Camille (gringottant entre ses dents 
la patenostre de singe avec aussi bonne grâce 
qu'avoit Socrates lorsqu'il se pincetoitsa barbe); 
ne tient pas à vous que ne les faciez plus noirs 
que diables : quelque jour on vous empunaisira. 
Je vay vous mettre en teste des personnages qui 
vous feront perdre le caquet et faire Vinclinabo. 
Homère, Hésiode, Hérodote, Euclide, Archi- 
mede, Platon, Aristote, Hippocrate, Strabon, 
Ptolomée, Plutarque, Dioscoride, Ausone, etc., 
n'estoient ce pas de braves hommes en philoso- 
phie, médecine, poésie, mathématique, cosmo- 
graphie, histoire et autres sciences ? C'est la 



262 DES BARBES. 

perle, la fleur et l'eslite de tous les braves esprits. 
Quelles gens estoient ce ? Ce n'estoient point de 
ces piètres et trupelus rais esbarbez et pelez. Tous 
ceux qui les nous représentent leur donnent une 
belle et longue barbe. 

— Response, va dire Constantin : ce sont les 
peintres qui les nous ont effigie, at pictoribus 
atque poetis mentiri in pretio est. Les peintres 
peuvent avec leur pinceau, et les graveurs avec 
leur burin, desguiser non seulement les traits du 
visage, mais d'une Hecube nous faire une Hélène. 
Nos peintres d'aujourd'huy peindront en l'air 
celui qu'onques ils ne virent, deceus peut estre 
par la faulseté d'une medale antique menteuse. 
Je sçay les petits tours de passe passe qui s'y font. 
Je veux que les medales ne soient point faulses : 
mais qui me pourra faire accroire que la medale 
sur laquelle on contrefait et poche Homère ou 
autre soit la vraye figure d'Homère ? Qi^is vobis 
hoc revelavit? Parce qu'il a les bras coupez au 
coude, c'est Homère ? Oh besties ! que vous estes 
bien à l'ombre quand le soleil est couché : beati 
lourdes quoniam ipsi trebuchaveruntj etc. 

— Par sainct Picaut, vous estes exorbitamment 
incrédule : qui eut jamais pensé cela de vous? 
(répliqua le S^' Camille). Vous ne méritez pas 
qu'on dispute contre vous : contra negantem prin- 
cipla on doit descharger des coups et non des 



DES BARBES. 263 

argumens. Toutesfois, pour vous rendre inex- 
cusable et vous esclaircir de tant plus la sermon- 
niere, je suis bien contant vous faire venir en jeu 
des docteurs de l'Eglise chrestienne qui ont esté 
veus par nos pères, tirez et portraits par eux. Le 
premier apostre des Gaules, S. Denis l'Areopa- 
gite, Basile le Grand, Theodoret, Jean Zonare, 
SS. Hierosme, Augustin, Cyprian, Jean à Bou- 
che d'or, Athanase, Jean Damascene, Bernard, 
Justin le Philosophe, etc., ont tous porté la barbe 
longue; les apostres mesmes : et ce pour plu- 
sieurs grandes et notables raisons, sur tout parce 
qu'eux nui avoient à commander aux autres, 
régir, gouverner et administrer TEglise, dévoient 
porter une marque de la gravité, prudence et 
expérience qui doivent accompagner ceux qui 
sont establis au dessus des autres. Et pource, un 
Lacedemonien respondit tressagement à celuy 
qui luy demandoit pourquoy il portoit la barbe 
longue, que c'estoit afin que, la voyant; il se 
souvint ne faire acte ou démarche qui fut indigne 
de sa barbe. 

— Vertu bille, je vous tiens. Seigneur Camille, 
va dire Demonax, avec vos raisons laconiques; 
que direz vous à ce que maintenant il est expres- 
sément enjoint aux ecclésiastiques, sur tout aux 
prestres, d'abbatre leur barbe? C'est l'ordon- 
nance de l'Eglise : vous ne pouvez dire aucune 



264 DES BARBES. 

chose alencontre. Et ainsi, quand auriez dressé 
les registres de tous les docteurs grecs et latins, 
je n'auroie à vous respondre autre, sinon que les 
loix dernières emportent les premières; et ainsi, 
puis que maintenant la pratique des barbes, qui 
a esté gardée au temps passé, est ensevelie, que 
vous ne faites rien de nous ramener en veue les 
barbes anciennes. 

— Le grand coup que vous ^avez fait ! mon 
mignon, mon amy, mon belaud, mon Demonax, 
respondit Messer Alphonse. Voila le pauvre 
seignor Camille qui demeure de deux selles le 
cul à terre. Les regnards sont pris, il y a bien à 
se gausser. Il pensoit que, si vous veniez à passer 
l'embarbisme de ceux qui estoient venus après la 
naissance du Sauveur des humains, sa possession 
barbarique ou barbesque luy demourroit asseurée 
et à tous ses consors s'embarbans, comme estant 
prescripte par un long laps de temps cujus me- 
moria non exstat. Je le sentoie venir sans son- 
nettes, et qu'il avoit envie de nous mettre au 
nez (c'estoit à faire d'abattre le casquet au dessous 
de la lèvre, et pour cause) la prohibition qui est 
faite aux sacrificateurs de ne raser les coins de 
leur barbe, laquelle (ainsi que le prophète royal 
David îesmoigne au Psal. i33) estoit parfumée 
d'un onguent précieux. 

Les solemnitez ceremoniales sont abbattues 



DES BARBES. 263 

maintenant; le retranchement des barbes est 
enjoint aux ecclésiastiques : si bien qu'aujourd'huy 
ce seroit aussi messeant et reprehensible pour 
eux de nourrir leurs barbes qu'il estoit aux sacri- 
ficateurs de les retrancher : juxta illudj Barba Jovi, 
crines Veneri^ décor. 

— A ce compte, Seigneur Camille, va dire 
Demonax, je vois bien qu'il faudra que les barbes 
soient abbatues. 

— Cela est vray, respond Camille; vous n'avez 
occasion de l'empescher : les moyens que vous 
avez produit pour vous sont si fresles que, du 
premier bransle qu'une mouche vous donneroit, 
elle les pourroit bouleverser; si ne faut il que je 
vous laisse en si beau chemin : vous avez fait vos 
jeux; il est temps (ce me semble) que je face les 
miens. Changeons de qualité, je tiendray le jeu, 
et vous soustiendrez et rabattrez. Je ne pense 
pas vous tenir si long temps que vous m'avez 
fait. 

Premièrement, je treuve qu'il y a peu de fonds 
à ce que vous pensez faire prendre pied à la barbe, 
parce que c'est une parure qui refait fort bien un 
homme. Selon la sotte et commune opinion du 
vulgaire, vous pourrez avoir quelque raison, 
attendu que coustumierement vous entendrez 
donner ces petits traits : « Vostre barbe est en- 
cores trop jeune pour estre evesque ; vostre barbe 

^4 



266 DES BARBES. 

sent encores sa vinaigrette; vostre barbe craint 
les gensd'armes ; elle est si mal hardie qu'elle 
n'ose sortir; vostre barbe prend médecine, elle 
garde la chambre, elle apprend comment vous 
deviendrez sage. » Ce sont comptes de triquo- 
teuses que je vais enveloper de la barbasse du 
bouc d'Esope; ou bien, si vous voulez, je vous 
payray de la response de laquelle Nicander servit 
celuy qui luy demanda pourquoy les Spartiates 
nourrissoient leur barbe : « C'est pourautant, 
respondit il, que ceste parure, quoy qu'elle soit 
fort belle, ce neantmoins, est de moindre coust 
à l'homme; » comme s'il eust voulu attaquer les 
Lacedemoniens d'avarice et taquinerie, en ce 
qu'ils ne se vouloient faire raser la barbe pour 
espargner ce qu'il falloit donner au barbier. 
S'ils eussent fait comme le tyran Denis et se bu- 
cler le menton, ils n'eussent pas esté attachez de 
ce vice. 

Addatur que ceux qui nous conseillent le de- 
barbisme nous preschent le dueil, à l'exemple des 
Argiviens et Milesiens. Les premiers, se voyans 
desconfîts par les Lacedemoniens, pour tesmoi- 
gnage de leur misère et déplorable calamité, se 
firent raire, avec vœu de ne laisser recroistre leurs 
barbes qu'ils n'eussent recouvré leur Tyrias. De 
mesmes les Milesiens, pour la perte de Sibaris, 
prise et saccagée par les Crotoniates, firent 



DES BARBES. 267 

abbattre leurs barbes en signe de deuil et lamen- 
tation. 

En après, je treuve que la barbe est de grand 
ennuy, qu'elle nous assujetit à de grandes for- 
tunes. Premièrement, elle nous rend hargneux et 
mélancoliques, inaccostables de plusieurs per- 
sonnes, pour la crainte que nous avons qu'on 
nous tire par la barbe. En après, elle sera un 
grenier de poux, de morpions, de puces, de 
lentes et autre vermine, si bien que ce sera un 
martyre continuel. Et pource, Hérodote nous 
apprend que les prestres aegyptiens ont accous- 
tumé, de trois jours en trois jours, se raser tout 
le corps, de peur que pendant le service de leurs 
dieux aucune vermine ne vint à s'engendrer. 
Or que la barbe ne soit tant séante pour 
piaffer à propos, comme elle sert à des usages 
plus vils et abjects, je vous prie escouter ce que 
nous apprend lehuitain du bon père le Seigneur 
Ronsard, qu'il a traduit d'Ammian : 



Tu penses estre veu plus sage 
Pour porter grand'barbe au visage 
Et pource, alentour de ta bouche, 
Tu nourris un grand chassemouche. 
Si tu m'en crois, jette la bas : 
La grand'barbe n'engendre pas 
Les sciences plus excellentes, 
Mais des morpions et des lentes. 



268 DES BARBES. 

Tertio^ si on se veut garentir de cestepoûillerie 
et suite barbesque, faudra la demesler, la décro- 
ter, la secouer, la tirer, la tordre, la virer, la 
resserrer, l'espardre, la passefîllonner, la mousta- 
cher, l'élever, l'abaisser, la patiner, la manier, la 
regarder, l'applanir, la testonner, la peigner; 
bref, luy donner plus de façons qu'à la vigne, 
encores qu'elle soit sans rapport, disoit le capi- 
taine Janicot, 3. De Barbatilibus cum gl, Malla- 
reti,etihiKiffîarduSjCol. 2., adverb. Moustachiam 
turcicam. Cela est contre l'usage des barbes, que 
je viens de représenter à la laconique. Pour cinq 
sols, je feray abbattre la plus forte barbe qui soit 
en France; continuez cela pour un an : huit fois, 
ce sont quarante sols; voila que vous coustera 
vostre barbe; c'est bien loin des cent et deux 
cens escus, outre la perte du temps que nos bar- 
bets prennent à barbetter leurs barbes. 

Quarto, il y a du mes-us estrange et qui meri- 
teroit punition exemplaire : il y en a qui, quand 
ils ont à faire quelque bon coup, ils se laissent 
croistre la barbe longue et espesse; puis, après 
avoir fait leur main, ils se font raser : les vous 
voila par ce moyen incognus. 

Quinto, les façons des barbes doivent favoriser 
à l'interdit d'icelles ; de mesmes que nous voyons 
les edits de nos roys françois pour la façon de 
nos habits, parce que les François n'ont que le 



DES BARBES. 269 

drap et le ciseau, tant ils sont variables en leurs 
vestemens. De ma part, je" vois tant de sortes de 
barbes que maintesfois je suis bien empêché à me 
résoudre sur une si diverse multiplicité : j'en vois 
de fortes, de déliées, de jaunes comme saffran et 
poil de vache, de la longueur d'une aulne, de 
mouchetées, de grises, blanches comme cotton 
de Malthe, de blondes, de meslées, de cordelées 
à la moustache, de blanches, de fleuries, de 
fourchues, de bouquines à pointe de diamant, de 
noires, de morées, de rousses, de dorées, de 
rondes, d'escrevisse, de six poils, de chat, de 
savetiers, qui ne tiennent que par rivets, etc. 

SextOy je vois que les dames ne se plaisent 
point à ces grands barbans, parce que leur bar- 
basse les ennuyé, les matagrabolise et incornifîs- 
tibule leurs baisers. 

— Pour ce dernier chef, Demonax, mon mar- 
paut, mon petit mistoudin, vous estes fort mal 
fondé, va dire Messer Constantin : je cognois un 
vieil barban qui remédie bien à ceste incommo- 
dité. Vous noterez qu'il est jeune de quelques 
quatre vingts ans, et si pour cela il tend à la 
jonction. Pour ne perdre son crédit lors qu'il est 
question et que l'envie luy prend d'avoir la vui- 
dange qu'il pourchasse, il vous fardera sa barbe, 
de sorte que, au lieu qu'il est blanc par le menton 
comme un cigne, il s'est si bien ancré qu'on le 



270 DES BARBES. 

prendroit à sa barbe pour un corbeau. Et pour 
prévenir les desplaisirs que reçoivent les dames 
d'estre enchevestrées parmy ces grandes bar- 
basses, il vous serre gentiment et beau sa bar- 
basse entre cuir et chemise. Sa moustache est 
abatue, pource qu'il est de la qualité de ceux qui 
ne l'osent porter longue, quia inter calicem supve- 
maque labra, etc. 

— Non, non, Messer Constantin, répliqua le 
S*" Camille, je n'ay que faire de vos gausseries; 
j'ay dequoy respondre aux allégations de Demo- 
nax. Et puis que vous avez commancé par le 
dernier article, je suis bien contant de vous 
suivre. Je ne suis point de ceux qui voudroient 
attacher les hommes aux timons inhumains de 
l'Athénien Tymon; je sçay bien qu'il fait bon 
estre aimé d'un chascun; je suis bien aise quand 
on rit, quand on prend du passetemps, et qu'on 
s'esgaillardit, le tout avec honesteté : je pratique 
cela, et si pour cela je ne laisse à porter belle et 
longue barbe. Ma maistresse netreuve point que 
je luy desagrée, je n'en sens aucun vent : elle 
n'arresteroit point si long temps à me descouvrir 
son mescontentement. Et, à dire ce qui en est, je 
treuve que les femmes ont plus de plaisir avec 
ceux qui ont la barbe longue qu'avec les rasez et 
esbarbez, parce que la barbe fraischement émou- 
lue et rasée poind, devinez si le baiser plaist. 



DES BARBES. 27I 

Quant aux autres moyens, je n'y trouve aucun 
nés pour en faire si grand quanquam que vous en 
faites, mon fiston de Demonax. Vous dites 
qu'elle nous enchagrine, aumoins qu'elle nous 
fait porter la mine morne, couverte et pesante. 
Dire, ce n'est pas tout; mais peut estre estimez 
vous un homme fasché et courroucé, lequel ne 
rira à toutes heures ? Ce sont traits de la maladie 
de S. Mathurin ; c'est bouffonner et faire du 
matassin que vous trouvez à dire aux barbus, 
lesquels vous tenez songears et rechignez, parce 
qu'ils sont graves. 

Vous reprochez que la barbe ne sert que d'es- 
table ou sellier à la vermine et autres infections, 
et neantmoins ne voulez qu'on se nettoyé : qui 
n'estrilleroit un cheval, je vous laisse à penser 
que ce seroit de luy. N'y a il point de remèdes 
pour se la tenir nette ? Allez aux apoticaires, ils 
vous donneront des drogues assez. J'ai leu que le 
jus de nasturce alenoys, appliqué avec graisse 
d'oye, guérit les eschaques et roignes qui sont 
par la barbe. Si vous craignez de l'avoir trop 
roide, touffue et espesse, dés vostre enfance 
frottez vos joues d'œufs de formis ou de sang qui 
sort des genitoires des béliers qu'on chastre. 

Le reste de ce que proposez contre les barbes 
ne mérite pas la peine de nous y amuser. Encores 
qu'ainsi seroit (que non toutesfois) qu'il y eut du 



272 DES BARBES. 

mes-us, pourtant vous n'oserez conclurre au ra- 
sement des barbes : gardez l'amende. Dites moy, 
parce qu'il y a des anetons en des taillis, ou des 
brigands, loups et bestes ravissantes en des forests, 
direz vous qu'il faille abatre les bois? Avancez 
vous de le publier et me le signez, je payeray 
bussart d'eau de Canathe à vos despens. Parce 
qu'il y en a plusieurs qui escrivent diverses lettres, 
vous direz qu'il faudra interdire l'escriture. Pauvre 
pécore! vous voulez nous priver d'un si précieux 
joyau qu'est la barbe, parce qu'il y a des guenaux 
qui prennent leur repaire es forests barbesques 1 
A d'autres! 

— N'estiez vous point à Thoulouse, petit 
rustre, magister Demonax, quant on fit ce véné- 
rable arrest? (va dire Constantin). Je despite 
Mahon, ou je me donne, si vous eussiez esté en 
vie, si je ne croiois que ce seriez vous qui dres- 
sâtes les mémoires qui induisirent la cour à 
lascher cest arrest debarbatif. De fait, je l'ay leu 
cum commento : le glossateur, en l'avant-propos, 
fait mention d'un mot de Démon. Pourroit-ce 
bien estre vous ou quelqu'un de vos parens qui 
donna ceste verte? 

— Rien, rien, respondit Alphonse, vous vous 
abusez, monsieur Constantin, car la cour de 
Thoulouse, entendant que les forests et montai- 
gnes Pyrénées leur produisoient tant de billots, 



DES BARBES. 278 

brigands, voleurs et bandouliers, de fine belle 
peur qu'ils eurent à cause de la prédiction que 
leur en avoit fait frère Robert, le roy Calabrois, 
que d'autres brigandeaux et bandouillereaux ne 
fourmillassent dans les barbes de ceux du pays, 
tendirent à ce deguerpissement des barbes. C'est 
l'opinion du docteur Raphaël de Briguenarilles 
sur la rubrique De eo quod met, ca. et ibi gl. 
commentatoris Foro juUensis. 

— Messieurs, vous voyez, va dire le S^ Ca- 
mille, que j'ay rangé à jubé Demonax, et qu'il 
,pisse vinaigre fort comme tous les diables: je 
n'ay plus qu'un mot que j'avoie oublié pour vous 
dire la raison pour laquelle les hommes ont de la 
barbe , et non pas les femmes : car il faut que 
vous sçachiez que, comme nature est bonne et 
sage mère, elle ne nous a point voulu appeller à 
aucunes charges qu'elle ne nous ait fourny des 
moyens propres pour nous en acquiter et nous 
deffendre contre tous encombriers. Pui3 donques 
que l'homme devoit sortir hors de la maison pour 
trafiquer, marchander et amasser tout ce qui fait 
besoin pour la provision de la maison, aussi estoit 
il besoin qu'elle l'armast de cheveux au menton 
pour se garentir des incommoditez du ciel qui 
eussent peu l'offenser. Or, que la barbe soit fort 
propre pour nous tenir nos joues à couvert, cela 
ne doit estre preuve, l'espreuve en est ordinaire. 



35 



274 DES BARBES. 

— Pour vostre honneur, Seigneur Camille, va 
dire Alphonse, vous ne deviez adjouster ce der- 
nier article, car qui voudroit on le vous revire- 
roit bien rude contre vous. De fait, quand il fait 
bien froid, qu'il gelé en roide bosse et à pierre 
fendant, vous me verrez ces grandes barbes et 
moustaches toutes gelées, et y pendre de gros 
glaçons; les femmes ou ceux qui ne sontembar- 
bez ne portent point de telles chandeles. Mer- 
veilles, que vous avez oublié à ramentevoir que 
les longues barbes servent de baverettes, de peur 
qu'on ne sallisse sa chemise ou ses habits en hu- 
mant le potage, brouant des pois au lard cum 
commento, mangeant des œufs ou autrement. 
Prenez moy ces grands barbans à l'issue de leur 
repas, vous trouverez leur barbasse chargée de 
graisse autant qu'il en faudroit pour graisser 
quinze douzaines de charrettes. Les plus honestes 
les torchent etessuyent, mais je me recommande 
aux serviettes ; et haye garson ! 

— Sera ce jamais fait? vay je dire. Laissez moy 
ces barbes, car aussi bien n'estes vous pas bons 
barbiers. Il est bon et bien séant de les porter, 
et aussi en temps et lieu, selon la qualité des per- 
sonnes, de les abbatre. Ce n'est point donc bien 
arguer de dire, parce qu'il y a du mes-us, qu'il 
faille les raser ou user de dépilatoire, ny aussi de 
nous vouloir forcer à les nourrir et attifier. Un 



DES BARBES. 275 

chascun a la bride sur le col, moyennant qu'il ne 
vienne à ce mesprendre : il fait bon sortir du lo- 
gis pieds ferrez et barbe rase. C'est aussi une 
chose fort honorable qu'une belle et longue 
barbe. Qu'ainsi soit, le pape Pie II, au quatriesme 
livre des mémoires des exploits du roy Alphonse, 
nous apprend que Vitold, duc de Lituanie, quel- 
quesfois vouloit porter la barbe longue, et que 
d'autres fois il l'abbatoit , à celle fin que par ce 
moyen il peut estre discerné d'avec ses sujets. 
Joint qu'il fait bon se garentirdes curieuses scru- 
pulositez de ceux qui ont disputé à quel jour il 
se falloit la faire raser, ou au jeudy ou au mardy, 
desquels vous aurez le plaisir sur la fin des oeuvres 
d'Ausone, poète bourdelois. » 




i 



APRESDISNÉE VII. 



DES VIEILLARDS ET DES JEUNES ENFANS. 



S'ils peuvent engendrer. 



E seigneur Pandolphe eut grand mar- 

^Ç:^ché de ceste après -disnée, pour la 

survenue de quelques estrangers qui 

nous empescherent prés de trois heu- 



res : de sorte que il s'en fallut bien peu que la 
partie ne fut remise au lendemain. Toutesfois la 
compagnie advisa qu'il valloit mieux avoir peu 
que rien ; si fut prié Pandolphe de trancher court, 
eu esgard au peu de temps qui restoit. Ce qu'il 
fit et commença la dispute, prenant son thème 
sur l'impuissance qu'on dit qu'il y a aux vieillards 
et aux jeunes de pouvoir engendrer, laquelle il 
maintenoit fort à cors et à cry : se fondoit sur ce 
que les uns, pour estre recrus, las et alouvis, les 
autres, pour estre trop foibles et n'avoir encores 



278 DES VIEILLARDS 

la force, estoient retenus de pouvoir engendrer. 
Le bon homme de Megadore voulut tenir le 
party contraire, et monstra bien qu'il en avoit plus 
laissé courir que Pandolphe n'en prendroit de dix 
ans. « Pian piano (va il dire), ne vous eschauffez 
point si fort en vostre harnois, ne vous sçauroit 
on abbatre un peu vostre eau ? Parlons première- 
ment des vieillards; après nous pourmenerons les 
enfans. Vous ditas que nous autres bonnes gens 
avons nos outils tous cassez, flaques et brisez. 
Corps non bieu de bois, je ne sçay ce que les 
autres ont; vous me voyez tout gris, si ne suis je 
point si abbattu que vous pourriez bien penser : 
je suis de la nature des poireaux, j'ay la teste 
blanche et la queue verte. Que s'il estoit besoin 
de faire une chevauchée, jô ne me feindroie point 
de deux, trois, ny quatre secousses. Il n'y a chasse 
que de vieux chiens. Vous estes encores au prin- 
temps de vostre aage, mais, tout vieillard que je 
suis, si je vous avoie monté sur le colet, je vous 
feroie trembler l'ame au corps. 

— S'il ne tient qu'à dire, mon bon père, res~ 
pond Pandolphe, je vous donne gaigné (par la 
virginité de ma braguette). A l'effet gardez qu'il 
n'y eut du mesconte. 

— Seigneur Pandolphe, va dire le S'* Horace, 
je ne veux pas faire bon pour le S"" Megadore ; je 
ne sçay de quel bois il se chauffe et quel cavalca- 



ET DES JEUNES ENFANS. 279 

dour il est; il a bien la mine de ne vouloir pas 
encores poser les armes bas ; si sçay je qu'il y en a 
d'aussi vieux queluy qui vous saccadent en bour- 
riquet et ne s'espargnent non plus que fait un 
Limousin à manger des raves. Vous cognoissez 
ce vieil peteur de Constantin : s'il ne secoûoit le 
pochet sa couple de fois, il s'en confesseroit. Je 
l'en ay autresfois voulu reprendre, et prier qu'il 
me chassa ceste gaupe de Geneviefve. « Que 
ferez-vous? dit il, aussi bien m'en faut il une ; les 
médecins m'ont ordonné d'en avoir une pour une 
descharge de reins. » Ce n'est point chose nou- 
velle que les vieillards ayment à fringuer, vous en 
avez un texte exprés en la glosse in C. nuptiarum, 
in verbo in quibusdam 27, q. i, et en la glosse 
in C. 2, ex. de frigid. et malef. 

N'avez vous point ouy parler de Masinissa, roy 
de Numidie, qui, estant chargé de quatre vingts 
six ans, se treuva père ; de Caton, qui, ayant sur 
sa teste quatre vingts ans passez, fut père de ce 
Caton qui fut ayeul de celuy d'Utique; et de 
Vladislas, roy de Pologne, qui, à quatre vingts 
dix ans, eut deux fils, asçavoir, Vladislas et Ca- 
simir? 

— Mais tous ne sont pas ou Masinissa, Caton 
et Vladislas, répliqua Pandolphe, ou n'ont le feu 
en leurs chausses, ainsi qu'a le seigneur Mega- 
dore. Ce sont accidens extraordinaires et qui 



28o DES VIEILLARDS 

n'adviennent pas tous les jours; d'ordinaire Tes- 
guillette est nouée, on ne peut plus bander lors 
qu'on est affaissé de vieillesse. Quand la neige 
est sur le mont, on ne peut attendre que le froid 
aux vallées : les cordes de l'arc sont si molles 
qu'on ne le peut bander : il n'y a plus d'ancre au 
cornet; que s'il y en a, c'est si peu que la besoi- 
gne est affamée; et, qui pis est, la liqueur est du 
tout mal propre aux impressions generatives. Ce 
ne sont que eaux pures et claires, qui n'ont aucune 
solidité, parce que l'humeur des vieillards ne peut 
estre bien cuite et espessie. C'est la raison que 
donnent ce fidèle secrétaire de Nature, Aristote, 
U. I de générât, animal., cap. 17, et Galen, au 
commancement du second livre des Moyens d'en- 
tretenir sa santé; Albert le Grand, lib. de animal. 
5, tra. 2, ca. i, et lib. 10, tract. 2, c. i. Pource, 
la vieillesse est appellée par Virgile effœta. 

— Ce sont bayes, va dire le S^ Horace ; l'ex- 
périence nous confirme la vérité du proverbe 
commun, que tant qu'un homme peut faire perdre 
terre à un boisseau de bled, qu'il peut engendrer. 
J'ajousteray que tant qu'un homme peut faire ses 
dévotions à saint Guigne-fort, se remuer et s^em- 
bruer, qu'il peut engendrer. Vous en avez l'es- 
preuve toute apparente au bon homme qui de- 
moure en vostre ville de Bourges, devant le Bœuf 
couronné: il n'a point seulement les forces abattues 



ET DES JEUNES ENFANS. 281 

et exténuées par l'aage, mais tellement percluses 
par je ne sçay quelles maladies que, quant il auroit 
le feu sous la queue, lors qu'il est assis, il brusle- 
roit plustost que pouvoir se remuer; je Tay veu 
maintesfois et en ay eu le plaisir. Neantmoins 
vous sçavez que, tout vieillard et paralitique qu'il 
est, il a eu trois beaux enfans de sa Breloque, qui 
est une jeune femme, laide au reste comme tous 
les diables, qui luy a esté donnée pour lui sub- 
venir à toutes ses nécessitez, le lever^ le coucher, 
l'habiller et le couvrir lors qu'il est dans le lit, 
faut que ce soit sur les reins tousjours, et toutesfois 
il engendre : qu'est cela ? 

— La response n'est pas si mal aisée qu'il vous 
pourroit bien sembler, respond Pandolphe : que 
ceste drolesse de Breloque peut se faire piquer 
par quelques jeunes et roides cavalcadours, puis 
faire acroire le tout à ce bon père. Car, quoy qu'il 
die et qu'il advoue luy avoir frotté son lard, je ne 
me sçauroye persuader qu'il ait de la vigueur 
assez pour procréer. 

— Si vous continuez. Seigneur Horace, je n'au- 
ray pas beaucoup d'affaires ceste apres-disnée, va 
dire le S^ Megadore; voila la moitié de nostre 
discours que vous avez bien examiné, et monstre 
à Pandolphe que les vieillards sont encores bons 
courtaux, ou au besoin chevaux de service, qu'ils 
ne sont point si recrus qu'on les imagine. Je 

36 



282 DES VIEILLARDS 

VOUS en ay une obligation et vous en remercie. 
Maintenant je m'en vay voir nos petits enfans. 
S'ils dorment, il faut que je les resveille pour les 
faire voir au S^ Pandolphe, qui leur veut faire 
entendre qu'ils sont de mesmes ineptes à la gé- 
nération. Ça donques, Pandolphe mon amy,puis 
que les vieillards ont eu leur venue assez pour 
ceste secousse, tenez, on vous présente les jeunes 
enfans, lesquels je maintiens pouvoir engendrer. 
L'expérience nous en fera sages, qui nous est tes- 
moignéepar des gens d'honneur et dignes defoy. 
Alberic de la Rose en sa Table, au mot ma- 
trimonium, rapporte qu'une fille a enfanté à neuf 
ans, et Grégoire le Grand a escrit en son Dialo- 
gue qu'un enfant de neuf ans avoit engrossé sa 
mère nourrice, comme remarque la glose in summa 
2X)yquœst. i, etihiArchid. Hostren., et Jean André, 
in cap. fin. de eo qui cog. consan. ux. Panorm., 
et d'autres, in cap. i de delict. puero.; Alex, et 
Jason, m /. pupillari ff. de vulgari; Bart., in tract, 
differ. juris canonici et civilis ; Angel., cons. 253, 
visis statutis ante finem; Petr. Auch., in c. si pater, 
col. 7 ver., in matrimoniis détesta.; lih. 6, Domi, 
cons. 24, quia difficile, col. 3. 

Mais parce que toutes ces cottations sont un peu 
mal-aisées à vérifier pour le présent, je vay vous 
faire parler à S. Hierosme, qui en sa missive à 
Vitalis vous apprendra qu'une nourrice enchargea 



ET DES JEUNES ENFANS. 283 

de l'accointance qu'elle eut avec son nourriçon 
aagé de dix ans. « Le Seigneur (dit-il) me soit à 
tesmoin si je mens. Une certaine femme nourris- 
soit un pauvre enfant trouvé, le traittoit, entrete- 
noit, et luy faisoit devoir de nourrisse. Ce petit 
garçonnet couchoit avec elle, lequel avoit desjà 
attaint sa dixiesme année : advint qu'elle prit du 
vin plus que son honesteté ne luy permettoit, et 
qu'estant eschauffée de paillarder par des remue- 
mens sales et deshonestes, elle provoqua cest 
enfant au coit. Les autres nuits, comme elle con- 
tinua à s'enyvrer, aussi elle prit son accointance 
comme à la première; deux mois ne passèrent 
point que le ventre commença à luy enfler. » 

Il y a plus, que le mesmes docteur en ceste epistre 
monstre oculairement, par le calcul et la suppu- 
tation des années, que Salomon à l'aage de dix ou 
onze ans eut son fils Roboam, tout ainsi qu'à 
mesmes aage Achas eut le roy Ezechias. Ce qui 
est pareillement remarqué par le docteur Jean 
Andred. ca. ult. de eo qui rog. cons., où Host. 
escrit le mesmes estre advenu à un jeune enfant 
au chasteau de S. Michel, qui est au diocèse de 
Siscare.Celafait quejenetreuvepoint estrange ce 
que Pline recite au septième livre, chap. 2, au 
rapport de Clitarque et Megasthenes, qu'auprès 
des Macrobiens les femmes des Mandres, qui ne 
vivent que de sauterelles, ne portent qu'une fois 



284 DES VIEILLARDS 

leur vie lignée, et ce à sept ans précisément, et 
que les femmes entre les Calinges, peuples d'In- 
die, conçoivent à cinq ans : qui est bien avancer 
le temps, et presser les vingt et un ans qui sont 
requis à vostre aage de perfection, selon Aristote. 
— Ce sont cas extraordinaires, répliqua Pan- 
dolphe, et desquels, comme j'ay dit ci dessus, on 
ne doit faire estât pour en establir une reigle. Au 
contraire, ce grand naturaliste Aristote nous en- 
seigne, au cinquiesme livre de la Nature des ani- 
maux, chap. quatorziesme, que l'homme ne com- 
mence à porter semence que sur les quatorze ans, 
et si encores il n'est pas propre pour engendrer, 
d'autant que la semence n'est du premier coup 
disposée à la génération, il faut encores attendre 
sept ans, qui est autant à dire qu'il faut avoir vingt 
et un an sur sa teste pour pouvoir estre père. 

Or ce qui retarde l'enfant si long temps est fort 
aisé à descouvrir par les principes de la philoso- 
phie naturelle, qui nous apprend que trois con- 
ditions sont requises aux animaux, affin qu'ils 
puissent engendrer leur semblable. La première, 
qu'ils soient parfaits, c'est à dire qu'ils soient 
parvenus à la grandeur, grosseur et qualité qu'ils 
doivent avoir. La seconde, qu'ils ayent tous leurs 
membres sains et entiers. La troisiesme, qu'ils ne 
soient engendrez de pourriture et putréfaction. 
Par la seconde, les chastrez et vieillards sont tirez 



ET DES JEUNES ENFANS. 285 

hors le registre des pères. La première regarde 
droit aux enfans, lesquels, comme ils ont à crois- 
tre, ne peuvent aussi engendrer, parce que nature 
employé la nourriture qu'ils prennent, tant en 
leur nourriture qu'en l'accroist de leurs parties 
corporelles. Et ainsi vous voyez que la génération 
ne se fait que de la nourriture superflue. 

— Posez le cas que ce que vous dites soit vray, 
réplique le S'" Megadore, si n'estes vous pas où 
vous pensez. Car, si ainsi est, je vous demande 
pourquoy est ce que plusieurs de ceux qui ont 
passé les trente ans, et qui ont tout l'accroisse- 
ment qu'ils pourroientattendre, ne peuvent engen- 
drer : ou il faudra que nature se treuve marâtre 
en leur endroit et qu'elle leur envie leur perpé- 
tuité, ou que vostre maxime soit fausse, attendu 
que cest aliment de surcroist que vous présuppo- 
sez n'est employé après leur perfection à la géné- 
ration. Je ne vous ay point voulu ramentevoir ce 
que desja nous avons débattu touchant les en- 
fans , qui anticipent bravement sur vostre aage 
de perfection, comme je prevoyoie bien que me 
payeriez de la raison accoustumée, que nature fait 
vertu en eux extraordinairement. 

— Le mesmes vous peut estre repondu. Sei- 
gneur Megadore, vay je dire, pour l'autre chef : 
vous seriez, ce croy je, de ceux qui voudroient 
nécessiter la puissance divine, et l'assujettir aux 



286 DES VIEILLARDS ET DES JEUNES ENFANS. 

proprietez des causes secondes et inférieures. 
N'avez vous point appris du Psalmiste royal Da- 
vid, au Psalme J27, que: 

quand l'homme peut avoir 

Pour héritier quelque enfant sien, 
C'est de Dieu que luy vient ce bien : 
C'est Dieu qui luy fait recevoir 
Par sa grand' libéralité, 
Le guerdon de postérité. 

Comme donc Dieu peut oster la force au pain, 
vin et viandes de nous nourrir, sustenter et ali- 
menter, aussi n'est il messeant de croire qu'il 
puisse disposer des humeurs de nostre corps 
outre le naturel de celuy d'un autre. Vous voyez 
que le soleil peut amollir la cire et endurcir la 
boue. )) 




i 



1 



APRESDISNÉE VIII. 

DES PROGNOSTICS ET PREDICTIONS 
ASTROLOGIQUES. 




E rang du S^' Alphonse du Plantain 
vint à ceste apres-disnée , pour en- 
tamer la dispute et conférence , la- 



^7;^ quelle, ainsi que vous entendrez, il 



nous fit employer après ses prognostications, où 
plusieurs de la compaignie prirent assez grand 
plaisir, sur tout le S^" Galeas Gamarin, qui regre- 
toit fort qu'il ne pouvoit estre en la place de 
messer Nicolas Pastorelli. Toutesfois, sans qu'il 
prit la peine de s'eschauffer à ergoter, il trouva 
que la question fut vuidée tout au contraire de 
son advis, et que l'on luy leva bragardement l'er- 
reur de ses prédictions. Voicy donc le seigneur 
Alphonse qui, pour ne perdre la commodité 
qui luy estoit acquise, commença à célébrer l'as- 



288 DES PROGNOSTICS 

trologie prognostique ou judiciaire, et remons- 
trer qu'entre toutes les parties de l'astrologie, 
c'estoit la plus digne, la plus excellente, la plus 
à priser, la plus proffitable et la plus nécessaire. 
Qu'à ceste occasion, ceux qui avoient le bruit 
d'estre les mieux habillez d^entendement entre 
les plus sçavans s'estoient adonnez à une si di- 
vine science. 

« Voila donc les prédictions Nostradamiques, 
Seigneur Alphonse, qui sont confirmées et au- 
thorisées par vostre consentement, vous en estes 
d'avis; mais vous ne dites pas, va dire messer 
Nicolas, que je m'y oppose, et qu'il y a une 
bonne troupped'honestes hommes, lesquels vous 
n'oseriez regarder entre les deux yeux pour leur 
jetter contre quelque reproche, qui se ligueront 
à mon opposition. Je suis fondé en arrests, en 
ordonnances, en statuts, en conciles, et en l'au- 
thorité des docteurs chrestiens, qui ont tous dé- 
testé ces belles fadaises deprognostiquerie. Vou- 
lez vous aller contre? gardez le fagot. 

— Hé! Seigneur Pastorelli, ne soyez point si 
rude à pauvres gens, va dire le docteur Rombe- 
det. Il n'est pas véritablement permis de contre- 
roler au parsus ce qui a esté déterminé par tant 
de braves hommes que sont ceux qui ont donné 
leur jugement sur nos jugemens prognostiques; 
mais, entre nous, on ne doit prendre les matières 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 289 

si rie à rie. Laissez poursuivre le S^ Alphonse, 
sans le battre des arrests et conciles : vous rom- 
priez autrement du premier coup l'anguille au 
genoil. Ce n'est point icy un article de foy, au- 
moins contenu, que j'estime, au symbole des 
apostres. 

— Esconduirez vous, Seigneur Pastorelli, la 
compaignie d'une si équitable requeste? va dire 
le S'' Alphonse. Je vous tiens si honeste homme 
que ne nous en ferez refus, et pource je passeray 
avant. Et parce que j'ay affaire à un homme le- 
quel, a ce que je vois^ ne se mouche pas du pied, 
je veux philosopher méthodiquement avec vous. 
Premièrement, il faut que, pour establir le fon- 
dement de nostre astrologie, je vous monstre que 
ce monde est reiglé et gouverné par les influences 
célestes. En après, que nos jugemens astrolo- 
giques nous sont fort nécessaires, et comme tels 
sont receus et pratiquez tant par les médecins, 
politiques que mariniers. 

Les philosophes naturalistes tiennent que le 
Ciel nous départit ses vertus et liberalitez par ces 
deux moyens : asçavoir par la lumière et par 
l'influence. Pour la lumière et chaleur, j'estime, 
Seigneur Pastorelli, que vous ne me mettrez en 
peine de le prouver : autrement je diroie que, ou 
vous n'avez point d'yeux, ou, si en avez, que ce 
sont yeux d'hibous, qui ne virent onques la clarté 

37 



290 DES PROGNOSTICS 

qui nous est rayonnée par le soleil, ou finalement 
qu'avez toujours eu le nés dans une bouteille. 
Voire quand dés le jour de vostre naissance au- 
riez esté aveugle, encores auriez vous senty quel- 
que chose des rayons solaires : ne vous estes vous 
jamais chauffé aux despens de Dieu, sans bois et 
sans feu ? Le pain et le vin qui vous a esté donné 
pour nourriture ne croist pas dans le four et dans 
la cave : il faut que le soleil ait passé par dessus. 
Je laisse pour le présent la génération naturelle 
des plantes et des animaux, tant j'ay envie de me 
haster à la fin de ce discours; et aussi que je vois 
que nous tombons d'accord que la lumière et 
chaleur céleste vivifie, nourrit et modère la plus- 
part de ce qui est sous-lunaire. Ne me reste que 
l'influence, laquelle n'est autre chose qu'une cer- 
taine force cachée qui nous produit des effects 
desquels nous jouissons véritablement, mais 
nostre main est si grossière qu'elle ne peut y tou- 
cher. Or, que ces effets merveilleux dépendent et 
procèdent d'autre que de la lumière, je m'en vay 
vous le faire si manifeste que les plus lourds et 
pesans pourront y mordre. Premièrement, on de- 
meure d'accord que la lumière ne peut estre re- 
ceue et apparoir que dans les corps transparens 
et diaphanes. L'influence passe bien plus outre et 
creuse plus profondement les entrailles de Na- 
ture : les corps ont beau estre opaques, obscurs 



ET PREDICTIONS ASTR O LOGIQ^U ES. 291 

et espais, elle les vous transperce. Direz vous que 
la lumière procrée les métaux, pierres et miné- 
raux que la terre nous enfante en ses entrailles ? 
La lumière du soleil ne peut pénétrer jusques au 
creux de la terre, pour luy faire porter le marbre, 
la geyette, l'ardoise, le sel Oromenois (duquel 
parle Pline au 7 chap. du 3i livre de son Histoire 
naturelle) et Arragonnois (remarqué tant par le 
mesmes, au trenteseptiesme livre, chap. sept, que 
par Lucius Marineus, au premier livre des Singu- 
laritez d'Espaigne), l'argent vif, le vermeillon, 
le cuivre, l'arsenic, l'or, le plomb, l'antimoine, 
l'airain, l'argent, le verd de terre, le fer, l'estain, 
le crystal, l'agathe, l'amethiste, le diamant, l'o- 
pale, la cassidoine, la sardoine, l'emeraude , le 
topase et le carboucle. Ne faudra il pas que vous 
ayez recours à l'influence céleste pour sauver la 
vérité des vertus et proprietez miraculeuses de 
l'aymant, duquel voicy que nous chante le docte 
du Bartas au troisiesme jour de sa Semaine : 

Mais tairaj je l'aymant dont l'ame morte-vive 
De raison ma raison par ses merveilles prive ? 
L'honneur magnésien , la pierre qui, s'armant 
D'un attrait sans attrait, d'un mousse accrochement 
D'aveugles hameçons, de crochets insensibles, 
Des cordeaux incogneus et de mains invisibles, 
L'esloigné fer attire, et ne peut appaiser 
Son convoiteux désir qu'il n'en ait un baiser, 
Ains un embrassement, qui d'un fascheux divorce , 



292 DES PROGNOSTICS 

Loyal, ne sent jamais la despiteuse force, 

S'il n'est par nous desjoint : tant et tant ardemment 

L'aimant aime le fer, le fer aime l'aimant; 

Et, bien qu'un entre-deux leur serve de barrière, 

Ils n'estaignent le feu de leur chaleur première. 

Ains vis à vis de l'un l'autre saute tout jour, 

Tesmoignant pour le moins par signes son amour. 

Mais, bon Dieu ! qui pourroit comprendre en quelle sorte 

Un aneau, emporté d'un peu d'aimant, emporte 

Un autre aneau de fer, et que cestuy, ravj, 

Ravisse un tiers, le tiers un quatriesme, suivy 

D'un cinquième chaînon? Quelle vertu si grande 

Fait que sans s'accrocher l'un de l'autre despende? 

Qu'ils soient nouez sans nœud, liez sans liaison, 

Et sans colle collez, dementans la raison, 

Qui tient pour résolu que la chose pesante 

Ne peut, en l'air pendue, éviter la descente? 

— Pour un habile homme, respond messer 
Nicolas, vous estes fort empesché, Seigneur 
Alphonse, et pensez, queje crois, avoir desja des- 
coulé et alambiqué vostre influence céleste dans 
la cervelle de tous ceux qui vous escoutent. Je 
vous voudroye dire en un mot qu'au lieu d'atta- 
cher au ciel ces merveilleuz secrets que vous avez 
tres-doctement cotte, je vous conseilleroie de 
laisser le monde comme il est, et, puis que c'est 
la terre qui nous desploye ses trésors, que vous 
ne soiez si ingrat de les vouloir defouir pour les 
attribuer à tel qui, ny près ny loin, n'y prétend ■ 

rien. Si j'avoye tiré du fond de mes coffres quelque 1 

précieuse bague, ne vous diroit on pas mesco- * 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 298 

gnoissant si vous en alliez sçavoir gré au Roy, 
lequel, quoy qu'il soit grand seigneur, ne vous 
auroit point honoré de tel présent ainsi que j'au- 
roie fait ? 

— Et vous en estes encores là, Seigneur Pas- 
torelli, répliqua le S^ Alphonse, de nous vou- 
loir amuser après les tripailles? Cela sent son 
buson à pleine gorge et est lourd comme un 
pasté de chevilles. Seriez vous bien si grue que 
de croire que la terre puisse engendrer de soy 
mesmes ces siennes créatures que vous avez fort 
bien particularisé, puis que c'est tout si, avec 
l'aide du soleil, elle peut enfanter les fruicts nour- 
rissiers de nostre vie ? Le mesmes seigneur du 
Bartas, au quatriesme jour de sa Semaine, vous 
coupe la gorge : car, parlant des beaux effets du 
soleil alendroit de la terre, voicy qu'il dit : 

. . . Ton ardeur, qui pénètre subtile 
La solide espaisseur de la terre fertile, # 

Qui va dans ses roignons le mercure cuisant 
Qui change un pasle soulphre en un métal luisant. 

J'avoie envie de tirer icy hors ligne les terres 
Scellée, Melienne, de Chio, l'Erythrienne, de 
Bloys, et plusieurs autres miraculeuses singula- 
ritez, si je ne craignois que me voulussiez r'en- 
tomber dans la terre; je vous vay remener chez 
vous, au ciel et en la mer. Vous sçavez que la 



294 ^^S PROGNOSTICS 

mer s'enfle et se diminue par l'accroist et descroist 
de la lune, laquelle à ceste occasion a esté nom- 
mée royne de la mer. Ah! vous vous garderez 
bien de dire que ce flux et reflux obéisse à la 
lumière et chaleur du soleil ; l'expérience contraire 
vous donneroit trop roide sur le nés. Pourquoy 
est ce que du temps du croissant de ceste nuptiere 
mère des mois la mouelle croist es os des ani- 
maux, le sang dans les veines, la sève dans les 
plantes, et la chair de nos huitres perlées? 

Le soleil n'a pas moins de vertu et propriété se- 
crète sur nous, laquelle toutesfois nous ne reco- 
gnoissons point si aisément que celle de sa sœur 
Phœbe, parce que sa brillante clarté nous esblouit, 
et que l'incroyable infinité de ses liberalitez fait, 
ou que nous tombons en mesconte, ou que, mes- 
cognoissans et ingrats, nous ne prisons, en la 
grand' affiuence qu'il fait découler sur nous, ses 
grâces et munificences ; mais, dés qu'il vient à nous 
tourner le dos, se destourner de nostre veuë, nous 
priver de ses rayons et éclipser nostre vie tant de sa 
lumière que de sa chaleur, c'est alors que nous re- 
venons à nostre devoir, que nous recognoissons 
les grands biens que son influence nous eslargit. 
Pour éviter prolixité, je couleray la preuve, qui est 
avancéepar Proclus et ramenteuë par Pierre Crinit, 
liv. 2 4 de VHoneste Discipline, tendant à ce qu'il véri- 
fie l'influence céleste, pourautant que les animaux, 



ET PREDICTIONS A S T RO LO GI QJU E S. 295 

les pierres et plantes symbolisent avec le soleil et 
la lune : vous pourrez voir ce qui en est là touché. 
Je pourroie de mesmes icy mettre en liste les 
quatre saisons de l'année, ce qu'il y a à redire entre 
le frilleux hyver, et le printemps, et l'esté, et 
l'automne, mais ce sont choses qui nous sont si 
communes et familières que nous ne daignerions 
nous y amuser. Prenons les éclipses des deux 
grands luminaires; puis que l'expérience a fait 
confesser aux plus difficiles à estre persuadez 
qu'attendu que le soleil est le chariot de la chaleur 
et de la lumière, et qu'il vivifie d'une façon admi- 
rable toutes les créatures terrestres, estant comme 
la source et le conservateur de la chaleur vitale, 
et que la lune a aussi un grand pouvoir sur les 
corps inférieurs, ces lampes Latoniennes venans 
à estre cachées à la terre, où il y a une révolution 
continuelle de génération et de corruption, ces 
éclipses ne sçauroient advenir que la nature des 
choses inférieures n'en fut altérée et affoiblie,tant 
es elemens qu'es corps composez d'iceux, dont 
s'ensuivent les sécheresses ou pluyes continuelles, 
maladies contagieuses, famines, trahisons, et au- 
tres tels accidens; et, pour la sympathie de l'ame 
avec le corps, que les semences des guerres, les 
changemens d'estats en la mort des princes et 
autres maux prennent vigueur et accroissement 
de l'altération de ces corps célestes. 



296 DES PROGNOSTICS 

Cela n'est point fantasier en idée; l'espreuve 
nous en fera sages. J'en vay donner une qui est 
cogneue par tous les chrestiens et avérée par in- 
dubitables tesmoignages. C'est ceste éclipse du 
soleil qui advint le jour que nostre vray soleil de 
justice défaillit en la vie présente pour nous ac- 
quérir la vie éternelle : quelle longue queue de 
mal-heurs et misères traina elle après soy contre 
les incrédules! Aussi véritablement estoit elle du 
tout extraordinaire et miraculeuse. Car le soleil 
ne s'éclipse ordinairement qu'en la nouvelle lune, 
laquelle se rencontre entre luy et nous; mais lors 
que le Sauveur mourut, il éclipsa en pleine lune, 
à midy, le vingt cinquiesme jours de mars, le jour 
de l'equinoxe, auquel la lune se rencontra au plein 
ceste année là, la lune estant sous terre et à l'op- 
posite du soleil, lequel neantmoins perdit sa 
lumière et fut obscurci d'une estrange façon l'es- 
pace de trois heures, sur tout l'hemisphere de 
toute la terre. Ce qui advint lors contre le régu- 
lier mouvement des corps célestes, au grand es- 
tonnement de ceux qui vivoient lors. Et pource 
nous lisons que Denis Areopagite, grand astro- 
nome, se trouvant lors en ^Egypte, et ne voyant 
aucune cause de telle éclipse en nature, s'escria 
que Dieu souffroit ou se douloit des souffrances 
de nature. Je me suis un peu estendu sur ceste 
éclipse, Seigneur Pastorelli, pour vous couper le 



ET PREDICTIONS A ST RO LOG I CLU ES. 297 

chemin à la réplique que m'eussiez peu faire, et 
qui ne demeurera pas, je m'en asseure bien, à 
m'estre proposée tantost quant vous fouldroyerez 
contre nostre Astrologie. Si ceste cy ne vous 
contante, j'adjousteray encores que le jour précè- 
dent la prise de Perseus, roy de Macedone, et de 
la journée d'Arbella en Chaldée, qui emporta la 
ruine de deux grands monarques et le changement 
deplusieursEstats,ilapparutdeuxgrandes éclipses. 
Rodons encores un peu avec le seigneur du 
Bartas parmy le ciel, et nous y trouverons de 
merveilleuses influences qui nous sont départies 
par les effets de certaines estoiles, remarquées 
d'ordinaire en quelque mois de l'année; voicy ce 
qu'il nous chante : 

Je diray seulement que, puis que les regards C 

Du céleste Avant-chien lancent de toutes parts ! 

Miir invisibles feux, qu'ils sèchent les campaignes, 
[Qu'ils cuisent les vallons, qu'ils bruslent les montagnes,]] 
Et que le plus souvent ils causent dans nos corps 
De cent accez fiévreux les panthelans efforts, | 

Que la Crèche au rebours, les humides Pléiades, | 

Le brillaat Orion, les pleureuses Hyades, ï 

Jamais presque sur nous n'allument leurs flambeaux j 
Sans estendre le bord des escumeuses eaux; I 

Bref, puis qu'il est ainsi que sur le cler visage 1 

Du doré firmament on ne void presqu'image • 

Qui sur le monde bas ne verse évidemment , \ 

Pour fomenter ce Tout, maint et maint changement , { 
On peut conjecturer quelle vertu secrète I 

38 



298 DES PROGNOSTICS 

Découle sur nos chefs de chacune planète, 
De chascun de ces feux que Dieu voulut ficher^ 
Pour leur rare pouvoir, chascun en son plancher. 

Les astrologues passent bien plus outre que n'a 
fait ce poète. Allez en l'escole de Firmicus : au 
VIII livre de ses Astronom., ch. vij , il vous 
apprendra que les Pléiades se lèvent en la sixiesme 
partie du Taureau, et que ceux qui naissent alors 
seront naturellemens popins, mignards, et qui se 
plairont à estre bragards et gentils, propres à 
courtiser et agréer aux dames. Ptolomée Alexan- 
drin, au IV livre de ses Quadripart., ch. iv, 
vous racontera une chose estrange, c'est que, 
si la lune demeure en Tune des deux quartes 
lors de la naissance d'un homme, ou il sera 
marié fort jeune, ou, s'il attend tard, il aura 
pour femme une jeune fillette; que si elle se cou- 
che en l'une des deux occidentales, il sera marié 
sur le tard, ou il donnera dans un vieil trou. Le 
mesmes Firmicus, parlant de la puissance des 
astres sur les mariages futurs, remarque, au pre- 
mier chapitre du cinquième liv. de ses Astron., 
que, si l'horoscope se treuve aux Poissons et le 
coucher au Lyon, qu'il sera accouplé avec une 
vieille, ou aura une vefve ; voire qu'il y a des 
femmes qui sont tellement nécessitées par la force 
des astres qu'elles aimeront mieux avoir pour ca- 
valcadour un vieil recuit qu'un jeune et roideche- 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 299 

valier. Selon cest astrologue, au chap. xxvij du 
VlIIlivredesesAsfron.jSiladixiémepartieduChe- 
vreul est trouvée en la présence de Mars, le mary 
adultérera et sera party de mesmes d'une femme 
qui vous luy plantera les cornes grandes comme 
à un bouc. Ou bien, ainsi qu'il a luymesme escrit 
au vj chapitre du VIII livre de ses Astronom., si 
les Pléiades se rencontrent au coucher, et ainsi 
les bonnes estoiles avec les mauvaises regardent 
de mesmes rayon le lieu où deux joueront à la 
fossette, tous deux mourront en l'exploit véné- 
rien, mais ce sera joyeusement : Laus in amore 
mori. La jalousie mesmes nous est annoncée et 
déterminée par les astres, comme remarque le 
mesmes autheur. De fait, si l'horoscope est trouvé 
es limites de Venus, et que l'engendrement ait 
esté de nuit, et que Mars ait esté trouvé en ces 
parties, c'est asseurance au mary qu'il aura une 
femme tresriche, mais qui au reste luy donnera 
bien rudement martel en teste. Comme aussi si la 
lune se treuve en ces quartiers là, et que l'engen- 
drement soit de nuit, la jalousie est caractérisée, 
scellée et imprimée, tout de mesmes que si la 
seconde partie des Poissons se treuve en l'horos- 
cope. Voila, ce crois je, assez d'exemples pour 
vous faire advouer l'empire reiglé toutesfois des 
astres sur ces basses marches. 

Sera il besoin de recourir au mélodieux accord 



3oO DES PROGNOSTICS 

des planètes, qui, ainsi que plusieurs philosophes 
ont tressagement observé, est la vraye reigle, le 
tableau, le niveau de nostre vie humaine? Je ne 
veux point icy pythagoriser dans les tons et nom- 
bres superstitieux : c^est beaucoup meilleur de 
composer nostre vie selon la disposition des lieux. 
Nostre premier aage se doit, et véritablement 
ainsi se peut il rapporter à la puissance lunaire, 
d'autant qu'alors nous sommes soustenus, nourris 
et entretenus par les forces de la faculté nourris- 
sante et végétante. Nostre seconde course tend à 
Mercure, d'autant qu'alors nous nous exerçons à 
l'estude, à la lucte, à jouer des instrumens, et 
semblons aucunement vouloir desrober les secrets 
du caducée. Nostre troisiesme carrière tire à 
Venus : c'est lors que les semences bouillonnent 
dans nostre corps, et que nous sommes plus fort 
resveillez à la procréation. Nous allignons nostre 
vigoureuse virilité à l'estage du soleil, d'autant 
que, comme c'est l'un des plus parfaits, aussi cest 
aage là nous rend plus accomplis, plus forts et 
plus roides. A Mars nous attribuons les menées, 
pratiques et efforts que nous dressons pour con- 
quérir les empires, royaumes, principautez et 
seigneuries, pour nous enrichir et faire parler de 
nous. Jupiter tient la sixiesme bande, laquelle il 
reigle et modère par sa prudence : de fait, lors 
que nous commençons à tomber sur l'aage, nos 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQ^UES. 3oi 

actions ne sont point si esventées, nos advis sont 
plus meurs, nous avons plus de plomb à la teste. 
A la queue on met le bon Saturne, pensif, froi- 
dement sec, ridé, chauve, grison, frilleux, de 
mesmes que les vieillards, pour avoir leurs testes 
negées ne pensent plus qu'aux tisons, à rechigner 
et tout doucement faire le sault naturel. 

Comptons par escot, je vous prie. Seigneur 
Pastorelli. Dites moy pourquoy c'est que les peu- 
ples septentrionaux sont si mal accordans en com- 
plexion, nature, habitude, figure, et autres qua- 
litez, avec les méridionaux, voire de ceux qui 
sont moyens entre le Midy et le Nord. Si vous 
ne regardez au ciel, vous et tous ceux qui vou- 
dront en discourir, n'y ferez que l'eau claire. 
Mais qui prendra garde à la nature des planètes, 
on trouvera, ce me semble, que la division d'icelles 
s'accommode à ces trois régions suivant Tordre 
naturel d'icelles; et, donnant la plus haute planète 
qui est Saturne, à la région meridionele, Jupiter 
à la moyenne, et Mars à la partie septentrionele, 
le Soleil demeurant, comme la source de lumière, 
commun à toutes également ; après lequel nous 
camperons Venus, propre au peuple du Sud, 
Mercure au peuple moyen, et la dernière, qui est 
la Lune, au peuple du Nord : qui monstre l'in- 
clination naturelle du peuple de Septentrion à la 
guerre et à la chasse, propre à Mars et à Diane; 



302 DES PROGNOSTICS 

au peuple méridional la contemplation et en 
outre l'inclination vénérienne; et aux peuples du 
milieu la qualité de Jupiter et de Mercure, pro- 
pres aux gouvernements politiques. 

— Demeurez icy, Seigneur Alphonse; vous 
avez plus parlé, va dire le S^' Pastorelli, qu'il ne 
vous estoit requis. Je vous vay prendre par le bec, 
encores que ne l'ayez si grand que le Tocan de 
Thevet. Vous bastissez la diversité des mœurs des 
peuples sur la différence qui est entre les constel- 
lations des astres qui leur prédominent. Je vous 
vay monstrer des pays et contrées qui sont en 
mesmes climat, en pareille latitude, voire en 
mesmes degré, qui pour cela ne laissent à diffe- 
renterpar ensemble. Cela se cognoist à veue d'œil 
es montaignes qui s'estendent d'Occident en 
Orient, comme l'Apennin qui divise presque toute 
l'Italie en deux, le mont Saint Adrien en Espagne, 
les monts d'Auvergne en France, les Pyrénées 
entre la France et l'Espagne, le mont Taureau 
en Asie, le mont Atlas en Afrique, qui con- 
tinue depuis la mer Atlantique jusques aux fron- 
tières d'Egypte plus de six cens lieues ; le mont 
Imaus, qui sépare la Tartarie de l'Asie Meri- 
dionele; les Alpes, qui commencent en France et 
continuent jusques en Thrace, et le mont Car- 
phat, qui divise la Poloigne d'Hongrie. Qui fait 
que ceux qui sont en Toscane sont d'humeur 



ET PREDICTIONS ASTR O LO GI QJJ ES. 3o3 

contraire à ceux de Lombardie et beaucoup plus 
ingénieux, comme aussi on voit ceux d'Arragon, 
de Valence et autres peuples delà les Pyrénées du 
tout differens à ceux de Gascoigne et du Langue- 
doc. Les peuples deçà le mont Atlas sont beau- 
coup moins ingénieux que les Numides et autres 
nations delà le mont Atlas : aussi les uns sont 
presque blancs, les autres du tout noirs; les uns 
sujets à plusieurs maladies, les autres sains, ale- 
gres et de fort longue vie. 

— Seigneur Pastorelli , répliqua le S^ Al- 
phonse, j'ay en main deux moyens de response, 
encores qu'à dire levray,vous n'en méritiez point. 
Le premier, que je vous accorde ce que vous 
dites, et n'y trouve rien à redire que vostre con- 
clusion. Je ne vous ay pas dit que ceux qui 
sont sous un mesmes degré ne puissent avoir 
ensemble quelque diversité. Il y a plus de seize 
minutes et plus de trente trois secondes en un 
degré; de sorte que, bien que les peuples sis sous 
mesmes degré soit diversifiez, cela ne fait pas 
contre moy. Encores que les larrons qui pour- 
ront estre en Turquie n'ayent rien de commun 
avec les gens de bien et d'honneur qui sont en ce 
pays, sera ce à dire que les larrons de ce pays vous 
ressemblent, à moy ou à autre de ceste notable 
compaignie? 

11 y a plus, que, sans y penser, vous avez plaidé 



3o4 



DES PROGNOSTICS 



pour moy. Car si ainsi est que les peuples habi- 
tans une mesmemontaignesont neantmoins diffe- 
rens, il s'ensuit que ce n'est la terre qui unit leurs 
complexions montaignardes, ains que c'est une 
cause supérieure qui subtilise les uns et appesantit 
les autres. Encores qu'il y ait des veines de soul- 
phre, d'or, d'argent et d'autres métaux en une 
montaigne, il ne sera pas question de publier que 
ceste montaigne soit toute d'or, d'argent ou de 
soulphre. Ce ne sont que certains petits cartiers qui 
en ruisselent. De mesmes en ces montaignes que 
nous venez de spécifier, certainement il y a des 
e^sprits gaillards et gentils, d'autres lourds et fa- 
quins. Attribuerez vous telle diversité à la mon- 
taigne? Ce seroit bien rencontré. La montaigne 
les rend montaignards, et l'influence céleste les 
diversifie. 

En voulez vous une preuve palpable? Ceux qui 
vont de Bouloigne la grasse à Florence, ou de 
Carcassonne à Valence, trouvent un merveilleux 
changement du froid au chaud en mesmes degré 
de latitude, pour la diversité du val tourné au 
Midy et l'autre au Septentrion. Pareille diversité 
trouveront ils aux esprits. C'est pourquoy Platon 
rendoit grâces à Dieu qu'il estoit Grec et non 
pas Barbare, Athénien et non pas Thebain, com- 
bien qu'entre Thebes et Athènes il n'y ait pas 
vingt lieues; mais l'assiette d'Athènes e.stoit tour- 



ET PREDICTIONS A ST R O LO GI Q^U E S. 3o5 

née au Midy, baissant vers le Pyrée, ayant une 
petite montaigne à dos, et la rivière d'Asopus 
entre les deux villes. Aussi les uns estoient du 
tout addonnez aux lettres et aux sciences, les 
autres aux armes; et, combien qu'ils eussent 
mesme gouvernement populaire, si est ce qu'il n'y 
avoit point de séditions à Thebes, et les Athé- 
niens avoient bien fort souvent quereles et dissen- 
sions pour l'Estat. 

Je renouëray donc mon propos, lequel vous 
m'avez interrompu. Seigneur Pastorelli, et vous 
monstreray que les mœurs, affections et habitudes 
des peuples se reiglent à la cadence du change- 
ment et constitution du ciel. Vous avez le juge- 
ment de Pierre d'Ailly, chancelier de Paris et 
depuis cardinal, qui a rapporté les naissances, 
changemens et ruines des republiques et des 
religions aux conjonctions des autres planètes; 
mais vous n'estes de ceux (que j'estime) lesquels 
croyent à crédit et [ut vulgo dicitur) in fide pa- 
rentum (ce n'est pas que je vueille dire que vous 
soyez fils de cardinal), il faut que je vous four- 
nisse d'exemples. Pource je vay vous monstrer 
que les proprietez des régions sont changées au 
changement, cours et mouvement successif et 
divers du ciel. Nous voyons les Gaulois, Ger- 
mains, Escossois, Anglois, qui anciennement ont 
esté tenus pour barbares et sauvages, estre au- 

39 



3o6 DES PROGNOSTICS 

jourd'huy de meilleure façon, plus courtois, doux, 
amiables, et user de plus d'humanité que toutes 
les autres nations. Je m'en rapporte au François 
qui ne peut estre qu'il ne soit courtois. La bonté 
des Germains est toute notoire. Anciennement, 
en Alemaigne et en la Gaule Belgique ne se par- 
loit point de ladres; cest article touchoit plus 
l'Afîrique. La Palestine,jadis tant fertile qu'Isaac, 
fils d'Abraham, en retira cent mesures pour une 
de semence, est aujourd'huy seiche et peu fruc- 
tueuse. L'Alemaigne, au temps des premiers em- 
pereurs romains, estoit infertile d'or et d'argent, 
et les monts Pyrénées abondans en telles miniè- 
res. De nostre temps, nous voyons le contraire, 
c'est à sçavoir les mines d'or et d'argent en Ale- 
maigne, et les monts Pyrénées privez de ceste 
richesse. Sansema, autheur de VAgriculture fort 
ancien, tesmoigne qu'il y a des régions qui n'ont 
peu porter vignes ny oliviers pour la violence de 
l'hyver; lesquelles depuis, comme le ciel s'est 
changé, rendant un froid plus modéré, ont porté 
huiles et vins à grand'foison. Il y a donc change- 
ment aux régions, comme le ciel change et envoie 
autres constellations et aspects. 

— Ce seroit une fort bonne et pertinente illa- 
tion, Seigneur Alphonse, répliqua messer Nicolas 
Pastorelli, si je n'avoie dequoy vous payer. Je 
tiens avec Copernic que les changemens dont 



ET PREDICTIONS ASTRO LOG I QJJ E S. Boy 

faites pyvot sont causes du mouvement de l'ex- 
centrique de la terre; tellement que vous pourrez 
bien, s'il vous plaist, recacher au ciel vos spé- 
cieuses constellations ; autrement je ne craindroie 
pas une éclipse, mais que leur fissiez donner du 
nez en terre. 

— Je suis fasché, Seigneur Pastorelli, que 
vous estes venu aheurter tresmal à propos à une 
si lourde niaiserie, va dire le seigneur Alphonse. 
Car, encores que je soye des vostres, et que je ne 
croye à ce qu'on dit si on ne me monstre dequoy, 
je ne veux point icy traiter Copernic à l'escar- 
mouche; je sçay que son intention ne symbolisa 
onques avec vostre excentrique terreité. 

Il ne veut pas qu'on tienne ses hypothèses 
pour véritables, combien qu'il en ait fait les 
démonstrations. Ayant trouvé l'impossibilité et 
faulseté des autres théories, qui nous ont rendu 
un calcul faux et mal asseuré, il s'est mis en devoir 
de faire mieux par hypothèses faulses qui nous 
puissent représenter le vray calcul. Car, des pro- 
positions faulses, nous est loisible de tirer des 
conclusions vrayes, comme Aristote nous a en- 
seigné. 

De fait, Copernic, au commancement de son 
œuvre, proteste qu'il n'est besoin que telles 
choses soient véritables ou vray-semblables, mais 
qu'il suffit qu'elles nous rapportent un calcul 



3o8 DES PROGNOSTICS 

respondant aux observations bien faites. Pource, 
quand il parle des changemens d'estat procedans 
de l'excentrique de la terre, il entend cela de 
quelque autre cause occulte qui peut respondre 
et se rapporter à l'hypothèse de cest excen- 
trique. 

Voire quant Copernic auroit esté si sot (con 
vostra reverenza) que de tenir à bon escient une si 
fatte proposition touchant l'eccentrique de la 
terre, je luy monstreroie, et à tous ceux qui vou- 
droient bransler la pique pour luy, qu'ils sont du 
pays de Libourne, bastis sur le lourd, et que, 
s'ils ne se font escorcher bien tost, on les trou- 
vera couverts et emmitoufflez de leur peau natu- 
relle de veau. Car,encores que je ne vous veuille 
battre par le ny qu'a fait Averrois, qu'il y eut 
aucuns cercles eccentriques au ciel, si n'estes vous 
encores eschapé, attendu qu'il faut que vous 
sçachiez que jamais corps simple ne peut avoir 
qu'un mouvement qui luy soit propre, ainsi que 
le petit mignon et subtil secrétaire de Nature, 
Aristote, l'a tresbien remarqué en son premier 
livre de Cœlo. Puis donques que la terre est l'un 
des corps simples, comme est le ciel et les autres 
elemens, il faut nécessairement conclurre qu'elle 
ne peut avoir qu'un seul mouvement qui luy soit 
propre , et neantmoins vostre. brave Copernic 
luy en assigne trois tous differens, desquels il n'y 



ET PREDICTIONS A ST RO L O G 1 QJJ E S. Boç 

en peut avoir qu'un propre; les autres seroient 
violens, chose impossible, et, par mesmes suite, 
impossible que les changemens des republiques 
viennent du mouvement de l'eccentrique de la 
terre. 

Les Arabes nous descouvriront plus particuliè- 
rement quelle force ont les planètes, voire les 
douze signes du zodiaque, sur nos corps, quant 
ils nous apprennent que la vie des hommes nous 
est signifiée par le soleil, auquel ils attribuoient 
pour cest effet la guide, reigle et conduite tant 
du cerveau que du cœur. A Mercure ils don- 
noient à gouverner la langue et la bouche; à 
Saturne la ratte; à Jupiter le foye; à Mars le 
sang; à Venus les reins et la semence génitale, et 
à la lunel'estomach. Et quant au Baudrier porte- 
enseigne, il n'a esté chamarré d'aucun signe qui 
n'ait esté bouclé à quelque partie de nostre corps. 
Le Bélier a eu nostre chef; nostre col a esté 
attaché au Taureau; nos bras et espaules aux 
Bessons; nostre cœur à l'Escrevisse; nostre poi- 
trine et estomach au Lyon; nostre ventre à la 
Pucelle; nos reins et fesses à la Balance; nos 
parties naturelles (qui ne seront d'avantage des- 
couvertes parce que nos damoiselles sont trop 
jeunes et pourroient en avoir peur, ou autre 
chose) au Scorpion ; nos cuisses à l'Archer ; nos 
genouils au Chevreul; nos jambes au Vers'eau, et 



3io 



DES PROGNOSTICS 



nos pieds aux Poissons. Ce qui a esté fort bien 
remarqué par le poëte Mallius en ces vers : 

Signa hxc prxcipuas in toto corpore vires 
Exercent : Aries caput est ante omnia princeps; 
Sortitur quoque sensus et pulcherrima colla 
Taurus; et in Geminis œquali brachia sorte 
Scribuntur convexa humerisj pectusque locatum 
Sub Cancro est; laterum regnum scapulxque Leonis; 
Virglnis in propriam descendant ilia sortem ; 
Libra régit dunes , et Scorpius inguine gaadet ; 
Centauro femora accédant; Capricornus utrisque 
In^perat in genibus ; crurum fundentis Aquari 
Arbitriain est, Piscesqae peduin sibi jara reposcunt. 

Nos aages mesmes sont reiglez par l'ordre des 
sept planètes, d'autant que (selon les Arabes) la 
lune a la charge de nous jusques au cinquiesme 
an ; Mercure dix ans après ; Venus des huict années 
ensuivans; le soleil de vingt et un an; Mars de 
quinze; Jupiter de douze, et Saturne du reste du 
cours de la vie. Ou bien, selon le département 
qui en est fait par les nostres beaucoup plus ayse- 
ment et familièrement, la lune aura la garde et 
conduite de l'enfance; Mercure, de la pueritie (il 
faut escorcher non le regnard, mais le latin, 
parce que nous n'avons mot propre pour expri- 
mer cest aage qu'en periphrasant); Venus, de 
l'adolescence ; Mars, de la virilité; Juppiter, de la 
vieillesse, et Saturne, de la vieillonge et aage 
décrépit. 



ET PREDICTIONS AST RO LO G I CLU E S. 3ll 

Jusques icy, Messieurs, j'estime avoir si suffi- 
samment prouvé la nécessité des influences ce- 
lestes, que vous, Seigneur Pastorelli, ne devez 
me la refuser, mesmes lors que vous voyez que 
naturellement je la vous représente. Pensez vous 
estre trompé? Vous faites si grand cas de vostre 
Platon, escoutez la leçon qu'il vous donne, c'est 
que les yeux avoient esté donnez à l'homme pour 
l'amour de l'astronomie : parce il nous apprend 
qu'entre tous les corps créez il n'y en a point de 
si beaux, gentils et excellens que sont ces flam- 
beaux célestes, et qu'à ceste occasion les hommes 
estoient ravis sur tout, pour jouir de la veuë 
d'une si précieuse beauté. De moy, il me semble 
que les yeux ont une merveilleuse accointance, et 
qui les rend dignes d^estre rapportez avec les 
astres; attendu que, comme dit l'Angevin Bre- 
tonnayau en sa Fabrique de Vœil : 

Ainsi que l'œil mondain enflamme et illumine 
Du tresgrand animal la tresgrande machine^ 
Le seul œil est du corps comme un petit soleil. 
La couronne des cieux se courbe peinte en l'œil, 
Dont l'esclat tout perçant toutes choses pénètre : 
Plustost que le penser il est où il pense estre. 

Il passe bien plus outre, car il soustient que , 
l'œil est un troisiesme monde, fourny et equippé 
de toutes ses parties, ainsi que le grand. 

D'un, de trois et de sept (dit-il), à Dieu nombre agréable, 



:>I2 DES PROGNOSTICS 

Fut composé de l'œil la machine admirable; 

Le nerf et le cristal, l'eau et le verre pers, 

Sont les quatre elemens du minime univers. 

Les sept guimples luisans qui son rondeau contournent. 

Ce sont les sept errans qui au grand monde tournent, 

Car le blanc qui recouvre et raffermit les yeux, 

Nous figure Saturne entre ces petits creux; 

La tunique d'après, etc. 

Et nostre Aristote sera il point de la partie, 
mesmement lors qu'il dit que ce monde d'enbas 
est gouverné par celuy d'enhaut, et que les 
choses supérieures donnoient bransle, mouve- 
ment et cadence aux inférieures? Ouy da, il le 
mérite fort bien, sur tout pour la raison sur la- 
quelle il fonde son dire, laquelle je treuve, Sei- 
gneur Pastorelli mon amy, de fort bonne grâce. 
Si le commencement du mouvement est du ciel, 
il s'ensuit que le mouvement céleste doit estre la 
cause qui fait mouvoir toutes les autres choses 
qui sont au dessous. Or, que la conséquence soit 
tres-necessaire, si vous aviez de bons yeux, vous 
l'appercevriez aisément. Je vous veux donner des 
lunettes, et pour de tant plus soulager vostre 
veuë, rapprocher ma preuve de si prés que, si 
voulez, la pourrez tenir tout contre vos yeux. 

Considérez, je vous prie, si en la constitution 
de nos corps le cœur n'est pas l'aisné de nature, 
si ce n'est pas luy qui le premier se meut, et qui, 
par ses vifs babatemens, esmeut tous nos mouve- 



ET PREDICTIONS A ST R O L O G I Q^U ES. 3l3 

mens : voire que, dés lors qu'il perd souffle, tout 
le reste de nostre corps demeure resigné aux 
griffes de la mort. Et c'est ce que l'on a coustume 
de dire, que le cœur est le premier vivant et le 
dernier mourant. Vous ne ferez point de diffi- 
culté de passer cest article pour le microcosme, 
et vous oserez desreigler tels mouvemens pour 
raison du grand monde : faut que doutiez du rap- 
port qui est du cœur humain au soleil; comme 
si vous ne sçaviez que tout ainsi que le soleil, 
par sa féconde vertu, anime de ses rais le corps de 
tout le monde, de mesmes lecœur n'est pointchaud 
seulement à cause de luy, mais aussi en faveur de 
tout le corps, auquel il doit fournir de la chaleur 
sans intermission. Ce qu'il fait aussi, distribuant 
un esprit et un sang fort chaud et délié, en toutes 
les parties du corps, par les artères qui luy servent 
de canaux. Ignorez vous que le dessaisonnement 
du soleil ne trouble le cours de la cadence et le 
bransle des célestes flambeaux? Estes vous à ap- 
prendre, si le cœur ne babatoit sans cesse, que 
tout aussi tost chasque membre du corps vien- 
droit à s'anéantir? Si donques l'indisposition du 
cœur amortit nos forces et facultez corporelles, 
parce que le cœur est son premier moteur, qu'il 
luy donne et entretient son bransle, sa santé et 
sa vie, ne pourray je pas légitimement conclurre 

que le cœur du grand monde ou que l'influence 

40 



3l4 DES PROGNOSTICS 

céleste avive, reigle et gouverne le mouvement de 
toutes les parties du corps mondain et orbicu- 
laire ? Cela est plus clair que le jour, et, si voulez 
persévérer à le mettre en ny, en bon billot je 
vous diray : Escoutaz, que le maulubecvous, etc. 

— Tout beau, Messieurs, vay je dire : hé! 
vous estes en si beau chemin, voudriez vous bien 
icy faire quelque folie ? Seigneur Alphonse, mon 
gentilhomme, mon grand petit amy, courage; 
monstrez vous sage. Vous ne pensez pas au 
grand honneur que vous apportera ce discours, 
si l'enfoncez comme il appartient. Je ne sçay pas 
ce qu'on dit de moy, mais bien ce qu'on dit 
d'autruy. Poussez, de grâce, il semble que vous 
soyez eschauffé; voulez vous ce linge pour vous 
essuier? Contre fortune bon cœur; si pouvez 
deconfire Messer Nicolas, je m'asseure qu'avec 
le temps serez contant : vivez enceste espérance. » 

Il n'y eut pas un de la compaignie qui ne me 
seconda, et se mit en devoir de faire reprendre 
les armes à ces deux braves champions. A la fin, 
d'honte ou d'honnesteté, le seigneur Alphonse, 
après s'estre assés proprement évacué, et par 
enhaut et par enbas, comme s'il eut esté des- 
chargé d'un grand fais qu'il portoit dans le moule 
de son brodequin, il rentra en conférence, frais, 
leste^ gaillard et dispos plus qu'auparavant. 

— Bien, Messieurs, va il dire en se riant à la 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 3l5 

gorgiase, il faut que je quitte ma propre volonté 
pour me ranger à la vostre. Or ça, Seigneur Pas- 
torelli, je vous ay desja donné de si rudes coups; 
vostre bresche, voire toute la muraille anticelo- 
tique est toute astrologisée; les moyens que j'ay 
emploie sont si pregnans que je crois (astra Id 
fatls annuentibus prœsagiunt) si vous vivez usque 
ad consiimmationem seadi^ et si je vous puis 
revoir, vous me le sçaurez à dire : que par cy 
après, au propre jour de ce mois, d'icy à fort 
long temps, on sentira une particulière influence 
céleste qui astrologiquement découlera, pour tes- 
moigner l'astrologique affection que j'ay eu à 
miaintenir les influences astrologiques alencontre 
de l'antiastrologisme. Pour cela je cognois à 
vostre minois que n'estes délibéré de quitter le 
champ; et pource, je vay boucher ma défense 
astrologique par les authoritez sainctes et divines 
qui favorisent aux influences célestes. 

Prenez moy ce qui est dit au commencement 
du Genèse : Dieu dit : qu'il y ait luminaires en 
restendue du ciel, pour séparer la nuict du jour y et 
soient en signes, en saisons, en jours et en ans. 
Voila donc que porte l'ordonnance du Tout- 
Puissant : c'est que les estoiles, qui sur tout sont 
douces de lumière et clarté, distinguent, varient 
et reiglent, par les qualitez propres à la nature 
des mixtes, les bornes des jours, des mois et des 



3l6 DES PROGNOSTICS 

ans. Qu'elles soient en signes, qu'est ce autre 
chose, sinon qu'auparavant estans regardées, con- 
templées et considérées, elles nous advertissent 
de bonne heure des commencemens, suites et 
bouts des saisons, comme aussi des divers chan- 
gements qui surviennent et sont moiennez par la 
force des estoiles mesmes? Comme de fait, il n'est 
pas croyable qu'une si grande troupe de corps 
brillonnans ayent esté posez et plaquez au ciel 
pour servir de monstre et parade seulement, ce 
seroit attacher à la main laborieuse du grand ou- 
vrier de l'univers une nonchallante oisiveté, con- 
tre l'expérience manifeste que cy dessus nous 
avons touché, et de laquelle le seigneur Peucer, 
en son Astrologie, couche de fort beaux et segna- 
lez exemples. 

His accedit, que l'usage, qui est religieusement 
gardé par toute la chrestienté, à nommer les 
jours de la semaine par le nom des planètes, 
monstre tres-evidemment que l'influence céleste 
n^abhorre de la pieté chrestienne. Autrement 
j'attacheroie de paganisme tous ceux qui, parlans 
du lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi, ne 
nous font estât que de la lune, de Mars, de Mer- 
cure, de Juppiter et de Venus. 

— Seigneur Alphonse, respondle seigneur Pas- 
torelli, nous ne sommes théologiens; à un chas- 
cun son godet; c'est assez, je vous prie, ne vous 



ET PREDICTIONS A ST RO LOG I Q^U ES. 3lJ 

ruez si fort sur la Sainte Escriture, ce n'est pas 
vostre gibier ny le mien aussi : vous pourriez 
retirer vostre pain cornu, pour ne l'avoir bien 
enfourné. Avant que je me mette à canonner con- 
tre vostre judiciaire astrologie, deschargez vous, 
non pas comme avez fait tantost, autrement il me 
faudroit du musq; je ne sçay quel diable vous 
avez mangé, vostre fecalité sent bien autre saulce 
que la civette. Deschargez vous donc des preuves 
lesquelles vous vous vantez avoir, pour monstrer 
que vostre astromanie (non, la langue me brayette : 
pour éviter querelles, prenez que je vueille dire 
astronomie) nous est fort nécessaire et proffitable. 
— On me presse fort, mes maistres, à ce que je 
voy, va dire le S^ Alphonse; soit, je ne veux 
vous rendre en ce mal contans. Je m'en vay à la 
mer : voulez vous dire que l'astrologie n'y soit 
nécessaire; que les astres ne guident pas le navire; 
qu'on puisse singler sur ce vaisseau humide et 
plein d'inconstance sans la cognoissance des es- 
toiles? Vous n'estes pas, ce croy je, si veau : je 
suis Gascon ; pardonnez moy^ je vouloie dire beau 
contrediseur. Or, pour vous lever d'erreur, et 
tous ceux qui pourroient avoir choppé contre 
une si lourde, ridicule et palpable absurdité de 
mescroyans, je vous veux icy coucher une liste 
de quelques prognostics des tempestes et orages 
qui se monstrent, tant par le soleil que par la lune. 



3l8 DES PROGNOSTICS 

Pline^ au i8 livre de son Histoire Naturelle, 
chap. 45, escrit que le soleil, s'il est beau et net 
sans estre fervent lors qu'il se levé, signifie un 
jour beau et serain; s'il se monstre jaune, il pro- 
met pluie et gresle. S'il semble estre creux quand 
il se levé, il amené la pluie et vents ; comme aussi, 
si à son lever on voit devant luy quelques nuées 
vermeilles, et qu'aucunes d'icelles se perdent vers 
le nord ou vers le sud, c'est asseurance de vents 
et grandes pluies. S'il semble que le soleil cueille 
ses rais quand il se levé ou se couche, il signifie 
la pluye. Si on voit quelques nues rondes par des- 
sus le soleil avant qu'il se levé, c'est prédiction 
de grand froid ; cela s'entend quand elles se reti- 
rent vers le midy, après que le soleil est sorty; 
mais si elles se retirent devers l'oiiest, c'est pré- 
sage de beau temps. Si quelques nuées environ- 
nent le soleil, d'autant qu'elles luy lairront moins 
de lumière et clarté, c'est asseurance de grande 
tempeste, laquelle sera plus forte si sa rondeur 
semble estre double. Si on voit des nuées ver- 
meilles couchées sur le soleil quand il se levé, 
c'est une menace que le vent soufflera de l'endroit 
où elles sont couchées ; mais si le vent tient de 
midy, on n'attend que la pluye. Si, lors qu'il se 
levé, il est environné de nuées, croyez qu'il ven- 
tera du costé où la rondeur sera descouverte, et 
s'il se descouvre du tout également, ce sera signe 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. BiQ 

de beau temps. S'il jette ses rayons bien loin 
parmy l'air et traverse les nuées quand il se levé, 
et il semble avoir quelque peu de vuide au milieu 
du soleil, on aura de la pluye. Si avant qu'il sorte, 
les rais se monstrent, on aura des vents et de 
l'eau. Si, au coucher du soleil, son cerne se 
monstre blanc, c'est présage de tempeste pour la 
nuit, et de vents s'il fait bien chaud. Si la ron- 
deur du soleil apparoit noire ou trouble quand il 
se couche, il fera grand vent du costé où il se 
descouvrira le plus. 

Et quant à la lune, ceux d'Egypte observent, le 
quatriesme jour de la lune, que, si elle se trouve 
resplendissante avec une belle clarté, ils ne font 
estât que du beau temps; de vents, si elle est 
rouge ; de pluye, si elle est noire. Si le cinquiesme 
jour les cornes de la lune ne sont aiguës et dé- 
liées, mais grosses, mousses ou rebouchées, cela 
signifie pluye. Si la lune est droite et renversée 
contremont, elle signifie grands vents, tant plus 
s'il advient au quatriesme jour. Si le quatriesme 
jour la lune se tient droite, elle signifie tempestes, 
sauf si elle a autour d'elle un cercle bien net. Si, 
en son plein, elle se trouve nette au milieu, c'est 
présage de beau temps, ou si lors elle a un cercle 
autour d'elle, on aura du vent du costé où elle 
sera plus resplendissante. Quand elle est nou- 
velle, si elle se levé ayant sa corne de dessus 



320 DES PROGNOSTICS 

comme noire alentour, il pleuvra au dernier 
quartier; et si la corne d'embas est aussi noire 
alentour, il pleuvra avant la pleine lune. Si la 
lune monstre ses cornes grosses à sa naissance, 
elle signifie tempeste, et sera tant plus grande, 
si le vent d'ouest ne souffle devant le quatriesme 
jour. Si le sixiesme jour elle a grande couleur 
de flamme, elle signifie tempeste. 

Bref, si les feux Latoniens n'avoient authorité 
et commandement sur la marine, les pilotes se 
peineroient ils si fort à rechercher les hauteurs, 
les longitudes, latitudes, le méridien, les décli- 
naisons solaires, l'estoile du Nord et ses sept 
gardes, et les marées, par le moyen des jours de 
la lune et de la conjonction? 

— Vous estes comme coigne-festu, Seigneur 
Alphonse, respond le S'" Pastorelli; vous vous 
estes estendu bien au long, présumant faire un 
bon coup, et n'avez rien fait pour vous. C'est 
encores à recommencer. Tout ce long discours 
qu'avez fait des prognostics tant du soleil que de 
la lune ne tend qu'à monstrer que ces deux lumi- 
naires sont esté plantez au ciel à celle fin qu'ils 
fussent en signes de sérénité et de tempeste ; mais 
de surbastir les signes adventuriers de Testât de 
nos vies, cela est par trop hardiment jouer au 
deviner. Si vous n'avez autres moyens, je pré- 
vois et ne feray point de conscience de prédire 



ET PREDICTIONS AST RO LO GI QJU E S. 321 

que j'emporteray gain de cause, avec despens, 
dommages et interests. 

Par ma foy, vous me faites souvenir du S'' Gau- 
lard, lequel, ayant entendu que le coq d'un clo- 
cher qu'il voyoit, estant tourné du costé de la 
bise, tesmoignoit qu'il feroit beau, croyoit fer- 
mement que la beauté et sereneté du temps des- 
pendit de ce coq; et pource, il le fit clouer et 
attacher, ayant la queue tournée au Nord. Enquis 
à quelle occasion, respondit que ce n'estoit que 
pour cinq ou six jours, afin qu'il eut beau temps 
durant son voyage. Vous estes aussi fins l'un que 
l'autre. 

Or, afin que je vous couse le bec du premier 
coup, je vous demande si, parce que par le 
calendrier des bergers et bonnes gens, nous 
trouvons plusieurs prédictions du beau et mau- 
vais temps par les bestes brutes, vous serez 
si hardi qu'il y ait quelque influence brutale qui 
esclaircisse le temps ou qui embrouille le ciel de 
nuées? 

Quant les puces vous mordent plus fort que de 
coustume, aussi tost vous venez à présager la 
pluie : est-ce que la saignée que vous donnent ces 
petites bestioles alambique la pluie du ciel.? Et 
neantmoins, parce que le soleil et la lune nous 
advertissent des temps, vous voulez inférer que 
les astres découlent leur vertu sur nous. Si tost 

41 



322 DES PROGNOSTICS 

que vous m'aurez passé l'article des puces, je 
demeureray d'accord avec vous. 

— Ne débridez pas si viste, Seigneur Pasto- 
reili, va dire ieS^ Alphonse, je vous vay renvoier 
chez vos parens. Ah! que- vous faites du difficile, 
comme si on ne voyoit pas que vous pesle-meslez 
le ciel avec l'eau, et qu'il n'y a aucun rapport de 
la puce à Taspect de nos astres. Toutesfois, parce 
que je sens que quelques uns de la compaignie 
s'ennuyent de ce que ceste aprésdisnée les rend 
trop long temps sédentaires, que les fesses leur 
démangent, je ne sçay s'ils ont quelque puce qui 
les festoie, ou autre vermine. Je suis trescontent 
d'estaler icy le reste de mes preuves. Irons nous 
aux escoles de médecine, et vous en forbannirez 
l'astrologie ? Vous ferez ce que je n'ose dire : je 
payeray trois bussars de vin normand, soit peré 
ou citre, tant plus que du moins, s'il vous plaist 
en dresser des thèses et les soustenir en l'escole 
de médecine : Ohl qu'on vous veineroit en fils 
de bonne maison. Ne pensez vous point qu'il 
faille à la saignée prendre garde aux astres? En 
temps chaud on a accoustumé de prendre méde- 
cine : que diriez vous des jours caniculaires.? 
Lors qu'il fait fort froid, les purgations et phle- 
botomies, si elles ne sont contraintes, ne sont 
elles pas interdictes? 

— Quoy, Seigneur Alphonse, va dire mçsser 



ET PREDICTIONS ASTROLOGICLUES. 323 

Nicolas, il n'y aura pas la médecine qui ne vous 
serve pour surbastir vos astromanies : j'ay bien 
dequoy vous payer, vous verrez que me devrez 
de reste. Je ne suis de ces niais superstitieux qui 
font difficulté de la saignée d'un .patient lors que 
la lune est en Gemini, sous lequel signe ils po- 
sent le bras, ou pendant qu'elle est en autre signe, 
aiant sous sa domination autre membre du corps 
humain. Premièrement, quel démon est entré 
dans leur sermonniere pour leur manifester ces 
phantastiques regards qu'ils attribuent aux pla- 
nètes? Si l'un le veut blanc, l'autre le veut noir; 
si faudra il que le sang soit rouge. Hippocrate, 
Galen, Avicenne, Oribase, iEginete, et autres 
excellens médecins nous ont ils astraints à tel 
régime.? Leurs livres ne nous en conseillent un 
seul mot. Et la pratique contraire nous fait dépar- 
tir de ces superstitieuses reserves, mesmement 
puis que nous voyons que ceux qui n'ont tenu 
les derniers rangs entre les plus habiles médecins, 
sans s'arrester à ces signes ou aux conjonctions 
du soleil et de la lune, ont fait saigner les malades 
et bailler medeccine lors que la nécessité le reque- 
roit. Par ce moyen, ils en ont plus veu guérir 
que de ceux qui, beans après les bonnes heures, 
perdoient cependant les occasions d'obvier à la 
force et violence des maladies. 

— 11 faut donc, Seigneur Pastorelli, répliqua 



324 ^^^ PROGNOSTICS 

le S^ Alphonse, que vous desmentiez Pierre d'Ap- 
pon, qui nous rapporte qu'un certain person- 
nage, pour avoir esté saigné au bras, la lune es- 
tant aux Bessons, tomba en inconvénient de 
mort. 

— Croiriez vous. Seigneur Alphonse, repon- 
dit messer Pastorelli, que je soie si mal-advisé 
que de lascher un desmenti si mal à propos con- 
tre un si honneste homme qu'estoit celuy duquel 
vous me parlez? Je ne décrois point le fait qu'il 
recite, j'admets la circonstance du temps; mais, 
au lieu qu'il impute l'accident survenu à l'indis- 
position de la lune sous cest aspect, je le veux 
rejetter ou sur l'inhabilité du chirurgien, qui 
n'estoit pas bien adroit en sa charge, et qui par 
malice auroit peu blesser le malade, ou au malade 
mesmes, qui auroit fait le sot, branslé ou remué 
le bras; ou finalement à la lancette qui n'auroit 
esté nette et bien parée. Mais que la lune en fut 
cause, ce n'est non plus véritable que si on vou- 
loit dire que, si on vous avoit donné un coup 
d'espée au travers du corps, j'en seroie esté cause 
parce que j'auroie passé alors par là. Je ne vous 
suis point ennemy. 

Vous faites un grand quanquam de ce qu'Hip- 
pocrate en ses Aphorîsmes dit que les purgations 
sont ennuyeuses et nuisibles au temps des jours 
caniculaires. Comme si ce médecin entendoit que 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 325 

le signe du Petit-Chien soit contraire aux purga- 
tions. Il n'y pensa onques, non plus que moy, à 
telle intention que vous mettez en avant; ains 
parce que les corps, estans lors desseichez et en- 
flambez, ne soustiennent la force des médecines 
purgatives, lesquelles sont grandement chaudes 
et sèches^ et mesmement celles dont on usoit 
en ce temps là : si bien qu'au lieu de faire quel- 
que bien aux corps, alors elles les eussent préparé et 
disposé à la fièvre, attendu qu'en temps de grand' 
chaleur la vertu des corps se resoult et débilite. 

Galen nous en donne une autre raison, qui est 
que la médecine attire des parties extérieures 
aux intérieures, et la chaleur de l'air en la matière 
de la chaleur du bain, attire des parties intérieures 
aux extérieures, et par ce moyen la médecine est 
empeschée en son opération. Or ce n'est point 
l'excès du chaud qui rebousche l'effet de la méde- 
cine, ains aussi le trop grand froid, pourautant 
que, quant le temps est beaucoup esloigné de la 
tempeture et tire le plus à la froidure, les hu- 
meurs sont généralement coagulez et endurcis ; au 
moyen dequoy on fait alors grande difficulté de 
purger et esmouvoir. De fait, si on vouloit pur- 
ger à bon escient en tel temps avecques méde- 
cine laxative, l'inconvénient de l'excoriation des 
intestins seroit grandement à craindre, pource que 
la froidure de l'air comprime et repousse les 



326 DES PROGNOSTICS 

humeurs à restomac et aux intestins, la dysenterie 
s'en pourroit ensuivre par la violence faite par 
la médecine laxative, d'autant que nature auroit 
esté lente et paresseuse à l'évacuation des humeurs 
colezou attachez aux membres. 

— Vertu bille, quels grands médecins vous 
estes, se met à dire le seigneur Galeas; on diroit 
que de vostre vie ne fîstes autre chose que doser, 
medeciner et syringuer des clisteres dans les grot- 
tesques ventriculieres. Per fidem, le cœur me faut; 
et si vous continuez à remuer ces fecalitez purga- 
tives, j'en rendray aussy, id est, en bon françois, 
afin qu'un chascun l'entende et n'en prétende 
cause d'ignorance, vous me ferez escorcher le 
regnard, devant lequel vous fuirez, comme font 
les poules à la présence de la queue vulpine. 
Quitez moy toutes ces selles culieres, et les cou- 
pez court. Je crois, Seigneur Alphonse, que n'au- 
rez d'aujourd'huy fait pro affirmativa. Si messer 
Nicolas estend aussi loin le chevrotin pro negativa, 
je vous prédis in terminis hab'dibus et secundum 
quid, cela s'entend sans estre astrologue, que, 
quoy que j'aye bonne envie de sçavoir qui sera 
victuSy je seray bien homme, aussi bien qu'autre 
de ma parroisse, pour rompre demy jeusne, hoc 
est, que je pourray prendre une volte de ressiner. 

— Puis donc qu'il ne m'est loisible, va dire le 
S'" Alphonse, de plus me mesler de la médecine, 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 827 

je m'en vay vous meteorologiser et vous ramen- 
tevoir que la pluspart des météores nous mena- 
cent et ce monde élémentaire de quelque sinistre 
malheur. Pour éviter prolixité, je ne donneray 
mire qu'à la comète, laquelle nous sçavons n'avoir 
empenné de feu le ciel, qu'à sa queue elle n'ait 
traîné de grans vents, des sécheresses estranges, 
la famine la peste, la guerre, les inimitiez et 
morts des princes et grans seigneurs; d'où vient 
que le poète Claudien a tresbien dit que jamais 
on ne vit comète sans un triste événement. Quant 
aux prognostics des vents, stérilité, faim et peste, 
vous n'en voudrez pas paraventure faire grand 
compte, parce que naturellement vous en descou- 
vrez ceste raison, qui est que puis que la comète 
est composée d'une exhalaison seiche et chaude, 
il faut bien que l'air qui en est embeu soit aussi 
corrompu : les vers du poète Aratus vous l'ap- 
prennent. Mais dés qu'il faut prognostiquer ce 
qui dépend de la volonté des hommes, je m'as- 
seure, Seigneur PastoreUi, que vous vous en tai- 
rez et que vous confesserez que ces impressions 
de l'air mesmes ont vertu sur nostre vie et sur 
nos deportemens. Je passeray bien plus outre, et 
par la raison vous monstreray que ce prognostic 
outre-naturel nous est naturel. 

Prenez donc qu'il y a une si estrange exha- 
laison de laquelle est engendrée ceste chevelue 



328 DES PROGNOSTICS 

impression, qu'elle ne seiche et eschaufîe pas seu- 
lement l'air, mais aussi nos corps, dans lesquels, 
estans bien eschauffez, s'empraint une forte et 
roide colère, le propre de laquelle est de nous 
pousser à la guerre, inimitiez, violences et excès, 
qui en entraînent beaucoup. D^ailleurs, ceste ex- 
traordinaire ardeur et sécheresse jointe, et sur- 
adjoustée aux bons, friands et délicieux morceaux, 
desquels les grarxds seigneurs ont accoustumé se 
repaistre, leur embrase et ternit toute leur vigueur 
vitale. 

Je ne vous dresseray point icy la liste des co- 
mètes veuës anciennement et de nostre temps; 
j'ay peur de tenir trop long temps ceste apres- 
disnée : la Météorologie de Garceus suppléera ce 
que pourriez icy souhaiter. 

— N'ay je pas beau moyen. Seigneur Alphonse, 
va dire messer Nicolas, si je vouloie, de vous ga- 
1er? Estimez vous que les raisons qu'avez icy 
proposé soient nécessaires et concluantes? Vous 
imputez la mort des princes et grands seigneurs 
aux morceaux exquis de leur repas, aux espice- 
ries des Molucques et autres viandes chaudes, 
aux vins candiot, espaignol et autres chauds ap- 
pâts de gueule. Afin que vostre argument ne per- 
dit la face de raison, faudroit que tous ceux qui 
sont plus excessifs, qui ne se pavent les gosiers 
que d'aiguillons à Venus, et qui ne remplissent 



ET PREDICTIONS A ST R O LO G I QJU E S. 829 

leur panse que des tisons outre-marins, passassent 
le pas. Je passe par là dessus comme si vous n'en 
aviez ouvert la bouche, afin que, si vous pouvez, 
vous veniez à toucher au profit qui nous pourroit 
estre causé par vostre astromanie. 

— Je n'ay. Seigneur Pastorelli, respond le sei- 
gneur Alphonse, plus que un mot à vous dire; 
c'est que, quoy qu'on ait voulu gasouiller de nos 
prognostics, que la fin nous est fort profitable; par 
les fruits vous cognoistrez que je n'avance rien 
contre la vérité. 

Ptolomée, en son livre de l'Utilité des preno- 
tions, les vous représente. « Celuy (dit il) qui a 
ceste cognoissance des astres peut destourner 
plusieurs effets des estoiles, se préparer, munir 
et défendre avant que l'exécution en advienne. » 
Joint que le prévoir accoustume et règle nostre 
esprit par la méditation, tant des choses qui sont 
absentes que de celles qui sont présentes, et l'ap- 
preste à recevoir ce qui est à venir avec tranquil- 
lité et constance, juxta illud : Tela prœvisa minus 
nocent. Pour exemple, voila le ciel qui est caracté- 
risé d'une comète; tous les princes et grands sei- 
gneurs, s'ils sont tels que je les désire, doivent 
alors penser à leur conscience, et croire que c'est 
le présage de leur mort, à chascun particulière- 
ment. C'est un resveil qu'on leur donne, de peur 

que le larron ne les surprenne dormans. S'ils 

42 



33o DES PROGNOSTICS 

meurent, les voila advertis; ils ont eu le loisir de 
donner ordre à leurs affaires et de prendre leurs 
habits nuptiaux pour aller à la feste. S'ils sont 
gratifiez d'un delay, qu'y perdent ils? Ont ils 
occasion de se mescontanter? Tout autant que 
celuy qui auroit esté en Turquie, et là auroit des- 
couvert que l'Infidèle armoit contre quelque 
prince chrestien ; si, passant par toutes les villes 
chrestiennes, il les advertit de telle entreprise, le 
Vénitien, le Pape, le François, l'Anglois et l'Es- 
paignol ne seroient ils taxez, s'ils se formali- 
soient alencontre de ce fidèle espion, parce que 
le prince mahemetan se rueroit sur la Bohême ou 
Hongrie seulement? 

Au reste, vous vous abuseriez de beaucoup, 
Seigneur Pastorelli, si vous estimiez que nostre 
astrologie bridast les actions, deportemens et 
exécutions des hommes; que nos prédictions 
soient arrests qui emportent avec eux leur exécu- 
tion parée; qu'on ne puisse eschaper ce dont 
les astres nous menacent, et finalement que le 
bureau des astrologues soit un second siège de 
la Divinité, où on détermine et conclud des af- 
faires humaines. Ce n'est point tout cela : la vo- 
lonté nous demeure libre pour régir et maistriser 
nos actions; si quelquesfois d'appréhension elle 
est tenue en relais, poussée ou retenue pour 
l'accomplissement de ces prédictions, si ne luy 



ET PREDICTIONS A ST RO LO G I QJJ E S. 33l 

tient on la bride si roide qu'elle ne puisse à son 
aise se tourner et plier là où il luy plaist, ou se 
roidir contre l'effect menacé par les astres, voire 
mesmes se départir du train où les prognostics 
célestes l'auroient chassé. Quant aux evenemens 
qui ne ressortissent pas immédiatement de la libre 
volonté de l'homme, mais nous sont dénoncez, 
rapportez et signifiez par quelque aspect céleste, 
la nature n'est point si flaque et faillie de pou- 
voir qu'elle ne les puisse contre-barrer, rompre et 
dissiper : d'ailleurs nous pouvons les empescher, 
adoucir et retarder par nostre soin et diligence, 
par l'accoustumance et par l'invocation du divin 
secours. 

— Vous nous gardiez donccecy. Seigneur Al- 
phonse, va dire messer Nicolas Pastorelli, pour 
l'arriere-mets, présumant que me fermerez la 
bouche contre vostre astromanie : si est ce que 
n'est pas eschappé qui entraine son lien. Pour 
contremire de l'utilité qu'avez attaché au pied de 
vos prognostics celotiqs, sans entrer en colère, 
parce qu'elle me pourroit estre nuisible, je vous 
renvoieray à ce qui a esté déduit en la matinée 
qui est dédiée aux vieillards, afin que par redite 
je ne vienne à vous ennuyer. Avec quelle cour- 
toisie Laerce nous apprend il que Diogenes pati- 
noit messieurs vos astrologues? Ils veulent, 
disoit il, prendre le soleil et la lune aux dents, et 



332 DES PROGNOSTICS 

ne peuvent appercevoir ce qui est à leurs pieds. 
Stobée rapporte que le sage Bias se moquoit de 
vos astrologues, parce (dit-il) qu'ils ne sçauroient 
veoir les poissons nouer dans l'eau qui n'est pas 
à demy toise de leur veuë, et toutesfois, ils se 
font entendre qu'ils prendront à la truble ceux 
qu'ils campent au ciel. D'aussi bonne grâce est 
le traict que donne le cynique Diogene à ce 
maistre astrologue, lequel, pour se faire estimer 
quelque chose, avoit tracé en un tableau quel- 
ques estoiles, et disoit que celles là qu'il mons- 
troit estoient errantes. « Helas, mon amy, dit 
Diogenes, ne mentez point, je vous prie : ce ne 
sont point les estoiles qui' errent, mais ceux qui 
sont icy avec toy. » 

Les loix mesmes se sont armées contre ces en- 
joUeurs. Les Athéniens monstrerent bien à 
Anaxagoras que son astrologie ne leur estoit à 
gré, lors qu'ils le condamnèrent à mort, de la- 
quelle à peine son disciple Pericles le peut sau- 
ver : si fallut il aller en exil. Agrippa, pendant 
qu'il estoit aedildu temps de l'empereur Auguste, 
dechassa de Rome tous les astrologues et magi- 
ciens. L'empereur Tibère les chastia par mort. 
L'empereur Vitelle, après la déconfiture qu'il 
eut d'Otthon, dechassa de Rome tout tant d'as- 
trologues qui y estoient. 

De fraische mémoire nous avons Alphonse, roy 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQ^UES. 333 

d'Arragon, lequel est prisé, entre autres siennes 
vertus, pour avoir esté tresliberal envers les gens 
de lettres; mais quant à vos astromanthes, il n'en 
voulut tenir aucun conte, dont plusieurs s'esba- 
hissoient, attendu que c'est la coustume des 
grands de se servir plustost de ceste racaille et les 
avoir à leur suite que d'autres qui serviroient de 
beaucoup au public. Un jour, il y eut quelqu'un 
qui voulut en sçavoir la raison, auquel on fît 
response : Sydera stultos regunt, sapientes astris 
imperant, c'est à dire : les estoiles gouvernent les 
fols, et les sages commandent aux astres; comme 
si on eust voulu faire entendre que ce sage prince 
avoit bonne envie de si bien dispenser ses finan- 
ces qu'elles ne tombassent qu'en mains qui le 
méritassent; et quant aux astrologues, qu'ils es- 
toient indignes, attendu qu'ils s'amusoient à une 
profession qui affoloit les fols et estoit de fort 
peu d'édification. Je passeray plus outre, et diray 
que ce sage prince faisoit conscience d'entretenir 
et soudoyer ceux lesquels il sçavoit ne tendre 
qu'à la piperie et séduction des hommes. S'il les 
eut porté, qu'il les eut entretenu et qu'il leur eut 
soulevé le menton, on le vous eut tenu pour un 
maquignon d'imposteurs. 

Voila comment, quelque haillon que vous jet- 
tiez sur le misérable corps de vos astromantes et 



33 



DES PROGNOSTICS 



cœlicoles, tousjours on descouvre qu'il y a de 
l'ordure en leur fluste. 

— Faut que soiez bien enverré contre les as- 
trologues, Seigneur Pastorelli, répliqua le sei- 
gneur Alphonse, qu'il ne tient à vous que ne 
les rendiez justiciables au fagot comme héréti- 
ques, sans regarder si la qualité de cœlicoles leur 
appartient. Contre les cœlicoles vous trouverez 
que les ordonnances des empereurs ont esté au- 
tant et plus rigoureuses que contre les hérétiques, 
voire contre les juifs. La loy Cœlicolarum, qui est 
tant au Code Theodosien qu'en celuy de Justi- 
nien, de Judxis et Cœlicolis, vous fera toucher au 
doigt la différence qu'il y a entre nos astrologues 
et ces cœlicoles. Je sçay bien que le mot latin de 
Cœlicola vous a esberlué vostre imagination, et 
que présumez que les cœlicoles estoient ainsi 
nommez, quia colerent cœlum, parce qu'ils ado- 
roient le ciel; mais cela est mal entendre les escri- 
tures, Seigneur Pastorelli, et virer la charrue 
avant les bœufs. Car, quant mesmes vous ne 
vous mesprendriez en la signification du nom de 
cœlicole, si est ce que vous seriez à harauder de 
ce que vous voulez que nos astrologues adorent 
le ciel. N'estoit la compaignie et le respect que 
je vous ay, si un autre me venoit viedaser le nez 
de telles niaiseries, il n'y a point tant de cheveux 



ET PREDICTIONS A ST ROLO G I CLU E S. 335 

et poil sur le corps d'un sauvage tout velu que je 
luy donneroie de milliers de démentis, potestate^ 
non actu, pour ne tomber en altère. Mais reve- 
nons à nos moutons; vous confondez nos astro- 
logues avec les cœlicoles. Lisez ladite loy Cœlico- 
larum, distingue tempora^ et conciliabis scripturas. 
En icelle vous trouverez que les empereurs Hono- 
rius et Theodose remarquent expressément que 
c'estoit une nouvelle secte qui s'estoit eslevée en 
leur temps. Or on sçait que les prophètes, et 
entre autres Sophonias, ont dés long temps 
dressé leurs plaintes de ce qu'ils adoroient la 
gendarmerie du ciel. Geste superstition n'estoit 
pas donques nouvelle, mais très-ancienne, ou il 
faudra que vous mainteniez que ces empereurs 
ayent fait un pas de clerc. Le principal sera de le 
vérifier. Mais voulez vous sçavoir qui estoient 
ces vénérables cœlicoles? Rien autre que des 
membres, branches et rejettons du Donatisme, 
lesquels se qualifîoient cœlicoles, comme s'ils 
eussent esté habitans du ciel, ainsi que vous 
voyez que les regnicoles sont ceux qui habitent le 
royaume, et les incoles les habitans. Or, que ces 
cœlicoles ayent esté esclos par les Donatistes, je 
n'en veus autre preuve que ce que nous lisons 
que les Donatistes se donnoient le nom de Bien- 
heureux (et où logez vous les bienheureux qu'au 
ciel?), encores qu'ils rampassent en ce monde. 



336 DES PROGNOSTICS 

— Seigneur Pastorelli, je sçay bon gré au 
S^" Alphonse d'avoir bon cœur, va dire messer Ga- 
leas Gamarin; je crois qu'il ne se rendra qu'à fine 
force. Advisez à bien ergotter : par le sang goy, 
il est savant jusques aux dents, et est subtil en 
diable, quod dicitur valde. Or ça, qu'on vous en- 
tende un peu canonner contre les astres, sur tout 
gardez la lune des loups : jusques icy, le seigneur 
Alphonse a la meilleure cause de France ; que si 
ne luy faites perdre terre, il vous en donnera du 
long et du large. 

— A bon chat bon rat, respondit le seigneur 
Pastorelli; si faut-il que je vous en donne le 
passe-temps. Que direz vous, Seigneur Alphonse, 
à ce que, par l'authorité de la parole sacrée, il 
nous est expressément interdit de fureter aux 
cieux, sur tout de nous amuser à vos présages 
astromaniques? Isaye le prophète, au chap. xlvij, 
voicy comme il parle à la cité de Babylone, qui 
avoit idolâtré après vos astrolatries : Maintenant 
que les espieurs du ciel viennent en avant , et ceux 
qui contemplent les estoiles, devinans selon les lunes, 
et te sauvent des choses qui sont à advenir sur toy. 
Voicy : ils sont faits comme Festeule, le feu les a 
consumés. Et au chapitre xliv, en la personne de 
Dieu le créateur : Je suis (dit-il) le Seigneur qui 
fais toutes choses, qui ay espandu le ciel et affermy 
la terre sans autruy, qui enfreins les signes ausquels 



ET PREDICTIONS A ST R O LO G I C)_U E S. 337 

s'arrestent les devins, et tourne les magiciens en fu- 
reur, destournant les sages au rebours, et faisant 
leur science estre folie. Le prophète Hieremie, au 
lo chapitre, s'exprime assez ouvertement contre 
vos prognostics, parlant à ceux de la maison 
d'Israël : N'apprenez point (dit-il) les voyes des 
Gentils, et ne craignez point les signes du ciel, ainsi 
que les Gentils les craignent. 

Sur ce passage, S. Hierosme remarque que le 
prophète parle des peuples et personnes qui pen- 
sent que le monde soit regy par les astres, et que 
toutes choses terriennes ont leur naissance des 
causes célestes, lesquelles toutesfois ne peuvent 
faire ny bien ny mal. Et par les signes il n'entend 
que le soleil, la lune et autres estoiles mises par 
la puissance divine au ciel pour distinguer les 
ans, mois, jours et saisons. Pourtant ne faut les 
craindre, parce qu'en ces astres n'y a aucune di- 
vinité : ces estoiles ne sont dieux, ainsi que les 
Gentils ont estimé, ayans quelque pouvoir, ains 
créatures de Dieu qui les a colloque au ciel pour 
signes. 

De mesmes les docteurs de l'Eglise ont fou- 
droyé contre ce levain d'impiété, pour garentir 
les compaignies chrestiennes du reproche et vice 
d'Egypte : ainsi est qualifiée vostre cœlofolie au 
canon sed et ïllud en la cause 2 3, question 
deuxiesme. Sainct Augustin, au chap. 5 du 5 li- 

4-" 



338 DES PROGNOSTICS 

vre de la Cité de Dieu n'y oublie aucune chose, 
non plus que S. Ambroise en son Hexameron. Je 
vous tiendroie trop long temps si je vouloie icy 
reciter tout ce que ces personnages ont tressainc- 
tement escrit touchant vostre astromanie : si faut 
il que je vous cotte un passage de S. Basile, le- 
quel à cors et à cry soustient que les astres ne 
nous peuvent donner quelque force ou puissance, 
tant pour la constitution de nostre estre et tem- 
pérature, que pour reigler nos d^portemens et 
actions; d'autant que si ainsi estoit, ce seroit à 
dire que nous ferions Dieu autheur du péché, 
parce qu'il nous y contraindroit, pousseroit et 
forceroit par ses vertus célestes. Cela n'est ce 
pas atheiser et se despouiller de l'habit chres- 
tien? Pource, S. Paul se faschoit aux Galates de 
ce qu'aucuns d'eux, s'adonnans à vos devinations, 
contoient par forme d'importance les jours, les 
temps et les mois : « J'ay crainte, dit il, que ce 
que je vous ay enseigné ne face aucun fruict en 
vous. )> Voulant par ce inférer que malaisément 
la parole de Dieu peut avoir efficace en ceux qui 
s'amusent à telles superstitieuses observations. 

— Ceste charge. Seigneur Pastorelli, vous 
semble bien roide, répliqua le seigneur Alphonse, 
vous verrez que je la faulseray sans beaucoup 
m'y eschaufîer : un seul petit mot vous couperoit 
la broche à vos illations cornues, c'est que toutes 



ET PREDICTIONS ASTROLOG I Q^U ES. SSç 

VOS allégations ne tendent que contre ceux qui 
veulent gentiliser et nécessiter les hommes selon 
le règlement des astres. Vous sçavez, Seigneur 
Nicolas mon amy, que telle opinion et absurdité 
ne me vindrent onques en fantasie. Seulement je 
soustiens (je crois que j'auray Origene de mon 
party) que les astres nous sont signes, marques 
et tesmoignages des choses passées et à venir : 
voire que tout ne plus ne moins que dans un li- 
vre qui auroit esté dressé des prophéties qui de- 
vroient advenir, nous pourrions lire les choses 
futures, ainsi dans les astres Dieu de son doigt 
a engravé ce dont nous sommes menacez et qui 
nous est promis. C'est comme un registre, cayer 
et protocolle, où sont couchées les liberalitez et 
tresjustes vengeances lesquelles Dieu doit des- 
ployer sur nous. Si par nostre mescognoissance et 
impieté nous nous rendons indignes de ses mu- 
nificences, ou si par nostre repentance et aman- 
dement nous prévenons l'ire divine, les astres 
pour ce ne sont illusoires. Les astres sont lettres 
hiéroglyphiques où sont caractérisées les pro- 
messes et menaces célestes : pource dira on que 
l'astrologie soit frustratoire, parce qu'à point 
nommé et à tous coups l'effet et exécution ne 
s'en ensuit, ou que nous attachions la toute- 
puissance de l'Eternel aux estoiles? Ce seroit 
avec autant d'apparence que si on disoit que le 



340 DES PROGNOSTICS 

papier du secrétaire d'Estat, qui contient les dons 
d'un prince faits aux particuliers, porte exécution 
parée alencontred'un prince. Il n'y a que sa libé- 
ralité qui l'astraigne. L'ingratitude du donataire 
peut faire retirer le don; mesmes le don pourra 
estre tel, qu'il le faudra vérifier en la chambre 
des comptes. Je ne veux donner des contreroleurs 
à la volonté de Dieu; je sçay qu'elle porte son 
exécution; mais puis qu'il luy plaist de nous gra- 
tifier de tant, que nos deportemens, quoy qu'ils 
ne vaillent rien, soient neantmoins comme cou- 
chez et allouez, acceptilationis jure, pour jouir du 
fruit de la munificence supernelle, pourquoy 
n'aurons nous recours à ce riche et précieux 
cayer? Pourquoy ne le fueilleterons nous pour 
sçavoir si nous sommes couchez ou en Testât des 
favoris, afin de nous insinuer de tant plus aux 
bonnes grâces de nostre prince, ou, si nous som- 
mes menacez de quelque malheur, pour tascher 
de l'éviter? 

Or encores qu'ainsi soit, si faut il que particu- 
lièrement j'examine chascun de vos moyens, par 
lesquels vous efforcez d'astromaniser l'astrologie. 
Le texte cotté d'Isaie ne condamne pas l'astrolo- 
gie, ains les abus qui s'y commettent. Croiriez 
vous bien que je veuille partiser pour le mes-us? 
Je ne veux point prendre la parole, soit pour 
ceux qui, esclairez par quelque chetif et illegi- 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 841 

time gain, exaltent rastrologie reprouvée par 
dessus le reste de toutes les sciences, soit pour la 
témérité des autres, qui veulent garrotter la toute- 
puissante main de l'Eternel aux liens et conjonc- 
tions des astres. A ceux là, je suis l'un des pre- 
miers qui m'employeroie de bien bon cœur pour 
livrer la guerre. Je ne suis point si mal advisé, 
par la grâce de Dieu. J'assujettis les astres au pre- 
mier moteur de tout l'univers. 

Il semble que vous nous vouliez gentiliser, 
comme si nous adorions les estoiles. Vous sçavez 
bien le contraire : nous avons l'ame caractérisée 
du sceau de la chrestienté aussi bien que vous. Que 
si nous observons le cours, la conjonction et les 
significations des astres, ce n'est pas à dire que 
nous adorions les créatures de celuy qui, estant 
le Créateur de toutes choses, ne peut endurer 
que nous transportions ou communiquions à au- 
truy l'honneur d'adoration qu'il tient exclusive- 
ment incommunicable à autre. Seriez vous bien là 
logé que nous faire craindre les signes? Nous ne 
sommes Gentils, Egyptiens ny Chaldeens; nous 
sçavons tresbien que Dieu est tout-puissant pour 
reboucher la force et exécution des signes; et 
comment le pourrions nous mettre en ny? Cest 
axiome est tout commun en la bouche d'un 
chascun, que sapiens dominabitur astris. 

Cy dessus nous avons remarqué que l'astrolo- 



342 DES PROGNOSTICS 

gie nous apportoit, entre autres comoditez, celle 
cy : qu'estans advertis d'un inconvénient qui de- 
voit donner sur nous, par nostre prévoyance 
nous pouvons le rabattre. Mesmes je treuve que 
le cardinal René de Birague, chancelier de 
France, tenoit ceste maxime que, pour venir à 
chef de quelque haute entreprise, il n'y avoit 
que le prévoir qui mit un personnage en estime. 
Le passage tiré de S. Basile a donné de la peine 
à plusieurs, par faute d'avoir bien sceu distinguer 
l'estre de l'homme, après qu'il a péché, d'avec 
l'intégrité de sa nature incorrompue. Avant que 
nos premiers pères eussent preste l'aureille à Sa- 
than, il y avoit une sympathie et accord louable 
de l'homme avec les elemens et les choses célestes ; 
mais dés que l'infection du péché vint à tacher le 
pauvre Adam, la terre refusa son devoir; les as- 
tres se bandèrent contre celuy qui, criminel de 
felonnie alencontre du Seigneur commun, les 
armoit contre sa mescognoissance. Toutesfois, 
comme Dieu est plus enclin à pitié et miséricorde 
qu'à courroux, pour donner moyen de respirer à 
son ingrat Adam, il voulut, par manière de dire, 
imprimer au front de chasque astre une marque 
du malheur qui estoit prêt de tomber sur les 
humains, afin que, s'ils sont sages, ils y pren- 
nent garde. Est-ce donc la raison de condamner 
l'astrologie parce que les astris nous menacent 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 843 

du mauvais naturel qui doit prédominer sur 
Néron, Caligule et autres monstres d'impiété? 
Qui en eut esté adverty, pensez vous que l'em- 
pire romain eut esté deshonoré par le gouverne- 
ment de tels garnemens? L'illation est par trop 
cornue (gardez qu'elle ne vous donne sur le nez, 
peut estre elle vous pocheroit les deux yeux au 
beurre noir) de dire que Dieu seroit cause de nos 
maux. La solution dépend du thème de la prédes- 
tination, dont je ne veux pas icy parler, parce que 
la response est aisée, et qu'aussi je pourroie m'en- 
gager en des incidens qui me feroient esgarer de 
mon sujet, ou me feroient reputer pour autre que 
je ne suis. Il y a plus, que c'est une matière théo- 
logale à laquelle je m'en garderay bien de tou- 
cher : je ne suis ny en Testât, ny en l'habit. 

Mais je pense et repense à la force de vos argu- 
mens; il semble que vous voudriez avec S. Basile 
qu'on raclast toute notre céleste astrologie, parce 
que les Gentils en ont mal usé. Là dessus je vous 
respons que vostre conclusion n'est pas néces- 
saire, quare? quia, pource que, d'autant que, 
pourautant que nous ne la pervertissons à mal, 
ains nous en sentons comme il appartient. Je 
vous voudroie demander si quand vous avez esté 
parmy la ville à pied, à cheval, sur mule, sur 
mulet, sur asne, ou sur autre monture portative 
(je dis cela à cause des chameaux et des croche- 



344 ^^^ TROGNOSTICS 

teurs, par lesquels vous pourriez vous estre fait 
porter), aut aliter^ vous n'avez jamais apperceu 
que, lors qu'on couvre une maison, on a accous- 
tumé de tendre une perche au bout d'une corde, 
cela, à vostre advis, n'est ce pas pour vous ad- 
vertir, et tous les passans, de se donner garde? 
Maintesfois cela m'a sauvé de recevoir maints 
plâtras et plusieurs coups de tuiles. Vous ne direz 
pas que, ou ceux qui mettent là cette perche 
soient cause de la mort que recevra celuy sur qui 
on jettera quelque mortier, ou que tous ceux qui 
regardent ce signal, et à cause de luy, se retirent 
gentiment, de peur de recevoir talemouse. Que 
si quelcun estoit si estourdy que de se venir 
donner par le nez de ceste perche, ou qu'il 
oublia que ce signal le preservoit de quelque 
mal, quant mesmes on le vous assommeroit de 
pierres, laives et ardoises, seriez vous d'advis. Sei- 
gneur Pastorelli, qu'on fît une ordonnance ou 
statut par lequel on defendroit aux couvreurs de 
plus mettre telles perches ? Vous retrancheriez 
l'usage pour l'abus. Donques, tout ainsi que ce 
signal vous advertit que si vous passez là dessous 
où il est, vous serez en danger de recevoir quel- 
que coup, aussi les astres nous monstrent et signi- 
fient le péril eminent qui nous menace en leur con- 
jonction ou autrement : à celle fin que nous nous 
escartions des coups, et qu'avant de passer, tout 



ET PREDICTIONS ASTR O LOGI dU ES. 845 

ainsi que l'on crie au couvreur qu'il arreste de 
peur de nous blesser (prenez cecy comparate, et 
vous souvenez que toutes comparaisons clochent), 
nous supplions le grand ouvrier du monde qu'il 
luy plaise retenir le plâtras de son ire, au moins 
qu'il ne nous en écrase nos testes. 

— Par mon foye, Seigneur Alphonse, répliqua 
messer Nicolas, cela est trop braver, je trouve de 
vous ce que m'en a dit le S'' Galeas Gamarin : 
si n'est-il pas question de demourer en si beau 
chemin, on diroit, par man-dea, que je seroie 
un fat, que je me lairroie tondre la laine sur le 
dos, et que, par faute d'avoir bien débattu ma 
cause, je l'auroie perdue. A ceste heure, je vous 
veux battre de la contrariété qui est entre vos 
astromanthes; mesmes ils ne se peuvent accorder 
pour les principes et reigles qu'il convient suivre 
pour deviner. Car les Chaldées, en la division du 
Zodiac, y mettent non pas les douze signes 
comme les autres, mais onze images de diverse 
longueur et largeur, et si ne distribuent point les 
planètes par mansions, mais regardent seulement 
aux hauteurs. Les autres, combien qu'ils s'accor- 
dent en la division des signes et degrez, toutes- 
fois se contredisent au département des miansions, 
de sorte que l'on est bien empesché de sçavoir 
ausquels plustost croire. Ainsi, il advient que la 
planète qui, selon les uns, est en la première man- 

44 



846 DES PROGNOSTICS 

sion, est colloquée, selon les autres, en la seconde 
ou douziesme; cela fait que les regards, domina- 
tions et forces d'icelles sont grandement con- 
traires, au moins la diversité y est du tout pal- 
pable, parce qu'une, estant forte en la première 
ou quatriesme ou au coin, n'aura aucune force ny 
vigueur en la douziesme maison. 

Et, à dire le vray, il est fort estrange qu'une 
estoile estant en la quatriesme mansion sous la 
terre, ait plus d'efficace et influence sur la créa- 
ture venant au monde, que celle qui sera en l'on- 
ziesme ou douziesme, en l'orizon, et dessus la 
terre, lors d'icelle nativité. A ceste occasion, aucuns 
ont esté contraints contredire à la commune opi- 
nion, soustenans que les estoiles estansen l'orizon 
et sur la terre lors de la nativité sont plus fortes 
et de plus grande opération que celles qui lors 
sont cachées et ne sont en évidence. Leur con- 
trariété vient de là, quant à la force et vertu des 
mansions. Ptolomee mesmes quelquesfois prépose 
l'onziesme en force à la première, quelquesfois 
est d'opinion diverse; d'avantage il donne la 
vertu principale au milieu du ciel, Abrazar à 
l'orient. 

Quant à la distribution des regards et à la 
nature des planètes, ils se contrarient aussi mer- 
veilleusement; car Abarangel et Alcabite ont 
estimé que la lune estoit froide; et toutesfois. 



ET PREDICTIONS ASTROLO G I QJU ES. 847 

Abrazaret Ptolomée Font réputée estre chaude. 
Le pareil est de la bonté ou malice d'icelles, en 
quoy ils ne s'accordent non plus qu'au reste. Ave- 
nazra attribue les testicules (je suis contraint de 
nommer ainsi ces deux petits tesmoins virils et 
latiniser, de peur de faire venir l'eau à la bouche 
à nos Damoiselles) à l'Archer; Abrazar au Scor- 
pion. Quant au diaphragme qui sépare les mem- 
bres spirituels des membres servans à la nourri- 
ture, Alcabite le range sous la Pucelle; Porphire 
sous le Lyon, auquel il resigne le ventre, encores 
que les Arabes le mettent audessous de la Pu- 
celle. Aucuns supposent les, genoux à l'Archer, 
mais les Arabes et Latins le livrent au Chevreul. 
Heliazar Hebrieu assigne à l'Ecrevisse les mains 
et les pieds; les autres donnent les mains aux 
Bessons, et les pieds aux Poissons. Aucuns font 
présent des parties qui ne sont à nommer (parce 
que nature les rend honteuses et ne veut qu'elles 
soient esventées, surtout devant une aussi notable 
compaignie qu'est ceste-cy) au Scorpion : les 
autres veulent qu'elles soient sous l'Archer. Voila 
de terribles confusions et incertitudes, desquelles 
je ne fais que me jouer, et ne daigneroie m'en 
estonner, puis que je sçay quêtant d'astrologues, 
qui se meslent de juger, ne font que voltiger 
parmy l'air et, se repaissans d'air, ne nous peu- 
vent donner rien autre que du vent. 



348 DES PROGNOSTICS 

— J'ay, Seigneur Pastorelli, respondit le sei- 
gneur Alphonse, double moyen en main pour 
vous rabattre les doux de vos contrarietez. Le 
premier est fondé sur ce que nos astrologues, 
pour avoir eu diverses considérations, ont peu 
aussi avoir diverses opinions et divers jugemens. 
Si vous pensiez que toutes choses fussent en un 
chosier, vous vous tromperiez bien. Je ne vous 
veux donner qu'un exemple pour vous esclaircir 
le poinct que je poursuis, mais ce sera sans sortir 
de nostre carrière. Vous avez opposé Heliazar 
Hebrieu contre les autres astrologues ; je veux 
faire d'avantage ; je le vay faire contrarier à soy- 
mesmes : vous avez dit qu'il assignoit les mains 
et les pieds à l'Escrevisse; je trouve qu'il a attri- 
bué à la Livre les grèves et les pieds, et si pour 
cela n'a point laissé d'en faire part à l'Escrevisse. 
Le voila, direz-vous, qu'il se dément et contredit 
luy mesmes : mais escoutez la raison d'une telle 
diversité. Il donne les pieds et grèves à l'Escre- 
visse, parce qu'ils servent pour marcher, et à la 
Livre, pourautant qu'en allant on les levé et 
abbaisse, qui est une ressemblance qu'ils ont avec 
la Balance ou la Livre. 

Le second moyen est que la contrariété des as- 
trologues ne peut faire tort à l'astrologie : c'est 
une maladie de laquelle je treuve que tous les arts 
et sciences ont receu coup. Me nierez vous que 



ET PREDICTIONS A ST RO LOGI Q^U E S. ^49 

la Théologie soit parsemée de lignes contraires 
et diverses? Je ne parle point des hérétiques et 
schismatiques, ils ne méritent point le nom de 
théologiens. Ce ne sont point les Scholastiques 
lesquels je pretens icy faire entrechoquer : les 
partis de Paul et d'Apollon y sont trop manifestes. 
Visitons ceux qui sunt in gradu positivo. Aucuns 
d'eux ont tenu qu'il estoit loisible se meffaire., 
lors que la chasteté estoit en danger d'estre 
volée: je m'en rapporte à ce qui est couché au 
Can. non est nostram, 23. caus., quest. 5. S. Au- 
gustin tient formellement le contraire en sa Cité 
de Dieu, attendu que, s'il ne faut faire mal afin 
qu'il advienne bien, can. quod ait, distinct, c. 4, 
pourquoy se violentera on pour éviter l'effort? 

En la physique combien trouvons-nous de 
mesaccord entre les naturalistes? A tous bouts de 
champs, ils sont aux cousteaux tirer pour les prin- 
cipes, pour les causes, pour les éléments, pour 
l'ame, pour le flux et reflux de la mer, et pour les 
principaux points de la naturalité. La médecine et 
jurisprudence sont embarrassées de tant de diffe- 
rens, qu'avant qu'on ait bien entendu le secret et 
le mot du guet de celuy sous l'enseigne duquel on 
veut trotter, courir et s'achallander, on a la teste 
negeuse. Pour toutes ces contrarietez, pour la 
diversité des opinions^ pour l'incertitude des 
sciences, je n'estime pas que vous soyez si teme- 



35o 



DES PROGNOSTICS 



raire que de vouloir conclure au retranchement 
des disciplines; autrement on diroit qu'Agrippa 
vous auroit grippé par ses griffes, et par consé- 
quent que ne vaudriez pas un parapharagaramus ; 
mais ce que j'ay trouvé aujourd'huy, je ne dis, 
rien. 

— Vos syllogismes, Seigneur Alphonse, va dire 
le seigneur Pastorelli, sont ils en harroco, bara- 
liptum, non; je tiens qu'ils sont en celarent. On 
voit bien qu'il y a de la fourbe que cachez au des- 
sous du reply : si n'estes vous pas encores hors 
de mes mains. Venez ça, que voulez vous dire 
aux edits et ordonnances qui courent contre vos 
gentils astrologues? Vous n'y trouverez pas que 
la recherche soit ainsi rigoureuse contre ces parti- 
sans adversaires qu'avez trouvé aux autres pro- 
fessions : comment ont ils esté traitez par les Athé- 
niens, par Agrippa, Tibère et Vitelle? Vous avez 
un titre tout exprès, au neufiesme livre du Code, 
destiné de guet à pend contre vostre astromanie : 
vos devinations y sont défendues; les maistres 
n'y sont point seulement punis, mais aussi les 
apprentifs : quelle grâce pourrez vous espérer, 
vous qui taschez de faire revivre parmy nous 
la peste de nos consciences, ceste rage qui 
tend à dethroner du siège le souverain? N'est ce 
rien d'attacher aux estoiles ce qui appartient à 
l'Eternel? de donner le gouvernement de l'uni- 



ET PREDICTIONS ASTROLOGI CLU ES. 35l 

vers à des créatures ? Je tiens tant de vous, que 
vous ne nous rafraischirez la sotte et tres-imper- 
tinente réponse de Lucius Bellancius, lequel, se 
voyant pris aux filez par ces ordonnances et que 
sans doute l'astromanie alloit faire le soubre- 
saut, s'est avancé de dire que les empereurs au- 
theurs de ces saintes loix ne sçavoient ce qu'ils 
faisoient. Vous sçavez que c'est crime de sacri- 
lège et impieté. Et n'en seriez sauvé pour faire 
comme le seigneur Gaulard, lequel eut un jour 
un procez contre un marchand qui avoit haussé le 
gantelet et allongé les SS de son livre de Raison. 
Quand il vid que l'advocat de son marchand disoit 
que les livres de raison dévoient faire foy, allé- 
guant à ce propos Barthole et Jason, in l. admo- 
nendi, ff, de jureju.; Guido Pape, quœst. 441, il 
n'eut pas la patience que son advocat respondit à 
cela, mais luy mesmes dit : « Monsieur le juge, 
croyez que Barthole, Jason et Guido Pape sont 
de faux tesmoins, s'ils en ont déposé ; car je suis 
asseuré qu'ils n'y estoient pas, et s'ils y eussent 
esté, ils ne diroient pas que j'en eusse pris d'avan- 
tage que j'ay confessé. » 

— Je n'en viendray pas là. Seigneur Pastorelli, 
respondit le seigneur Alphonse, n'en ayez pas 
peur. Je ne suis que fasché de ce que vous dites 
que nostre astrologie tend à démettre Dieu de 
son throne : onques telle impieté ne me vint en 



352 DES PROGNOSTICS 

la cervelle; mais je pense faire d'autant plus hon- 
neur à Dieu que je monstre que ses créatures sont 
excellentes. Ah! que vous estes abusé de penser 
que la recerche des Astres et de leur vertu 
secrettedeminue quelque chose de la grandeur et 
puissance de Dieu. Sa majesté en est beaucoup 
plus illustre et plus belle de faire si grandes 
choses par ses créatures, que s'il les faisoit par 
soy mesme, et sans aucun moyen. Encores qu'un 
roy soit seigneur souverain, direz vous que sa 
puissance est retranchée, parce qu'il remet le gou- 
vernement de son Estât entre les mains de quel- 
ques siens sujets et serviteurs, en la preudhom- 
mie, suffisance et intégrité desquels il luy plaira 
se fier? La comparaison chancelle, je le confesse, 
si est ce qu'estant prise m terminis h abilibus^ elle 
pourra estre appropriée à nostre propos. 

La sévérité des peines qu'avez ramenteu ne 
nous esbranle aucunement, parce qu'encores 
qu'ainsi soit, nostre astrologie ne laisse de 
florir es cours des plus grands princes chrestiens 
de la terre. En France, Alemaigne et Italie, nos 
prédictions ne sont rejettées. Ce n'est contre 
nostre astrologie qu'on les a proposé, ains contre 
celle qui est reprouvée: nous ne sommes point 
Chaldées. 

Nostre profession apprend les vertus des 
estoiles ainsi qu'elles sont cogneues par une con- 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 353 

tinuelle expérience, leurs qualitez, reglemens, 
inclinations et dispositions sur les elemens et 
corps humains, qui prennent leur source de la 
lumière et du mouvement des estoiles: à ces qua- 
litez, reiglemens et inclinations, se rapportent 
aussi leurs actions, si elles ne sont empeschées 
par le doigt de Dieu ou par autres causes. 

Vous trouvez que le bon homme de Bellancius 
a fait tort aux empereurs; je ne veux pas icy 
entrer en conteste pour le purger de crime ; si est 
ce qu'il avoit quelque raison de leur reprocher 
leur ignorance et tenir peu de compte de leurs 
ordonnances. Il voyoit que ceux mesmes qui 
avoient si fort maltraité nos astrologues, ont per- 
mis de se servir de mauvais et illégitimes moyens 
pour garder les fruits de la terre qu'ils ne fussent 
greslez, gastez et oragez. Cela n'est ce pas paga- 
niser.? Et cependant l'ordonnance y est expresse 
en la loy : Eorum 4 c. de maleflc'ds, mathematicis 
et cseteris similibus. Si en ce chef des empereurs 
ont esté deceus, pourquoy ne dirons nous qu'en 
d'autres ils auront eu la berlue ? 

— Messer Nicolas, je m'estonne bien fort, va 
dire le seigneur Panthaleon, de ce qu'avez pris si 
grand peine pour canonner contre les astres; mon 
amy, il ne falloit que prendre le cartel aux judi- 
ciaires et astrologues, composé par un nommé 
Jaques Moland, soy disant docteur es droicts et 



354 ^^^ PROGNOSTICS 

advocat au bailliage de Masconnois. Je despite 
Mahom si, sans vous peiner, vous n'eussiez inca- 
gué toute la manthique compagnie des astrolo- 
gues encuirassez, encavalez, encoutelacez,embou- 
belinez, entintimbraillez, etc. 

— Soit, Seigneur Panthaleon, respond messer 
Nicolas, si vous voulez, j'en suis contant : nous 
l'emploierons pour renfort et refrein de la balade. 
Tenez, Seigneur Alphonse, lisez icy le procès 
fait et parfait à vos Astromanthes, et, si me croyez, 
ne nous venez plus matagraboliser voscabaliques 
et ouranographiques Anestiolalies. Je suis fasché 
que plus tost il n'est tombé en mes mains: j'en 
eusse donné du plaisir à la compaignie. Emparal- 
lellez vos thalmuthisteries demonanthropiques 
aux Elenchaires de cest héroïque astromiriarche. 

— En si peu de temps. Seigneur Pastorelli, va 
dire le seigneur Alphonse, vous voila, ce crois 
je, molanisé. Si vous vous laissez mouler guère 
long temps au moule de Moland, nous ne chom- 
merons pas gueres de farine, moyennant que les 
asnes, mulets, jumens, basteaux, les vents et l'eau 

V ne nous manquent. O les belles meules molen- 
dinées par Moland pour mouldre in molendino, 
galL au moulin. Je ne sçay qui est ce docteur es 
Courbes, c'est, par ma conscience! un des gros 
sots de sa parroisse. J'ay desja jette l'œil sur 
ces niaiseries; si me croyez, n'y jettez la veue 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQJUES. 355 

qu'une fois le mois; il vous pourra servir de pro- 
vocatif à égosiller et rendre gorge; il faudroit 
aussi bien que vous vous enjYrass'iez^ jaxta illud: 
Bonum est in mense semel inebriari. Je pense avoir 
leu autant qu'homme de mon temps, mais onques 
livre ne tomba entre mes mains si gofîe et ridi- 
cule que cet inepte cartel. Vous y avez le langage 
le plus fat et le plus bigerre que Cerberus chia de 
sa vie. Molandmesmes l'a bien recogneu : car, sur 
la fin de son cartel, il nous a donné un vocabu- 
laire pour nous expliquer quelques mots obscurs. 
Il devoit commencer dés la première ligne jus- 
ques à la dernière, finissant ainsi soit il dresser un 
commentaire de ses mots saugreneux, de ses syno- 
nimes cornus et de ses sentences, s'entretenans 
comme crotte de chèvre. Le pauvre homme eut 
beaucoup mieux fait de s'entretenir en sa pré- 
bende monachale à l'instruction des novices de 
S. Hugues; il n'eut perdu sa terre et seigneurie 
de la Cra (vray repaire des philosophes et hu- 
meurs phantasques); il n'eut esté en mauvais 
mesnage avec un qui est maintenant juge royal; 
finalement, il ne se fust exposé en risée à tout le 
monde. Je ne regrette que la louange que quatre 
ou cinq braves champions des muses luy ont 
donné, ils l'ont fait ad cautelam, c'estoit ou pour 
s'entretenir de luy, depeur qu'il ne se mit à mes- 
parler d'eux, ou pour manifester la goffe lour- 



356 DES PROGNOSTICS 

derie de la meule molandine, opposée à la subtile 
et diserte faconde de ces enfançons d'Helicon. 

— Tousjours vous trouvez à redire, Seigneur 
Alphonse, répliqua le seigneur Pastorelli, à ce 
que je vous mets en avant : si faut il que vous 
veniez au point et me quittiez ces devinations ; 
autrement il vous en prendra mal. Zoroastre fut 
jadis estimé l'un des plus sçavans astrologues de 
son temps, et pource il devoit cognoistre et pré- 
voir pour s'en garder, les inconveniens qui luy 
pourroient advenir, et toutesfois, il fut vaincu en 
guerre et occis par Ninus, roy des Assyriens. 
Pompée se servoit de toutes sortes de devins et 
leur ajoustoit grand'foy : au contraire, Caesar 
n'en faisoit aucun compte. En fin toutesfois. 
Pompée fut deffait par Caesar. L'empereur Justi- 
nien, ennemy de vostre astromanie, comme il ap- 
pert par ses ordonnances, n'a pas laissé d'estre 
victorieux et faire plusieurs belles conquestes. Au 
contraire, Julien l'Apostat, tres-curieux de toutes 
superstitions et devinations, perdit misérablement 
et vie et empire. Ayez donc recours à vos astro- 
logues. 

— C'est bien dit, Seigneur Pastorelli, respond 
le seigneur Alphonse; la faute vient peut estre de 
ce qu'ils n'ont esté bien advisez en leurs affaires, 
et n'ont bien pris les conseils des astrologues. 
Voire mesmes quant les prédictions n'auroient 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. BSy 

tousjours bien réussi, ce ne seroit à dire qu'on 
deut condamner l'astrologie ; autrement faudroit 
fouler aux pieds la médecine, parce que le malade, 
quoyque bien pensé, ne relevé tousjours du lit, 
ou le recours qu'on a au Tout-Puissant, parce 
que nos requestes ne sont tousjours exaucées. 

Mais qu'est ce que vous voulez dire de Zo~ 
roastre ? Par sainte Maraude, je crois que vous 
estes forgé au coin de l'empereur Domitien, qui 
se pensoit si habile homme qu'encores que sa' 
inevitahile fatum , ce neantmoins, il voulut le 
rendre menteur pour l'effect en la personne d'As- 
cletarion, lequel fut accusé parce qu'il avoit pré- 
dit la mort de cest empereur. Interrogué si cela 
estoit vray, ne voulut le mettre en ny. « Et bien, 
dit Domitien, qu'est ce que tu nous diras de la 
tienne ? )) Il respondit que les chiens le deschire- 
roient bien tost. « Je te tromperay, » dit Domi- 
tien, et sur le champ le fit tuer, puis entcmber en 
une fosse fort creuse, laquelle il fit couvrir de beau- 
coup de terre. Par ce moyen cest empereur esti- 
moit que la prédiction d'Ascletarion seroit faulsée, 
et on trouva le contraire, car il pleut si fort que le 
corps de cest astrologue prit aucunement air : les 
chiens l'ayans esventé, ne cessèrent jusques à ce 
qu'ils l'eurent déterré. Ce que Domitien ayant 
apperceu, fut persécuté d'une estrange appréhen- 
sion qu'il eut que le présage d'Ascletarion s'effec- 



358 DES PROGNOSTICS 

tua sur son corps. Voila ce que nous en tesmoigne 
Fulgose, au 8 livre, ch. ii. D'autres toutesfois 
aiment mieux croire que Domitien le fît brusler 
tout vif, pour prévenir la dentée des chiens, mais 
que, lors que ce supplice s'executoit, survint une 
grande ondée depluye,que le feu fut amortyet de- 
meura le corps d'Ascletarion à demy rosty, sur le- 
quel les chiens se ruèrent, en guise de carbonnades. 

Escoutez, vous qui rabaissez si fort nostre as- 
trologie, ce que Yalere le Grand nous apprend 
au huitiesme livre, chapitre onziesme, touchant 
Sulpice Gaulois, et Periclés. Là vous verrez que 
Sulpice, estant lieutenant de L. Paul en la guerre 
contre le roy persan et la nuyt devant que la 
bataille se deut donner, lors que le temps estoyt 
tout coy et serain, mesmes la lune luisoit, toutes- 
fois, soudain se va éclipser : ce qui espouvanta 
grandement toute l'armée romaine, comme si 
c'eut esté quelque signe monstrueux ou mauvais 
présage, de sorte qu'elle perdit cœur et désir de 
guerroier contre ses ennemis, qui avoient la vic- 
toire en main sans coup fraper, si Sulpice, leur 
discourant de la forme du ciel et nature des astres, 
ne leur eut prouvé que naturellement se faisoit 
Teclipse, tant du soleil que de la lune, et par ce 
moyen remis le cœur au ventre des Romains. 

Cette histoire me fait souvenir d'une autre, la- 
quelle est recitée par ceux qui nous ont descrit 



ET PREDICTIONS ASTROLOGI QJU ES. BSç 

les descouvertes faites par les Espaignols aux 
Indes, laquelle je suis bien content d'adjouster, 
pour de tant plus justifier que l'astrologie est 
tres-necessaire. Vous entendrez donc que Cris- 
tophle Colomb, capitaine génois, se trouva si à 
Testroit parmy ces Indiens, que les vivres lui de- 
failloient, et si luy estoit impossible d'en recou- 
vrer par eschange, ny prières ou amitié, non plus 
que par force. Comme nécessité ouvre la porte a 
toutes inventions, Colomb, lequel avoit preveu 
que bien tost il y auroit éclipse, mande quérir 
quelques uns du village voisin, ausquels il donna à 
entendre, s'ils ne luy fournissoient dequoy vivre , 
qu'en bref Dieu envoieroit un tel fléau du ciel 
qu'ils mourroient tous de maie mort : en tesmoi- 
gnage de ce, qu'ils s'asseurassent de voir la lune 
toute pleine de sang, s'ils y vouloient prendre 
garde. Quand ces pauvres pécores virent la lune 
ensanglantée par l'eclipse, ainsi qu'avoit prognos- 
tiqué cest admirai, luy allèrent quérir des vivres et 
luy en fournirent autant comme il en eut besoin 
tout le temps qu'il demeura en ce quartier là, 
avec treshumble requeste au bout de leur vouloir 
pardonner et n'estre plus courroucé contre eux. 
Maintenant je vous demande si l'astrologie ne 
nous est pas fort nécessaire, quand ce ne seroit 
que pour empescher qu'on nous deniaisast. 

Je reviens à l'Athénien Periclés, lequel remit 



36o DES PROGNOSTICS 

en vie ses concitoyens par la cognoissance qu'il 
eut de l'astrologie. De fait, comme les Athéniens 
fussent en grand esmoy, pensans que la mort leur 
fut signifiée du ciel, voyans que le soleil avoit si 
soudain perdu sa lumière, ce qui ne leur estoit 
accoustumé, Pericles adonc se va jetter parmy 
eux et leur déclara ce qu'il avoit appris de son 
maistre Anaxagoras touchant le cours du soleil et 
de la lune ; si bien les prescha qu'il leur fit cra- 
cher toute la crainte qui leur frissonnoit leur ame. 
— Seigneur Pastorelli, j'ay esté autresfois sur 
les termes, va dire le seigneur Gamarin, de me 
bander ainsi que vous faites contre l'astrologie, 
mais le seigneur du Plantain nous paye de si belles 
et pregnantes raisons, que je suis contraint baisser 
les aisles et faire la poule. Quand tout est dit, je 
treuve que les astrologues prédisent des choses 
qui adviennent infailliblement , dont je veux 
vous donner icy des exemples, à celle fin que vous 
cognoissiez que c'est à tresjuste occasion que je 
tiens le party en partie des partisans de l'astrolo- 
gie. Dion, en la vie d'Auguste, et Fulgose, livre 
huitiesme, chapitre onziesme, remarquent que 
Tibère fut dechassé par son beaupere Auguste et 
relégué à. Rhodes, où sa vie estoit fort hazardée. 
Thrasylle, le vo3^ant jouer au desespoir, voulut le 
consoler et l'asseurer que les affaires pourroient 
se bien porter. Mais le pauvre Tibère estoit si 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 36l 

bien surpris, qu'il commanda qu'on jettast dans la 
mer son précepteur Thrasylle, pource qu'il avoit 
envie de l'amuser par ses balivernes. Thrasylle ne 
le voulut abandonner, ains, regardant attentive- 
ment du costé de la mer, descouvrit un vaisseau 
qui venoit vers Rhodes, lequel il présagea appor- 
ter bonnes et heureuses nouvelles à son disciple, 
lequel ne laissoit à faire du renchery pour le 
croire. Toutesfois, après que le navire eut pris 
port, il trouva que la prédiction de Thrasylle es- 
toit véritable, car il receut lettres de l'empereur 
et de sa femme Livia,qui le rappelloient à Rome. 

Une autrefois, Tibère, pendant son exil de 
Rhodes, délibéra de faire jetter du haut d'une mu- 
raille cet astrologue, de dépit qu'il avoit qu'il 
estoit celuy qui seul descouvroit ses secrets. A 
peine en eut il fait le dessein, qu'il apperceut que 
Thrasylle estoit chagrin et melancholique. Enquis 
pourquoy, respondit qu'il soupçonnoit qu'on luy 
devoit jouer un meschant et lasche tour. Ce qui 
fut cause que Tibère ne voulut passer outre. 

Cuspinian, en ses Caesars, raconte d'un astro- 
logue de la cour de l'empereur Frideric, deu- 
xiesme du nom, qu'il faisoit tout plein d'honneur 
à Rodolphe, compte de Harspurg, et, quoy 
qu'il ne fut des plus avancez en dignitez et 
moyens, si luy portoit il plus de respect qu'à au- 
cun des autres. L'empereur voulut un jour en sça- 

46 



362 DES PROGNOSTICS 

voir la raison de luy, laquelle il luy dit estre, 
parce qu'il voyoit bien qu'au defîaut de la lignée 
de Frideric, Rodolphe seroit guindé à l'empire, 
et, de bas qu'il estoit, serait eslevé pardessus tous 
les autres. Le présage fut effectué, car l'an 1278, 
le premier jour d'octobre, lors que Rodolphe te- 
noit le siège devant Basle, les princes d'Ale- 
maigne l'esleverent à Franc-fort roy des Romains. 
— Vous en estes donc là logé. Seigneur Gama- 
rin, répliqua le seigneur Pastorelli, que vous voila 
gentiment ennassé en la fondrière du seigneur 
Alphonse. Je suis d'advis que vous vous décla- 
riez ouvertement. Hé! que vous estes aisé à gai- 
gner. Pensez vous que je face conte, mise, ny 
recepte de tout ce que vous me venez de reciter, 
ou que pource je daigne attacher quelque néces- 
sité aux prédictions astrologiques? Pour vous 
monstrer l'honnesteté qui est en moy, par la- 
quelle j'ay envie traiter avec vous , je veux 
qu'en vos comptes ces routes vous soient tirez 
hors ligne, et de grâce passez et advouez : de là 
vous ne pourrez pas tirer vostre illation pour 
l'astrologie ; soit que Thrasylle ait preveu beau- 
coup de choses, ou que l'Allemand ait véritable- 
ment prédit la dignité impériale qui branloit sur 
l'empereur Rodolphe, quid inde? Je vous nie que 
ce soit l'astrologie qu'ils ont pris pour guide. 
Comme ils estoient mondains et sages politics. 



ET PREDICTIONS ASTROLOGIQUES. 36!^ 

ils ont peu juger de Tadvenir ainsi qu'ils ont fait. 
Voulez vous que je vous die à qui vous semblez ? 
A ceux qui, dés qu'ils voyent un personnage le- 
quel fait bien ses affaires, luy jettent aussi tost le 
chat aux jambes de sorcelerie, ou qu'il est poussé 
et duit par l'art diabolique : voire mesmes, quand 
je vous passeroie qu'en qualité d'astrologues ils 
aient peu prédire, cela ne feroit pas pour la né- 
cessité devostre conclusion. Le menteur ne peut 
qu'entre un millier de menteries, il ne s'eschappe 
de dire quelque fois la vérité. 

Mais afin que je vous touche droit à la gan- 
grené de vostre astrologie, je vous vay monstrer 
que, quand on vous passeroit la possibilité des 
prédictions astrologiques, soit par les influences, 
soit par les significations (que non toutesfois), si 
est ce que vos prognostiqueurs donneroient du 
nés en terre. Or voicy le moyen que j'ay : c'est 
que la cognoissance que nous avons des choses 
vient de l'observation que nous en avons fait, non 
point tant en gênerai que sur tout en particulier. 
Donques, pour sçavoir en gênerai si Saturne et 
Mars, estans avec Jupiter et Venus, se trouvant 
en la cinquiesme maison qui est maison de mal- 
heur, causeront tousjours en celuy qui naistra en 
un tel poinct et sous le mesmes horoscope, em- 
peschement aux mains et aux pieds, il est besoin 
qu'un tel effect ait premièrement et plusieurs fois 



364 DES PROGNOSTICS 

esté sceu par le sens, afin que par les expériences 
et puis par la mémoire on vienne à la cognois- 
sance de cest effect. On sçait que l'aage d'un 
homme, à peine de quinze Nestors, suffiroit pour 
voir une seule fois un semblable aspect. 

— Approchez vous de la fraischeurCastalique, 
Seigneur Pastorelli, va dire le seigneur Gamarin ; 
vous vous eschaufferez : ah ! vous touchez sur la 
grosse corste, cela est coup de maistre. Voicy 
charge de second : c'est que les sciences n'ont pas 
esté basties d'un seul jour, non plus que le temple 
de S. Pierre de Rome : chascun y a apporté ce 
qu'il a peu. En l'astrologie, je recognoistray que 
la perfection n'y a pas esté apportée la première 
année ; mais la continuité du temps a fait meurir 
les choses. Ainsi les astrologues qui nous ont de- 
vancé ont laissé par escrit les effets qu'ils ont 
veu, afin que ceux qui dévoient venir après eux, 
tenans tels effets pour véritables, les accompai- 
gnassent d'autres semblables qu'ils auroient veu 
eux mesmes. Par ceste suite d'observations conti- 
nuelles a esté esclose, formée et parachevée l'as- 
trologie. 

— Vous avez bien de la peine à couvrir les 
imperfections de vostre astromanie , Seigneur 
Gamarin , respond le seigneur Pastorelli. Ça 
qu'on vous passe, par manière d'acquit, ce que 
venez de mettre en fait : quoy qu'on sçache que 



ET PREDICTIONS ASTRO LOGI Q^U E S. 365 

les observations sont fort diversifiées pour la di- 
versité d'observateurs divers. Pour vous traiter 
plus que par raison, on vous pose le cas que telle 
succession peut estre sans erreur ; mais s'il faut 
venir au point, au calcul et au compte, vous voila 
fauché. Du plus loin que vous pourrez prendre le 
commancement de l'astrologie^ c'est trois ou 
quatre mil ans : je dis que telle espace de temps 
ne suffit pour donner cognoissance de plusieurs 
conclusions générales que les astrologues mettent 
pour véritables, pourautant qu'elles ont besoin 
de sens en maints effets, car non pas en quatre 
mil ans mais encor' en trente, voire quarante mil, 
cela n'advient une seule fois, parce que trente six 
mil ans et (selon plusieurs) quarante neuf mil 
s'escoulent devant qu'une mesme constellation 
de tous les corps célestes lumineux apparoisse de- 
rechef. Voila pourquoy les astrologues parlent de 
plusieurs constellations et aspects qui, e.n quatre, 
six, huit et dix mil ans, adviennent une seule 
fois, de manière qu'il est force de dire que, pour 
n'avoir peu précéder la cognoissance sensitive en 
tels effets qui naissent d'icelle, ils ne peuvent pa- 
reillement en avoir la cognoissance intellective. 
Adjoustez à tout cecy l'imperfection des instru- 
mens sur lesquels est fondé le commancement de 
l'astrologie judiciaire, ainsi que Ptolomée le nous 
apprend : estant malaisé que tels instrumens ne 



366 



DES PROGNOSTICS, ETC. 



soient imparfaits en quelque chose ; si que de la 
moindre faute qu'on trouve en eux s'en ensuit 
une très-grande en la cognoissance du cours du 
ciel, sans que les diverses diaphanitez et transpa- 
rences de divers moyens qui sont entremy nostre 
veue et les corps célestes puissent, par la fraction 
des rayons visifs de nostre veuë, se tromper et 
décevoir grandement. » 




I 



APRESDISNÉE IX 



DES LUNATIQUES 




peine fut hier appaisée la dispute des 
astrologues, que la lune commença à 
rentrer en son quartier, et à qui char- 
geroit des lunettes pour lunetter les 
lunes de nos lunatiques. Le S^ Theophanes, afin 
de couvrir l'indiscrétion de Tun de la compaignie 
qui avoit trop mal à propos fait voye à la lune, 
pressa si fort le S^ Bertachin qu'il fut contraint 
se tenir coiffé d'une belle lune tout le long de 
l'apresdinée. Deslors, il commença à charger le 
casquet à la Mahemetane et de se déclarer pro- 
tecteur plus que jamais de la lune alencontre des 
loups. En fin finale, la compaignie, d'un commun 
advis, trouva bon que l'on passast l'apresdisnée 
après les lunatiques. Le S^ Bertachin en faisoit 



368 DES LUNATIQUES. 

en partie du scrupule, crainte de moquerie, de la- 
quelle il prevoyoit bien qu'il ne se pouvoit 
secouer, parce que, sur le myjour, la lune n'a 
accoustumédefestoier nostre hémisphère: toutes- 
fois, par honte ou autrement, quoy que despit, 
il fallut qu'il mit en jeu sa lune, de laquelle il eut 
bien voulu pour grande chose n'estre saisi. La 
plainte fut formée par le S^ Bertachin, en la pré- 
sence de toute l'Académie, tout de mesmes que 
si on eut esté en un aréopage ou un parquet. 
Celuy qui estoit chargé d'avoir luné le complai- 
gnant, pour ceste apresdisnée ne comparut, ains 
pour parlier, il eut le S^ Theophanes qui se leva en 
point et, après avoir fait les honneurs, révérences 
et bonnetades en tel cas requises et nécessaires, 
plaida fort doctement pour la descharge de son 
amy absent, requit bien humblement l'Académie 
qu'il luy pleut absoudre le defîendeur des fins et 
conclusions en cas d'injure, convices etcontumelies 
prises par le demandeur. L'assistance fit retirer en 
un recoin, tant le S^ Theophanes que Bertachin, 
pour délibérer sur ce qui seroit à faire. En fin, 
après que le tour des opinions fut fait, on trouva 
bon que le S^ Bertachin se departiroit de sa pour- 
suite criminelle en action d'injures, et que, pour 
le contanter, la matière seroit mise sur le bureau, 
à ce que le S*" Theophanes justifia ce que il avoit 
mis en avant: asçavoirque le S^ Bertachin n'avoit 



1 



I 



DES LUNATIQUES. SÔç 

occasion de se topiquer de la façon, puis que le 
mot lasché par l'absent n'emportoit injure : et au 
cas que les preuves du S^Theophanes ne seroient 
trouvées pertinentes, que l'absent seroit rappelle 
pour se dédire de la contumelie mal à propos 
prononcée contre le S'' Bertachin et faire toute 
telle réparation que de raison. 

Cette détermination académique, estant venue 
aux oreilles du S^ Theophanes, luy fit faire une 
capreole en l'air la mieux entrecoupée que je vis 
onques. Après avoir un peu repris ses esprits et 
mis sa joye à recoy, il remercia bien humblement 
la compaignie de la courtoisie dont elle le grati- 
fioit, loua leur délibération, et à belles pierres 
(comme l'on dit) commença la deffense de son 
amy absent. 

— Seigneur Bertachin, va il dire, j'ay mainte- 
nant à plaider avec vous devant ceste honneste 
compaignie : du fait, nous en demeurons d'accord. 
Je sçay que le S^ Camille (ainsi avoit nom partie 
adverse) vous a dit que vous estes un lunatique : 
je ne veux point fonder son innocence sur ce que 
vous pourriez luy avoir donné occasion de vous 
tenir tel langage, mais, sur mon honneur (c'est 
beaucoup), je soustiens que vous ne devez estre 
intéressé de ce petit mot. Or, voicy mes moyens : 
Le premier est qu'il ne vous a appelle que ce que 
vous estes. Vous estes lunatique, il vous a appelle 

47 



3/0 DES LUNATIQUES. 

lunatique; vous a il fait tort? Le second qu'il 
vous a fait un grand honneur de vous enrooler et 
coucher en Testât des serviteurs de la plus grande 
princesse de l'univers. 

— Ce n'est pas, Seigneur Theophanes, res- 
pondit le S^ Bertachin, le tout que de dire, il le 
faut vérifier. Vous dites que je suis lunatique, je 
dis que non; au contraire, je maintiens que tous 
ceux qui voudront soustenir cette injure contre 
moy en ont menti [con vostra reverenzà), Mes- 
sieurs, que ce sont poltrons, bisongnes et vie- 
dases. S'ils se sentent piquez de cecy, je leur en 
feray la raison toutes et quantesfois qu'ils vou- 
dront. Et quant à l'honneur que vous voulez 
m'estre fait, je vous prie croire que j'ay le cœur 
trop bon pour me laisser beffler et nazarder de la 
façon; je suis un masle : ergo non lunaticus, sed 
solaris. Vous pensez que je soie ladre et que je 
sente pas quant on me pique. Si on avoit envie 
de me porter l'honneur et le respect que vous 
preschez, il falloit me ranger au soleil. Suis-je 
hermaphrodite, tiens je de la lune et du soleil? 
Par le droit, vous sçavez que le changement du 
nom est punissable, et que sexum mentirinon licet. 
Qui vous lairroit faire, vous m'en presteriez de 
belles, avec messer Camille, auquel je mande 
qu'il est un forfant, un becco cornuto et un sot, en 
contreschange de son lunatique de merde. Qu'à 



DES LUNATIQUES. Sjl 

tous les diantres soit le coyon : que le feu S. 
Antoine luy ensoulphre son hernie ; le mau de 
terre le vire; le mau fin feu de ricque racque, 
aussi menu que poil de vache renforcé de vif-ar- 
gent, luy puisse entrer au fondement. 

— Si vous ne vous commandez autrement, Sei- 
gneur Bertachin, répliqua le seigneur Theo- 
phanes, vous ferez un mal et un bien. Pour moy, 
le mal sera que vous me mettrez en peine de vous 
faire tenir à quatre, ad exemplar de ces sires qui, 
quoy qu'ils craignent d'en taster, se font accoster 
tout exprès par compères, commères et frares 
Piarres. Vous menacez le seigneur Camille : il est 
bien homme pour vous ; il en sçait à vous et à vos 
grands chevaux. Le bien que vous me ferez sera 
que me relèverez de la peine que j'auroie après 
ma preuve. Avisez à vous. Il y a plus, que vous 
vous mettrez en danger de recevoir cargue, par 
qui? par ego. Vous me faites voye à la récrimi- 
nation. Si je vous monte sur le collet, par mon 
espée vierge, vous me monterez autant qu'un 
estron dans vostre gorge, ou qu'un grain de 
millet en la gueulé d'un asne, ou que les Pygmées 
contre Hercules. Si vous faites du fol, jamais 
le messier ne fut si tost troussé et conduit par 
les escoliers au glorieux S. Mathurin, que je 
vous feray enlever, pour vous y faire graisser 
les espaules durant vostre neuvaine lunatique. 



^J2 



DES LUNATIQUES. 



Cela soit dit afin de vous abbattre un peu vostre 



eau. 



Maintenant, je vay vous justifier tout ce que je 
vous ay proposé, puis je resoudray les difficultez 
que vous faites. Je vous ay dit que vous estes lu- 
natique, vous le niez. Au contraire, je soustiens 
que c'est une qualité qui vous est propre propriis- 
sime et in quarto modo. Ou vous estes homme, ou 
vous ne Testes pas. A vous voir, je vois bien que 
vostre teste n'est pas cuite et que n'estes une pierre. 
Vous estes animal, ergo gluc, c'est à dire, ou 
homme ou beste. Qui que vous soyez des deux, 
la lune ne laisse de loger en vostre cartier. A vos- 
tre face, je vois bien que vous estes homme; si 
estes homme, vous estes lunatique : ergo j'ay bien 
dit que vous estiez lunatique. 

Un homme lunatique, c'est un auquel la lune 
commande, prlmarie aut secundariè, soit par un 
moyen qui soit proche, soit par un autre qui soit 
esloigné : vous sçavez que la lune n'abandonne 
point cest univers; ses maisons ne sont illusoires 
et ineffectueuses. L'expérience nous apprend que 
la lune anime nostre vitalité ;*je m'en rapporte 
aux os qui sont plus pleins en pleine lune que lors 
qu'elle est en son decours. L'esclanche d'hier au 
soir nous le monstra. En un mot, je sçay que vous 
partisez pour l'influence céleste. Vous estes au 
bas univers : ergo regy par la lune. Donnez une 



DES LUNATIQUES. SjS 

exception pour vous en sauver, et je restraindray 
ma généralité. 

Nous ne sommes pas prés d'en venir là, car si 
jamais homme a esté lunatique, vous Testes. Mes- 
mes si on dressoit confrairie des lunatiques, par 
prérogative spéciale, vous devriez en estre le mais- 
tre et faire la loy et portion congrue aux autres, 
lesquels ne sont pas, je le sens bien, si desgoutez 
que vous : car, s'ils sçavoient le langage que je 
tiens de vostre seigneurie, je m'asseure qu'aussi 
tostils me feroient appeller en cas de trouble et de 
nouvelleté. Pour prévenir leur crierie, je m'en vay 
icy vistement proposer six articles sur lesquels 
vous pourrez fonder et appuier vostre préémi- 
nence lunatisée alencontre des lunatiques. 

Au premier, je remonstre que vous estes amou- 
reux, et tellement animé de cest humeur amoureux, 
que, tout vieillard que vous estes, ne pouvez vous 
tenir que ne juchiez sur quelques jeunes et affri- 
quées amourettes. Or, que l'amour soit vassal de 
la lune, cela est plus clair que le jour: les che- 
vauchées ne se font principalement que lors que 
la lune a fait faire retraite à son Phœbus. Les lar- 
cins d'amour doivent estre lunez, hoc est cachez. 
De sorte qu'estant amoureux, vous estes sous- 
vassal de la lune. Si le seigneur dominant com- 
mande à son vassal, doutez vous si le sujet du 
vassal ne doit pas honneur, devoir et obéissance 



374 I^ES LUNATIQUES. 

au seigneur du fief dominant ? Ce qui vous rend 
d'avantage lunatique en ceste qualité amoureuse, 
est que vous estes esclave des femmes, qui par 
vostre propre confession sont lunatiques, et 
quand voudriez le nier, Plutarquelevous appren- 
droit, elles mesmes le vous feroient descouvrir, si 
elles vouloient vous faire voir les attiquettes em- 
pourprées qui leur sont imprimées à leur porte 
lunatique chasque mois. Et ainsi vous estes es- 
clave des sous-vassalles de la lune : partant luna- 
tique. De gré, vous vous fourrez à la besoigne 
de la lune : sans y estre semons et appelle, vous 
vous jettez dedans, et après vous voudrez nier que 
ne soyez lunatique. C'est bien rencontré, n'est ce 
pas? 

Vous estes marié, ergo par double moyen lu- 
natique. Le premier parce que foulez l'herbe, le 
champ et le terroir de la lune : vous estes le la- 
boureur de la lune, tellement sujet à ses loix, 
statuts et ordonnances, que vous n'oseriez outre- 
passer ses lunatiques commandemens. Lors 
qu'elle a paragraphe de ses rubriches le trou 
Madame, seriez vous bien si osé ny si hardy de 
vouloir besoigner; c'est une feste chommable et 
commandée, sur peine de ne rapporter ses outils 
autres que sales, vilains et debifîez; ne pouvoir 
ramener vostre povre courtaut de Tarée qu'il ne 
soit emplastré des pustules des rougets; quelque- 



DES LUNATIQUES. ByS 

fois d'encourir Tindignation lunatique, tomber 
en grosse, lourde et dangereuse maladie. La se- 
mence que vous aurez lasché durant l'interdiction 
lunaire, demeurera pour la plus part infructueuse, 
ou si elle prend pied au fons, c'est en despit de la 
lune, qui s'en sçait bien vanger, et ne seront qu'a- 
vortons et fruits contre-naturez, peprez des mal- 
heurs lunatiques. Estant donc mary, vous voila 
le laboureur lunatique : le pis que j'y vois est 
qu'il faut que ce soit à vos despens que tout le la- 
beur se face. 

Le second lunatisme du mariage vous devroit 
estre agréable, parce que la lune vous fait cest 
honneur de vous tenir pour l'un de ses confrères, 
ce qui advient lors que vostre femme se fait limer 
sa serrure par un autre lunatique : alors vous 
portez les cornes lunatiques le plus gentiment de 
France. Avez vous jamais veu ces garsons de vil- 
lage allans à la feste de leur parroisse ? Vous leur 
verrez porter de gros bouchons de bouquets sur 
leur chapeau, à faute de targes, pour prendre party 
à la corvée lunatique. De mesmes vous autres. 
Messieurs les mariez, portez bragardement les 
cornes en guise de bouquet, comme ceux qui, 
ayans par un long temps travaillé au service de la 
lune, estes de tant favorisez par elle que vostre 
corvée lunatique vous est faite par d'autres lu- 
natiques. Or, que ces cornes lunatiques vous ac- 



376 DES LUNATIQUES. 

quierent une prééminence sur le reste de vos lu- 
natiques, cela ne doit estre trouvé estrange^ attendu 
que le Bélier est mis premier entre les douze signes 
du Zodiaque , parce que de sa corne il heurte et 
choque la borne de Fan nouveau. 

Le quatriesme article prend fondement sur ce 
que vous estes changeant au possible, inconstant 
tout ce qui se peut, en quoy vous ressemblez à la 
lune, laquelle ne peut durer en un estre. Ne pen- 
sez pas qu'à crédit je vous donne ceste instabilité, 
elle vous est deuë entant qu'estes homme et mor- 
tel; vous l'apprendrez (s'il vous plaist) du docte 
de Salluste, lequel, au quatrième jour de sa Se- 
maine, après avoir discouru des changemens de 
vostre maistresse, de sa rondeur et clarté, de son 
cours et decours, voicy comme il conclud : 

Ainsi tu te refais, puis tu te renouvelles, 
Aimant tousjours le change, et les choses mortelles, 
Comme vivans sous toy, sentent pareillement 
L'insensible vertu d'un secret changement. 

Je ne vous deduiroie pas icy le cinquiesme ar- 
ticle, n'est que je vous vois refroigner contre ce 
titre de lunatique , bien qu'il ne vous puisse es- 
chaper : Amicus Plato, amicior veritas, il faut que 
je vienne à mon honneur de ma défense. Vous 
n'estes seul qui estes sujet à la gonorrhée; il y en 
a de plus grands seigneurs que vous ne serez de 



DES LUNATIQUES. 877 

vostre vie qui en voudroient bien estre guéris. 
Vous sçavez que tous les mois, vous ne faillez à 
payer le tribut à la lune, et après vous ferez du 
mauvais garson quand on vous appellera luna- 
tique. 

Voicy le sixiesme article qui vous représente 
encores mieux que les autres en lunatique, c'est 
que vous estes vieillard, et par conséquent grison, 
pituiteux, crache-enruelle, qui ne pouvez voir que 
par lunettes et finalement patronné aux humeurs 
lunatiques de la lune. Elle est morfondante, vous 
estes morfondu : elle est froide, vous estes froid. 
Si donques ainsi est, seigneur Bertachin, que vous 
soyez esclave des vassaux et sous-vassaux d'amour, 
son laboureur, cavalcadour, masson, chauderon- 
nier, etc., son esclave et sujet, son tresdigne 
cornu confrère, inconstant et muable, que les 
coulans de vos naturalitez se reiglent par le cours 
lunaire, denique vieillard, je soustiens envers et 
contre tous que vous devez tenir le haut de la 
table entre les lunatiques, quels qu'ils puissent 
estre. 

Il y a une difficulté magistrale en ceste affaire, 
et qui n'est pas trop aisée à deschiffrer, sur laquelle 
il faut que je donne tant de coups de marteaux que 
vostre qualité de lunatique vous demeure saine, 
sauve et entière. Il faut donc que vous sçachiez 
que vos confrères et qui pourront estre avec le 

48 



378 



DES LUNATIQUES. 



temps, auroient moyen de vous battre, de ce que 
Vergile nous apprend que la lune est muette, 
qu'elle ne fait aucun bruit. On sçait que de vostre 
naturel, l'aage vous y pousse, vous causez comme 
une pie borgne, vostre aage vous y semond. Tel- 
lement que vous rompriez la teste à la lune, et 
ainsi il faudroit qu'elle vous quittast le quartier 
ou que changeassiez de façon de vivre ; ce qui ne 
se peut faire, vostre camelot a pris son ply. Au- 
tresfois je me suis esbattu à fureter les livres et, 
entre autres, Servius qui a glosé Vergile et Ma- 
crobe, qui barbouillent prou de papier pour faire 
jaser la lune. De ma part je consens que la lune 
ait le bec cousu, qu'elle ne sonne mot, pourtant 
vous ne devez estre dechassé de sa compagnie. 
Vous parlerez pour tous deux et elle se taira pour 
tous deux, et ainsi vous ferez les uns pour les au- 
tres. C'est ainsi qu'il faut vivre entre amis. 

Au reste, l'honneur que je vous fais n'est pas 
petit. Seigneur Bertachin, je vous mets à la suite 
et l'un des premiers officiers du second honneur 
des célestes chandeles de la princesse de la mer. 
Vous ne sçavez pas que c'est que je vous confère, 
je vous donne place au ciel, et si vous fais admi- 
rai et vis-roy de toute la mer. N'estimez vous rien 
cela? Je vous fais pair et compaignon de la lune, 
je vous enroole en sa confrairie, vous estes adopté 
en sa famille, vous voila à cheval , tenez vous bien, 



DES LUNATIQJUES. 379 

mon amy, et par cy après, ne soyez si mal advisé 
que de crier avant que l'on vous escorche. 

A ceste heure il faut que je vous rabatte les doux 
de vostre mescontantement. Pauvre enfant de Ze- 
bedée, vous ne sçavez que c'est que vous deman- 
dez ! je vous fais du bien et ne le pouvez cognoistre. 
Vous dites que vous estes masle, et, partant, que 
devez avoir empraint le soleil en vostre devise, et 
non pas la lune. 

La raison sur laquelle vous vous fondez est que 
la lune est femelle, et, en ceste qualité, adorée 
sous le sexe de déesse ; quant à vous, vous estes 
masle, ennemy de la gynecocratie , ergo, dites 
vous, qu'estes mal attaché du regard lunatique. 
Mais que direz vous, Seigneur Bertachin, à la 
response que j^ay preste en main, et qui vous 
fera, je m'asseure, tressaillir vostre virilité ani- 
male. C'est que nous trouvons qu'il y a eu un 
dieu nommé Lune, adoré et respecté par les an- 
ciens de telle façon, qu'^Elian Spartian tesmoigne 
qu'à Carres il y avoit un temple qui luy estoit dédié 
et consacré, où les masles luy faisoient leurs peti- 
tes superstitieuses dévotions en habit femenin, et 
les femmes en habit viril. Si bien que la difficulté 
que vous faites de vous laisser enrooler en Testât 
de la lune, quia mulier sit, ne vous peut sauver et 
garentir du titre de lunatique : la lune ne vous 
battra point, et si aurez sur vostre chef le zénith 



38o 



DES LUNATICLUES. 



lunatique, qui vous donnera d'un rayon masle à 
plomb sur le cap. 

Mais quand ainsi seroit, et que vous continuas- 
siez à faire du revesche , parce que vous détestez 
les idolâtries et faulses adorations des faux dieux 
et déesses, qui n'ont esté que trop pratiquées an- 
ciennement par les payens, encores serez vous 
bien attenu à moy de ce que je vous donneroie 
place si honorable auprès de la lune. C'est vostre 
advantage d'avoir deux cordes tendues à vostre 
arc. Ne vous souvient il point du compte de celuy 
qui disoit qu'il aymoit beaucoup mieux estre le 
coq, l'aisné et le monsieur en son village, que de 
tenir rang de poule , de cadet et de valet en une 
ville? Je demeure d'accord avec vous que le soleil 
est bien plus excellent que la lune; qu'il est le 
mary, elle la femme. Mais si je vous mettoie en- 
tre les solaires (mon pauvre Bertachin), vous y 
tendriez la queue, et, au lieu que vous estes vis-roy 
de la mer, on ne vous passeroit que pour un che- 
tif tournebroche, ou un rinsegodet, ou marmiton 
de la Gadouarde, cousine de messer Fifi. 

— Vous avez envie de gausser. Seigneur Theo- 
phanes, respondit le seigneur Bertachin, portant 
une mine aussi peneuse qu'un qui , pensant faire 
un pet de navets, en a fait un de maçon dans les 
draps, et qui, en bon françois, a chié au lit. Vous 
tournez la truye aux choux. Nous avons l'imagi- 



DES LUNATIQUES. 38l 

noire pointue. Vous pensez nous amuser par je ne 
sçay quel beaubeau, et voulez faire croire que nous 
sommes bien heureux d'estre lunatiques. Je suis 
contant que vous vous saisissiez gentiment et beau 
de ce tant glorieux et magnifique titre, afin que, 
s'il vous plaist, vous en faciez vostre proffit. Je 
prens à mal ce nom de lunatique , et crois que 
vous me voulez taxer de quelque manie ou folie. 
Le S^ Camille, et vous aussi, vous passeriez bien 
d'ainsi m'injurier : je ne vous en apprestay on- 
ques les occasions. Déportez vous donc, Seigneur 
Theophanes, entant que vous m'estes amy, de 
plus me faire passer par devant le nez vos lunati- 
ques impressions, et consentez à la réparation qui 
me doit estre faite par le S^ Camille. 

— Et à quel propos, mon petit belaud, mon 
Bertachin? répliqua le S^ Theophanes; on dit que 
vous estes si bon homme. Vostre femme le corne 
par tout. Sur vos vieux jours, voudriez vous bien 
faire du mauvais alencontre de nostre amy com- 
mun ? Je feray tant envers luy qu'il vous pardon- 
nera : aussi bien ne sçavez vous que c'est que vous 
faites. Il y a du vif-argent qui vous trouble la ser- 
monniere lunatique. Vous faites du mutin. Qui 
vous a offensé? C'est, dites vous, le S^ Camille 
qui vous a appelé lunatique : ergo, concluez vous, 
fol et maniaque. La conclusion, je la vous nie. 
Elle pèche en la forme. Quand bien elle vaudroit. 



382 DES LUNATIQUES. 

si est ce que vous n'auriez occasion de crier alarme 
de la façon que vous faites. II faut que vous pré- 
sumiez que vous soyez autre qu'homme; autre- 
ment, si l'eussiez creu, vous eussiez apperceu qu'il 
y a tousjours de l'humeur ou brusque et gay, ou 
biserrement folastre, ou verveux, resveur, fan- 
tasque, sec, noir, etc. Pour ce le médecin Bre- 
tonnaiau commance son Melancholique par ces 
vers : 

En fut il onq' un seul? en est il ? qui sera-ce, 

Voire fut il issu de la céleste race, 

Sur terre cheminant, portant visage humain, 

Qui n'ait le cerveau creux, et trop léger d'un grain, 

Ou de deux, ou de trois? 

Cela il le preuve par tres-vives et pregnantes 
raisons; après voicy comme il conclud : 

Voila comme le monde est des fois une cage 
Ou bien un eschaufaut, où un monde de fouis 
S'entre-jouent l'un l'autre et se moquent de tous, 
Ou bien une grand'nef de fols passagers pleine, 
Voguant sur la grand'mer de ceste vie humaine, etc. 

Vous estes homme mondain et au monde, il 
s'ensuit donc que, vous appellant fol, on ne vous 
fait tort. 

Tout homme se sent de la folie, mais non point 
tous d'une façon : il y a différence entre le fol 
marqué et celuy qu'on repute sage : l'un tient sa 



DES LUNATIQUES. 383 

marotte en sa main, l'autre la fourre finement dans 
son sein; toutesfois, ce n'est point si accortement 
qu'en sa vie le plus souvent on ne voye eschapper 
quelque trait de folie. On vous a fait le plus de 
grâce qu'on a peu, et vous criez qu'on vous es- 
corche. Il y a plusieurs sortes de fols : vous ne 
pouviez éviter que ne fussiez de la partie; on vous 
a mis entre les moins mauvais : vous n'en sçavez 
gré, que dira on de vous ? Vous vouliez estre du 
costé du soleil et partant en ardeur, voila donc 
une folie chaude qui emphrenesira vostre enten- 
dement. On veut attremper vostre chaleur par la 
moyteur de la lune, pource on vous fait lunati- 
que, et vous tordrez le nez, vous en rechignerez .^^ 
Cela est une estrange mescognoissance. Me vou- 
lez vous croire ? Au partir de ceste apresdisnée, 
allez vous en de ce pas trouver le seigneur Camille : 
mon homme vous apprendra où il est ; remerciez le 
humblement de la grâce, du bien, de l'honneur et 
faveur qu'il luy a pieu vous faire; requérez luy 
pardon de la téméraire poursuite qu'avez inju- 
rieusement fait contre luy, et, quant au reste, 
laissez moy faire, j'en viendray bien à bout. 

— Ce me sera le plus expédient, mon cherTheo- 
phanes : oh ! que vous avez ce jourd'huy fait un 
grand coup, et pour vous, et pour le seigneur 
Camille, et pour moy. Pour vous, de ce que vous 
avez acquis en mon endroit une obligation telle 



384 



DES LUNATIQUES. 



que, n'estoit que je craindroie qu'eussiez fait 
quelque parafîe secrète dans vostre culier, je vous 
baiseroie tres-volontiers le moule du derrière de 
vostre haut de chausses. Pour le seigneur Camille, 
de ce que j'avoie bien envie de le grater; à ceste 
heure il m'est amy, il pourra disposer de moy 
comme de celuy qui, n'estoit la honte ou de peur 
qu'on ne dit que je seroie idolâtre, baiseroit le pas 
où il poseroit la semelle de ses souliers. Pour moy, 
de ce que m'avez relevé d'une grande peine où je 
m'alloie enhydrer, et aussi que m'avez fait co- 
gnoistre Testât qui m'estoit acquis successoire- 
ment en l'admirauté de la mer. 

L'Académie, ayant ouy discourir si bravement 
le seigneur Theophanes, en fut trescontante, mais 
encores plus de ce qu'il avoit appaisé le seigneur 
Bertachin. Partant, attendu le consentement et 
accord des parties reconciliées, elle les renvoya 
hors de court et de procès, sans despens. Et ce 
pour plusieurs causes qui seront quelque jour pu- 
bliées, si je ne me trompe ou que vous ne vous 
abusiez. 



FIN, 



NOTES 



DES APRÈS-DINÉES 



Page 4, ligne 24. — Faire un trou à la nue, ou à la 
nuit, est l'analogue de notre expression : faire un trou 
à la lune. 

— 26. — Galocher en martinet, traîner la galoche, 
se promener à l'aventure, faire l'école buissonnière. On 
donnait alors le nom de martinet aux écoliers qui ne 
demeuraient pas dans un collège, qui le fuyaient chaque 
jour, comme des martinets. 

P. 5, 1. 26. — M. Gaulard, c'est Jean Tabourot, 
qui a recueilli les Contes et \esApophthegmes du seigneur 
Gaulard, qu'on trouve imprimés à la suite de ses Biga- 
rures et de ses Touches. On peut croire que ce seigneur 
Gaulard était un Bourguignon salé, comme on disait, 
grand conteur de choses grasses, lequel a réellement 
existé, mais dont Tabourot a gaillardement ravivé la 
joviale figure. 

P. 8, 1. 8. — Distinguo par gluc. Dans la dialectique 
de l'école, le distinguo était un terme de scolastique 
indiquant qu'une proposition pouvait avoir deux sens dif- 
férents. On disait donc plaisamment. « Distinguo par 
glic et par gluc », en manière d'onomatopée, glic et gluc 

49 



386 



N OTES 



remplaçant par ci et par là et formant deux sons gut- 
turaux dans lesquels on avait peine à découvrir deux 
mots significatifs. Cependant glic était le nom d'un jeu 
de hasard, qui se jouait avec des cartes ou des dés, en 
répétant à l'occasion le mot glic pour annoncer un coup 
ou une chance. 

P. 9, 1. 8. — Cent mil escus autres que ceux de Thou^ 
louse ou de Saint-Marcel. C'étaient sans doute des écus 
sans valeur, de mauvais aloi, en plomb ou en argent 
fourré_, mais nous n'avons rencontré nulle part l'expli- 
cation de ce terme proverbial qui met en cause la ville 
de Toulouse et un des bourgs portant le nom de Saint- 
Marcel. 

P. 10, 1. 28. — Kien n'y manquait que Vespoussette^ 
c'est-à-dire : il ne manquait qu'un coup de brosse pour 
les faire briller, Vespousselte ou vergette étant une brosse 
de crin qui servait à nettoyer les habits. 

P. 18, 1. 9. — Est de bien haute liste, c'est-à-dire com- 
plexe et de grande étendue. 

P. 21,1. 20. — Abstemii, abstèmes, qui ne boivent 
pas de vin. On appelait ainsi, parmi les premiers chré- 
tiens, ceux qui, dans le sacrement de Teucharistie, ne 
voulaient pas prendre de vin et ne communiaient que 
sous la seule espèce du pain symbolique. 

P. 27, l. 21. — La maistresse de VŒU d'avis. Il faut 
chercher, dans l'anagramme de VŒU d'avis, le nom d'une 
femme que Cholières paraît avoir aimée (voy. la Notice 
biographique). Plus loin (p. io3), une phrase de 
Cholières indique que la demoiselle « à laquelle quelcun 
de ceste troupe a, fort à mon gré, donné pour ana- 
gramme VŒU d'avis, w était « de la partie » , c'est-à- 
dire de la société des Matinées et des Après-Dînées. 

P. 28, 1. 18. — Partis amoureux. C'est le titre d'un 
ouvrage inédit et inconnu de Cholières, lequel ne semble 
pas avoir été imprimé. (Voy. la Notice biographique.) 



DES APRES-DINÉES. 887 

P. 3o, 1. II. — Escorcher le regnard, rendre par la 
bouche ce que l'on a pris. Nous disons aujourd'hui 
piquer un renard. Nous trouvons aussi, dans ChoUères, 
tirer au regnard, avoir envie de vomir. Ce sont des 
métaphores rabelaisiennes. 

P. 38, l. II. — Temple de VAme. Voici le titre com- 
plet de ce poème de Bretonnayau : La Génération de 
Vhomme et le Temple de Vame, avec autres œuvres poé- 
tiques extraittes de VEsculape de René Bretonnayau 
(Paris, Abel l'Angelier, i583, in-4°). 

P. 43, l. 8. — // n'y a qu'un mot qui serve, et puis 
la fin, expression proverbiale équivalant à cette phrase : 
Ce que je vous dis est mon dernier mot. 

P. 43, 1. 28. — Afin que je ne vous soye double, 
comme un asne rouge. Cette expression nous paraît faire 
allusion à l'âne d'or d'Apulée, lequel avait double nature, 
celle de l'homme et celle de l'âne. 

P. 44, 1. 18. — = Servir de graisse aux fosses Saint- 
Innocent, aller engraisser la terre du cimetière de Saint- 
Innocent, à Paris. 

P. 45, l. 6. — Baye, contes, bourdes que tout cela. 

P. 45, 1. 35. — N'en eut pas voulu tenir deux œufs à 
Pasques rouges, c'est-à-dire : n'eût pas voulu qu^on lui 
donnât à Pâques deux œufs rouges, pour l'empêcher de 
parler. 

P. 52, 1. I. — Hazard sur les balais. On disait pro- 
verbialement pisser sur les fagots, dans le sens de cacher 
son jeu, mener les choses à l'aventure, perdre son temps 
et sa peine. 

P. 56, 1. 19. — // ne sera pas besoin de despouiller 
nostre semlante. Nous ne comprenons pas cette expres- 
sion proverbiale, à moins que semlante ne soit là pour 
semellante, dans le sens de semelle; ce qui voudrait dire 
alors : il ne sera pas besoin d'ôter nos souliers, c'est-à- 
dire de nous reposer. 



388 NOTES 

p. 58, 1. 17. — Une caprice mulesque, une fantaisie 
étrange, digne d'une mule entêtée et capricieuse. Nous 
ne connaissons pas d'autre exemple de caprice au féminin. 

P. 60, 1. 4. — Ce dit ly contes. C'est une expression 
très usitée dans les fabliaux et les contes antérieurs au 
XV*" siècle, employée ici par Cholières à titre de cita- 
tion; elle signifie : « comme le dit le conte ». 

P. 60, 1. 14. — Vous ne vous deparceleriez de toute 
cette relevée, vous ne vous sépareriez pas de toute cette 
après-midi. Le sens de relevée vient de ce qu'on se cou- 
chait à midi pour faire la sieste, et qu'on avait ainsi 
à se relever du lit pour finir sa journée. 

P. 64, 1. 23. — Ce n^est marché de chevaux, c'est-à- 
dire qu'on ne peut, comme lorsqu'on a acheté un cheval 
vicieux, rendre sa femme pour vices rédhibitoires. 

P. 67, 1, 19. — Vaureille prime, la teste verte et Vceil 
au hois : ce sont les conditions d'un bon chasseur qui 
guette le gibier à l'entrée d'un bois. 

P. 82, 1. 24. — // maquignonneroit pour les enfants 
de la matihe. On appelait enfants de la mathe ou de la 
mate les gueux^ les voleurs et les filous des cours de Mi-- 
racles. 

P. 88, 1. 21. — Ce pauvre Agamemnon de la Cru 
est sans doute un mari esclave de sa femme. Quant à la 
Cru, nous n'en avons pas deviné le sens, à moins que 
Cholières n'ait donné le genre féminin à un mot de chasse, 
essentiellement masculin, le cru, qui caractérisait le buis- 
son où la perdrix se cachait pour échapper au chasseur. — 
La crou est une terre sablonneuse et peu fertile. 

P. 91, 1. i5. — Madona Francisquina. Nous croyons 
que cette expression proverbiale fait allusion à la Mac/ona 
dont saint François d'Assise était amoureux. Voy. l'ou- 
vrage satirique de J. B. Renoult : Aventures de la 
Madona et de François d'Assise (Amsterdam, 1701, 
in-8). 



DES APRES-DINEES 889 

P. 97, 1. i5. — Jean de Boissières, né à Montferrand 
en Auvergne, avait publié un poème imité de l'Arioste, 
la Croisade, ou le Voyage des chresiiens en la Terre sainte 
(Lyon, i58o, in-8), et trois volumes de poésies fran- 
çaises, imprimées à Paris en iSyg. 

P. 99, 1. 8. — C'est du camelot, expression prover- 
biale qui signifie qu'il n'y a plus à y revenir, parce que 
le camelot, étoffe de poil et de laine, garde toujours le 
pli qu'il a pris. 

P. 102, 1. i5, — Paroissien de Saint-Pierre aux Bœufs, 
cornard, à cause des cornes des bœufs. 

P. io3, 1. 8. — UŒil d^advis. Voy. ci-dessus, p. 27, 
1. 21, la maistresse de l'Œil d'avis, qui est appelée VŒU 
d'Aris dans les poésies de Cholières. 

P. io3, 1. 26. — Un médecin angevin. C'est René 
Bretonnayau, dont Cholières a déjà parlé avec éloge en 
plusieurs endroits de ses Mafmees. (Voy. ci-dessus, p. 38, 
et la note correspondante.) 

P. 104, 1. 27. — Vostre belle solitude des neiges. Le 
sieur Pantaléon répond ici à cette phrase de messer 
Alexandre : Qui a il de plus misérable quun homme 
seul ? Vx homini soli. C'est là ce qu'il appelle la solitude 
de neiges. 

P. io5, 1. 22. — Les Ténèbres du Mariage. Voici le 
titre rimé de cette pièce de poésie, divisée en neuf leçons 
pour être chantée aux Ténèbres dans la semaine sainte : 

Cy ensuivent en bref langaige 
Les Ténèbres de mariaige, 
Lesquelles furent, sans mentir, 
Composées par ung vray martir, 
Lequel fut dix ans en servaige 
Comme appartient au mariaige. 

Il existe cinq ou six éditions gothiques de cette pièce 
satirique contre les tourments du mariage. 

P. 106, 1. 6. — Y. K., poète saintongeois. Yves 



SçO NOTES 

Rousseau, né en Saintonge, était théologien avant de 
se faire poète. Il avait fait paraître à Alençon, en i565, 
le Traité de la préparation de la Cène et plusieurs dia- 
logues, avant de publier à Paris différentes pièces de 
poésie, entre autres les Louanges de la vigne et du vin. 
« Il florit cette année 1584 », dit La Croix du Maine. 

P. 117,1. i3. — La Kose des Nymphes illustres est 
un ouvrage de Cholières, appelé ici Monsieur de Céans, 
ouvrage que nous ne connaissons pas et que les biblio- 
graphes n'ont pas cité. 

— 20. — Que cette belle Kose aura roulé sur Vestampe, 
c'est-à-dire : aura passé sous presse (ital. stampa, 
presse). 

P. 118, 1. 17. — Tartarin de Belleperche. Nous 
croyons entrevoir quelque analogie entre ce Parquet ou 
plutôt Pacquet de mariage, adressé à M"° des Basses 
Marches, et le petit livre de Jean de la Roche, baron de 
Flavigny : la Vie et actes triomphans d'une tresillustre 
et renommée damoiselle nommée Catharine des Bas Sou- 
haits (dite la Courtisane bordelaise); imprimé sur la 
copie de maistre Nicolas Paris, imprimeur à Troyes, 
sans date (vers i595), in-8. Cette Catherine des Bas 
Souhaits n'était autre que la femme d'un conseiller au 
Parlement de Bordeaux nommé Jean de la Borne. 

P. 120, 1. 20. — La croix de saint André était la 
croix de Bourgogne, que portaient comme enseigne les 
Bourguignons du temps de Charles VI, dans leurs que- 
relles avec les Armagnacs. 

P. 129, 1. 4. — Par le sang goy, variante de Par le 
sang hieu, par le sang de Dieu : juron. 

— 1. 8. — Héberger le courtaut, donner l'hospitalité 
à la partie de l'individu qui peut passer pour courte, 
mais qui l'est plus ou moins, suivant les circonstances. 

P. i3o, 1. 20. — Le 48. Pariy amoureux. Cette cita- 
tion prouve que l'ouvrage, inconnu de Cholières, 



DES APRÈS-DINÉES. Bçi 

intitulé les Partys' amoureux, était divisé en plus de 
48 chapitres. 

P. i34, l. 4-9. — On ne nous jettoit point des pommes 
cupidiques, etc., c'est-à-dire qu'en parlant de l'arbre de 
vie, on ne songeait pas à faire des allusions licencieuses 
ou relatives à l'amour. 

P. 146, l. 7. — Vase doit être ici pour base, par 
suite de la confusion du v avec le b, produite, dans les 
langues du Midi, par la mauvaise prononciation des in- 
digènes. 

P, i58, 1. 21. — Ah! que ne suis-je pas seul en 
Beausse ! expression proverbiale signifiant : « Plût à 
Dieu que je fusse seul maître du terrain et de la 
place ! » 

P. 173, 1. 12. — Festes est ici pour faites, hauteurs. 

P. 177, 1. 16. — Suppost, terme de philosophie : 
ce qui est la base de l'homme, ce qui constitue l'homme. 

P. 189, 1. 2 5. — Avaleur de lampvillons. Les lam- 
prions sont de petites lamproies. Cette expression nous 
paraît synonyme de celle-ci, qui est encore en usage : 
avaleur de couleuvres. 

P. 194,1. 28. — Charge et serre le casquet qui voudra. 
Cette expression proverbiale, équivalant à celle-ci : 
Nargue des précautions à prendre, nous paraît faire allu- 
sion à la blessure mortelle de Henri II dans un tournoi, 
quand Montgommery fit sauter d'un coup de lance le 
ventail ou la visière du casque de ce prince, le casque 
n'étant pas assez soigneusement serré et fermé. 

P. 196, 1. 2. — Dechevekr signifie tirer par les che- 
veux; mais ce verbe n'aurait-il pas ici le sens de faire 
descendre de cheval, désarçonner? 

P. 198, 1. 9. — On ne connaît pas l'auteur de ce 
petit livre de poésie descriptive intitulée : les Blasons 
anatomiques du corps féminin, ensemble les Contre-blasons, 
avec les figures, le tout mis par ordre; composé par plu- 



392 NOTES 

sieurs poètes contemporains (Paris, Ch. L'Angelier, 
I 55o, in-i6, fig.). 

P. 200, 1. 5. — Usqtie ad viiulos, jusqu'au bout. Allu- 
sion à un psaume qui commence par Miserere et finit 
par vitulos. (Voir dans les Contes d'Eutrapel, chap. vu, 
p. 236, 1. i3, de l'édition publiée dans nos Conteurs 
français : « un autre qui le feroit danser depuis Miserere 
jusqu'à vitulos. ») 

P. 200, 1. 10. — Le docteur à la bouche d'or^ saint 
Jean Chrysos^tome. 

P. 201, 1. 7. — Se laisser emporter au bris, c'est-à- 
dire à des actes de violence, 

P. 204, 1. 27. — HumilimeSj très humbles, du latin 
humilissimus ou humillimus . 

P. 210, 1. 19. — Après bon vin, bon roussin : après 
avoir bien bu, on est plus dispos à faire l'amour. Koussin 
veut dire cheval entier. 

P. 219. — On peut voir, dans Boccace, ce même 
conte, que La Fontaine a imité sous le titre de la Jument 
du compère Pierre. 

P. 221, 1. 17. — Je vous sens venir : vous portez des 
bots et sabots; expression proverbiale qui signifie : On 
vous entend de loin, comme les gens qui ont les pieds 
bots ou qui portent des sabots. 

P. 282, 1. 6. — Je vous vay renvoyer en Barbarie, jeu 
de mots, par rapprochement de barberie à Barbarie. 

P. 286, 1. 4. — Formulaire dressé par les harangieres, 
en Vannée de la reforniation. Le formulaire des haran- 
gieres est ce qu'on a nommé depuis le Catéchisme poissard. 
Quant à Vannée de la reformation, cela doit s'entendre 
des changements qu'on avait faits ou voulu faire au style 
des femmes de la Halle. 

P. 287, 1. 16. — A propos de truelle, c'est mal à 
propos, sans suite ni raison. On dit maintenant : à 
propos de bottes. 



DES APRÈS-DINÉES. SçS 

P. 287, 1. 22. — Le bon Apomasar. C'est sous ce 
nom que J. Leunclavius traduisit en latin VOneirocritica 
d'Achmet. Cholières semble faire allusion à l'ouvrage 
suivant : Apomazar, des Significations et evenemens des 
songes, tourné du grec en latin par Leunclavius et mis 
en françois (par Denys Duval) {Paris, Duval, i58i, 
in-80). 

P. 241, l. 14. — D/fes vo); est ici pour « dites voire » : 
dites-moi vraiment, dites-moi un peu. 

P. 242, 1. 24. — Passe menu moins pour ce que pourra 
valoir le compte, expression proverbiale de commerce, 
signifiant : il faut accepter ce compte pour ce qu'il vaut. 

P. 243, 1. 17. — Un lifrelofre, c^est-à-dire un 
suisse ou un ivrogne; expression rabelaisienne. 

P, 2 5o, 1. 20. — Tesmoins de Bressure. Nous ne sa- 
vons s'il faut voir Bressuire ou la Bresse dans ce mot 
Bressure, qui paraît être un nom de lieu. Dans tous les 
cas, ces témoins de Bressure étaient de faux témoins ou 
des témoins suspects. On sait que les paysans faisaient 
trafic de leur témoignage eh justice. 

P. 25 1, 1. II. — Je me donne à, sous-entendu : à 
Satan ou à Belzébuth. 

P. 267, l. 26. — Histoire prosopographique. Allusion 
à l'ouvrage suivant : la Prosographie (Prosopographie), 
ou Description des personnes insignes qui ont esté depuis le 
commencement du monde, avec leurs effigies (Lyon, Ant. 
Gryphius, i573, in-4). L'auteur est Antoine du Verdier, 
seigneur de Vauprivas, 

P. 258, l. 3. — Jean Clopinar, dit de Meux. 
Cholières travestit à dessein le nom de Jean Clopinel , 
dit de Meung, continuateur du Koman de la Rose et 
poète royal de Charles VII. 

P. 2 58, 1. 7. — Vous revirez la truye au foin, expres- 
sion proverbiale, signifiant : vous contrariez le goût des 
gens. 

5o 



394 NOTES 

p. 2 58, 1. 22, — Le pèlerinage de Saint-Michel au 
péril de la mer était un des plus fréquentés au moyen 
âge. — Portez vos coquilles à d'autres qu'à nous^ signi- 
fiait proverbialement : faites en accroire à d'autres que 
nous. 

P. 260 5 1. 3. — Le Caloier des philosophes doit être 
Rabelais, qui s'intitulait Caloyer des Iles d'Hières, en tête 
de son roman de Pantagruel. 

P. 261, 1. 17. — Dire la patenostre de singe, gronder, 
murmurer entre ses dents; expression proverbiale qui 
se trouve un peu difîirente dans Rabelais, liv. I, ch. 11 : 
Dire la patenostre du singe. 

P. 269, 1. 18. — Marpaudj mistoudin, sont des 
termes d'argot qui étaient devenus des noms de cama- 
raderie. Le sens de marpaut nous échappe, quoique le 
mot se trouve dans la farce de la Pipée. Mistoudin (racine 
miste) nous paraît être l'analogue de mistouflet, mon mi- 
gnon, mon joli garçon. 

P. 271, 1. 9. — La maladie de saint Mathurin, la 
folie, que ce saint avait la réputation de guérir. 

P. 271, 1, 7. — Bussart d'eau de Canathe. Cholières 
fait-il allusion à l'eau changée en vin par Jésus aux noces 
de Cana? Il y avait cependant, près de Nauplie, en 
Grèce, une fontaine célèbre, dite de Canaihos , où 
l'on disait que la déesse Junon venait se baigner une 
fois tous les ans. 

P. 273, 1. 7. — Kaphael de Briguenarilles, sobriquet 
d'un contemporain de Cholières, par allusion au géant 
Bringuenarille, qui avalait des moulins à vent. Voy. la 
Navigation du Compagnon à la bouteille^ avec les prou- 
esses du merveilleux géant Bringuenarille (Troyes, veuve 
de Nicolas Oudot, sans date, in-i6). Cette facétie, attri- 
buée à Rabelais, avait paru sous ce titre : Le Voyage et 
navigation des isles et terres heureuses, fortunées et incog- 
nues, par Bringuenarille , cousin germain de Fesse-Pinte, 



DES APRÈS-DINÉES. SçS 

contenant des choses merveilleuses et difficiles (Rouen, 
Nicolas Lescuyer, iSyS, in-i6). 

P. 280, I. 2 5. — Saint Guigne-fort. Ce saint-là n'est 
autre que saint Guignolet, dont la statue mobile faisait 
des enfants aux femmes stériles dans diverses provinces 
de France. 

P. 288, 1. 21. — Gardez le fagot. On a dit depuis : 
gare le fagot! dans le sens de : ce sont là des pro- 
positions hérétiques qui peuvent nous mener au bû- 
cher. 

P. 289, 1. 3. — Kompre l'anguille au genoilj entre- 
prendre une chose impossible; proverbe rabelaisien. 

P. 291, 1. 6-8. — • La geyette est le jais; Voromenus 
de Pline est le sel gemme; le sel aragonois est sans 
doute l'anthracite ou charbon de terre. 

P. 293, 1. 22-2 Ji^. — Terres seellce, Melienne, de Chio, 
ErythriennCj de Bloys. Ce sont les différentes terres à 
poterie, qu'on employait à faire des vases depuis l'anti- 
quité. La terre seellée, c'est la terre sigillée; la terre 
meliennCy c'est la terre de l'île de Milo, etc. 

P. 294, 1. 27. — L'Honeste Discipline. Pietro Crinito, 
de Florence, né en 1465, mort en i5o5, est l'auteur 
d'un'Jivre intitulé : De Honesia Disciplina. 

P. 3o8, 1. II. — Ils sont du pays de Libo^irne, bâtis 
sur Lourd. C'est évidemment un proverbe local, créé sur 
un jeu de mots, par onomatopée, ou analogie du nom 
de Libourne avec lourd. Il sufRt de contracter Libourne^ 
pour y trouver le son de lourd. 

P. 3o2, 1. 8. — Le tocan de Thevet, le toucan, oiseau 
à gros bec, qu'André Thevet avait dessiné d'après nature 
et représenté dans sa Cosmographie universelle, publiée en 
1574, à Paris, au retour de ses voyages en Asie, en 
Afrique et en Amérique. 

P. 3x1, 1. 17. — L'Angevin Bretonnayau, nommé 
souvent dans les ouvrages de Cholières, qui se plaît à 



396 NOTES 

citer des vers de ce médecin-poète, son ami. Voy. ci- 
dessus, p. 38, 1. I r, et la note correspondante. 

P. 3 1 4, 1.5. — Escoutaz, que le mauluhec vous trousse ! 
vieille imprécation répétée souvent dans Rabelais. Le 
maulubec était le mal de gorge, l'angine couenneuse. 

P. 320, 1. 9. — Les feux latoniens sont le soleil et 
la lune, Phœbus et Phœbé, qui les personnifient dans la 
mythologie antique, étant enfants de Latone. 

P. 322, 1. 20. — Le verbe veineroit nous paraît ici 
un jeu de mots pour vénéreroit. Veiner signifiait ouvrir 
la veine, saigner. 

P. 326, 1. 20. — Estend aussi loin le chevrotin. 
On dit aujourd'hui/. Allonge la courroie, au figuré, dans 
le même sens : c'est tirer les choses en longueur. 

— 1. 2 5. — Le jeûne entier, c'était s'abstenir d'ali- 
ments toute la journée; le demi-jeûne, c'était ne rien 
prendre le matin. 

— 1. 26. — Le ressiner était le goûter, collation lé- 
gère entre le dîner, qui avait lieu à midi, et le souper, 
qui avait lieu le soir entre sept ou huit heures. 

P. 336, 1. 8. — Garder la lune des loups, se dit des 
gens qui ont peur et qui font mine de menacer. 

P. 348, 1. 16. — La Livre, c'est la Balance, du latin 
libra. 

P. 35i, 1. 11-12. — Hausser le gantelet, hausser le 
coude, boire à grands traits. 

— Allonger les S, falsifier un compte, parce qu'en 
allongeant les s, qui figuraient des sols à la fin des 
comptes, on en faisait des f, qui représentaient des 
francs. 

P. 364, 1. 9. — Vous touchez sur la grosse corste, ex- 
pression proverbiale tirée de l'escrime. Corste est peut- 
être là pour coste, ou plutôt pour croste, l'aorte, grosse 
veine du cœur. 



DES APRÈS-DINÉES. 897 

P. 367, L 7. — Faire voye à la lune est-il synonyme 
de faire un trou à la lune ? 

— 1. 10. — Protecteur de la lune à l'encontre des 
loups, (Voir la note de la p. 336.) 

P. 371, 1. 2. — Le mau fin feu de ricque racque^ en 
patois gascon, est le feu saint Antoine, la fistule à 
l'anus. 

P. 374, l 7. — Attiquettes doit être \kTpom étiquettes. 

P. 375, 1. 21. — Targe est un bouclier; mais il est 
ici employé dans le sens de cornes, à cause de l'échan- 
crure en croissant que portait la targe pour y appuyer la 
lance. On peut croire aussi que ces gros bouchons de 
bouquets sur le chapeau des maris, à défaut de targes 
ou d'enseignes dorées, étaient l'ornement des garçons de 
village qui cherchaient femme. 

P. 376, 1. i3. — Le Salluste ici nommé est Salluste 
du Bartas, auteur des Semaines, célèbre poète que 
Cholières avait en haute estime, et qu'il cite souvent 
dans ses ouvrages. 

P. 378, 1. 9. — Le camelot était une étoffe dont les 
plis ne pouvaient s'effacer. (Voy. ci-dessus, p. 99, 1. 8, 
et la note y relative.) 

P. 38o, l. 21. — Marmiton de la Gadouarde, cousine 
de messer Fifi. On donnait aux vidangeurs le nom de 
messer Fifi. La gadouarde n'est autre que la plus fine 
ramassée par les gadouards. 

— l. 28. — Vous tournez la truye aux choux. Ce pré- 
verbe correspond à celui-ci, qui est encore en usage : 
Tourner la truie au foin, c'est-à-dire : éviter de ré- 
pondre, détourner la conversation. 




TABLE DES APRÈS-DINÉES. 



Pages. 
LES APRESDISNÉES du seigneur de Cholières. Pans, Jean 

Richer^ iSSy i 

Au LISEUR 3 

Apresdisnée PREMIERE. Du Veiller et du domir 17 

II. Du Mariage 63 

III. De la Puissance maritale 112 

IV. De l'Arbre de vie i33 

V. Du Babil et caquet des femmes 191 

VI. Des Barbes 229 

VII. Des Vieillards et des jeunes enfants 277 

VIII. Des Prognostics et prédictions astrologiques 287 

IX. Des Lunatiques 367 

Notes 385 




(0 n ivers/l^'v,^ 
B/BLIOTHECA J 
^tta.v I e nsi ^^^^ 



IMPRIME PAR JOUAUST 



POUR 



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PARIS, M DCCC LXXtX 



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